Nathan L’Apprenti Philosophe Manuel utilisateur
Philosopher , c’est avant tout savoir questionner, construire un raisonnement, et penser par soi-même…
Par une approche originale, L’Apprenti Philosophe vous initie à cette démarche à travers les grands thèmes du programme.
Voici donc, pour s’interroger sur l’art et le beau :
●
Des dialogues entre un « maître » et un « apprenti philosophe », qui dégagent les problématiques essentielles et les erreurs à éviter.
● Des citations , un résumé, et les définitions des notions à connaître, après chaque dialogue.
●
Dans une seconde partie, des textes d’auteurs , associés aux différentes problématiques, pour approfondir la réflexion.
En prolongement du cours, ou pour préparer un devoir :
L’Apprenti Philosophe , un outil original pour apprendre à penser par soi-même et réussir en philosophie !
Titres déjà parus :
●
La conscience, l’inconscient et le sujetl
●
L’art et le beau
●
La raison et le sensible
●
Liberté et déterminisme
ISBN 2 09 184167-6
Collection dirigée par Oscar Brenifier
L’Art
et
le Beau
Oscar Brenifier
Docteur en Philosophie et formateur
(ateliers de philosophie et philosophie pour enfants)
Joël Coclès
Professeur certifié de Philosophie en Terminale
Isabelle Millon
Documentaliste
Nous remercions Emmanuel Gross pour son aide précieuse, ainsi que Gilles Clamens et Anne-Marie Latapie pour leur contribution à cet ouvrage.
Responsabilité éditoriale : Christine Jocz
Édition : Luce Camus
Correction : Jean Pencréac’h
Conception graphique : Marc et Yvette
Coordination artistique : Thierry Méléard
Fabrication : Jacque Lannoy
Photocomposition : CGI
© Nathan/VUEF 2001 - ISBN 2.09.184167-6
Avant-propos
Notre choix : la pratique philosophique
Ce guide d’initiation au philosopher s’adresse plus particulièrement aux élèves de Terminale. Son choix est d’être avant tout une pratique philosophique, c’est-à-dire un exercice de questionnement, une construction visible de la pensée. Il part du principe que philosopher est un acte on ne peut plus naturel, même si de nombreux obstacles entravent ce processus – des habitudes déjà bien ancrées, induisant une certaine complaisance, qui nous font prendre pour acquises et certaines des opinions glanées ici ou là : à la télévision, à la maison, voire dans un cours. Pensées toutes faites qu’il ne vous viendrait plus à l’idée d’interroger, ne serait-ce qu’un bref instant.
Nous proposons donc un dialogue, échange entre Victor et son amie philosophe, dialogue censé être celui de l’élève avec lui-même. C’est l’outil avec lequel, en même temps que Victor, vous pourrez vous entraîner à philosopher. Victor doit apprendre à s’interroger, pour penser par lui-même ; il doit installer en sa propre démarche le réflexe de mise à l’épreuve des idées, et à partir de ses propres idées, apprendre à formuler des questions, à profiter de ses intuitions mais aussi de ses erreurs. Ses tâtonnements et ses erreurs l’amèneront à comprendre ce qui constitue la démarche philosophique.
Des commentaires insérés dans les dialogues explicitent les problèmes typiques de l’apprentissage de la pensée philosophique et mettent en valeur diverses solutions apportées. Des citations d’auteurs soutiennent ou contredisent les propos énoncés. Un certain nombre de grandes questions sur le thème à traiter – les problématiques –, recensées en marge au fil du dialogue, vous aideront à travailler les idées. Une sélection de textes classiques, dont chacun est suivi de trois questions de compréhension, vous permettra de préciser et d’approfondir la réflexion.
Notre objectif est bien que l’apprenti s’entraîne à élaborer une pensée philosophique, en se confrontant à lui-même et aux autres.
, mode d’emploi
L’Apprenti Philosophe comprend deux grandes parties,
Dialogues et Textes, qui constituent deux modes d’entrée possibles dans l’ouvrage.
Les Listes finales offrent une troisième possibilité.
Les dialogues
Ils vous aideront à élaborer et à reconnaître les problématiques.
Remarques méthodologiques
8
L’art et le monde
H ÉLOÏSE
– Tout à l’heure tu as dit que les œuvres d’art
étaient éternelles.
➤
Précipitation
V ICTO R
– Je pense que c’est vrai.
H ÉLOÏSE
– Elles le sont toutes ?
V ICTO R
– Quand même pas. Uniquement celles qui sont belles.
H
ÉLOÏSE
– Mais tu as dit aussi que les goûts variaient.
V
ICTO R
– Je parle de celles que tout le monde trouve belles.
Le concept d’éternité, son rapport à la beauté et les critères sur lesquels porte le questionnement, ne sont pas traités ; les réponses fournies en esquivent le traitement.
Identification d’une erreur méthodologique
Identification du traitement réussi d’un obstacle
(résolution).
Problématiques
surgies à cette étape du dialogue, avec renvoi à un texte de la Partie 2.
Problématique 5 :
Peut-on postuler
➤
une universalité du jugement de goût ?
(texte p. 92)
Problématiques 4,
8, 9
Perte d’unité
Problématique 2 :
L’art doit-il nous rendre heureux ? (texte p. 89)
Problématique 11
H
ÉLOÏSE
– « Tout le monde », est-ce possible ?
V
ICTO R
– Ou presque tout le monde, la majorité, car certains sont sourds et aveugles, rien ne leur plaît dans l’art – et ça ne va pas changer aussi vite. Le beau n’a pas à leur
➤
qu’il arrive, et on en a tous bien besoin ! ➝
C
ITATION
1
H
É L O Ï S E
– Mais peut-il exister de grandes œuvres méconnues, ou perdues ?
V
ICTO R
– Qu’est-ce que ça change ?
H
ÉLOÏSE
– À qui plaisent-elles ?
V
ICTO R
– À celui qui les a faites.
H ÉLOÏSE
– Est-ce tout le monde ?
V ICTO R
– Du moment que ça plaît à l’auteur.
À force de répondre au coup par coup, le discours est passé du traitement de l’œuvre appréciée par « tous » à celle qui plaît à son
« auteur », sans qu’on se soucie d’établir un lien ou une problématique générale.
H
ÉLOÏSE
– Même si son tableau ne vaut rien au regard des autres ?
V ICTO R
– Chacun ses goûts. Et puis on a bien le droit d’aimer ce qu’on fait soi-même, car on s’y retrouve. Si on ne s’aime pas, qui va nous aimer ? On veut surtout se faire plaisir, même si c’est un peu narcissique. ➝
C ITATIONS 2 ET 3
Renvoi à l’une des citations
énoncées
à la fin du dialogue.
Elles confirment ou contredisent ce qui est exprimé.
75
À la fin de chaque dialogue :
Un ensemble de citations L’essentiel du dialogue
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« […] Il vaut pour un homme la peine de vivre : quand il contemple la beauté en elle-même. » P
IVe siècle av. J.-C.
2-
« L’artiste est en même temps un introverti qui frise la névrose. Animé d’impulsions et de tendances extrêmement fortes, il voudrait conquérir honneurs, puissance, richesses, gloire et amour des femmes. » F
R E U D
, Introduction à la psycha-
nalyse, 1917.
3-
« Il [l’homme] se réjouit av
é
Les pensées de plusieurs auteurs feront écho aux vôtres, sous des formes plus accomplies.
E n r é s u m é …
Lorsque nous disons qu’une œuvre d’art doit être « reconnue » comme telle, nous attribuons une fonction importante au jugement. Or celui-ci n’est-il qu’une affaire personnelle, ou est-il un problème de société ? jugement personnel ou jugement social, voire préjugé ? Ce qui nous conduit à ces deux questions : l’art d
Les définitions des notions apparues dans le dialogue
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Imagination : faculté de l’esprit le rendant capable de se représenter des objets sensibles en leur absence. Elle peut aussi produire d’elle-même ses objets.
l
Culture : en opposition à la nature, tout ce qui est créé par
Les textes d’auteurs
Chaque texte répond à une problématique surgie dans les dialogues.
Problématique concernée.
Trois questions apprennent
à identifier et
à préciser les concepts de l’auteur.
Les réponses figurent en fin d’ouvrage.
P a r t i e 2 / Te x t e s
➤
Problématique
➤
Kant
Critique de la faculté
de juger (1790), trad. A. Philonenko,
© Éditions Vrin, 1974, pp. 56-57.
5 Peut-on postuler une universalité du jugement de goût ?
L
orsqu’il s’agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme d’un objet qu’il lui plaît, soit restreint à sa seule personne. Aussi bien, disant : « Le vin des Canaries est agréable », il admettra volontiers qu’un autre corrige l’expression et lui rappelle qu’il doit dire : cela m’est agréable. Il en est ainsi non seulement pour le goût de la langue, du palais et du
➤
aux oreilles de chacun. La couleur violette sera douce et aimable pour celui-ci, morte et éteinte pour celui-là. Celui-ci aime le son des instruments à vent, celui-là aime les instruments à corde. Ce serait folie que de discuter à ce propos, afin de réputer erroné le jugement d’autrui, qui diffère du nôtre, comme s’il lui était logiquement opposé ; le principe : « À chacun son goût » (s’agissant des sens) est un principe valable pour ce qui est agréable.
Il en va tout autrement du beau. Il serait (tout juste à l’inverse) ridicule que quelqu’un, s’imaginant avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet (l’édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l’on soumet à notre appréciation) est beau pour moi.
Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu’à lui. Beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme et de l’agrément ; personne ne s’en soucie ; toutefois lorsqu’il dit qu’une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction ; il ne juge pas seulement pour lui, mais pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : la chose est belle et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l’adhésion des autres, loin de compter sur leur adhésion, parce qu’il a constaté maintes fois que leur jugement s’accordait avec le sien. Il les blâme s’ils jugent autrement et leur dénie un goût, qu’ils devraient cependant posséder d’après ses exigences ; et ainsi on ne peut dire : « À chacun son goût ». Cela reviendrait à dire : le goût n’existe pas, il n’existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l’assentiment de tous.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 La beauté est-elle une propriété des choses ?
2 Le principe du « À chacun son goût » est-il acceptable lorsqu’il s’agit de l’agréable ?
3 Les objets beaux font-ils l’unanimité ?
92
Texte classique proposant une réflexion en liaison avec la problématique.
Les listes finales
Elles vous permettront de circuler dans l’ouvrage pour réfléchir à une problématique, préciser un concept ou acquérir un point de méthode.
Liste des problématiques
Pour chaque problématique, un renvoi aux différents dialogues où cette problématique apparaît et au texte d’auteur où elle est abordée.
Cette liste permet en outre d’avoir une vision globale des problématiques liées au thème.
Liste des remarques méthodologiques
Elle recense et définit toutes les erreurs
(obstacles) du dialogue et les solutions
(résolutions) suggérées, exemples à l’appui.
Index des notions-outils
Il renvoie aux dialogues où elles sont définies.
Sommaire
Avant-propos
Mode d’emploi
Partie 1 : Dialogues
Dialogue 1
: Chacun ses goûts
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
10 à 15
Les échos des philosophes : citations
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
16
En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18
Dialogue 2
: Le beau comme perception
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
20 à 25
Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 25
En résumé
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
26
Les notions-outils
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
26
Dialogue 3
: Expliquer l’œuvre d’art
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
à 33
Les échos des philosophes : citations
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
33
En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
Les notions-outils
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
34
Dialogue 4
: Art et communication
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
36 à 42
Les échos des philosophes : citations
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
42
En résumé
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
44
Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 44
Dialogue 5
: L’artiste et la société
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
46 à 51
Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51
En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53
Les notions-outils
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
53
Dialogue 6
: Le beau, le bien, le vrai
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
55 à 61
Les échos des philosophes : citations
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
61
En résumé
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
63
Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63
Dialogue 7
: L’éducation esthétique
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
65 à 71
Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 71
En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
Les notions-outils
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
73
Dialogue 8
: L’art et le monde
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
75 à 81
Les échos des philosophes : citations
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
82
En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 84
Sommaire
Partie 2 : Textes
Merleau-Ponty - problématique 1 :
L’art a-t-il du sens ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 88
Aristote - problématique 2 :
L’art doit-il nous rendre heureux ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
89
Rodin - problématique 3 :
L’art s’adresse-t-il principalement aux sens ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . .
90
Adorno - problématique 4 :
L’art peut-il échapper au critère du beau et du laid ?
. . . . . . . . . . . . . 91
Kant - problématique 5 :
Peut-on postuler une universalité du jugement de goût ?
. . . . . . . . . .
92
Matisse - problématique 7 :
L’art peut-il se priver de règles ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Dubuffet - problématique 8 :
L’art se soumet-il à la reconnaissance sociale ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Wilde - problématique 9 :
La beauté est-elle dans le regard ou dans l’objet regardé ?
. . . . . . . . .
94
Alain - problématique 10 :
Faut-il distinguer artiste et artisan ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 95
Hume - problématique 12 :
Le beau peut-il être utile ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
96
Platon - problématique 13 :
Peut-on donner une éducation esthétique ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
97
Aristote - problématique 14 :
La saisie du beau est-elle immédiate ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
Platon - problématique 15 :
L’œuvre d’art échappe-t-elle à son auteur ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
99
Bergson - problématique 16 :
Pouvons-nous concevoir un rapport entre le beau et le vrai ?
. . . . . . .
100
Hegel - problématique 17 :
L’art a-t-il une finalité ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101
Sommaire
Schelling - problématique 18 :
L’œuvre d’art constitue-t-elle un moyen d’expression ?
. . . . . . . . . . . . 102
Freud - problématique 19 :
L’activité artistique est-elle sublimation des sentiments ?
. . . . . . . . . . 103
Nietzsche - problématique 20 :
La création est-elle le propre de l’art ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104
Rousseau - problématique 21 :
Existe-t-il une moralité dans l’art ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105
Marx et Engels - problématique 22 :
L’art est-il le produit de la liberté ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 106
Nietzsche - problématique 23 :
Embellir la vie, est-ce la fonction de l’art ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107
Schopenhauer - problématique 24 :
Peut-on assimiler l’art à une connaissance ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
Goethe - problématique 25 :
L’art se définit-il comme une imitation du réel ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . 109
Proust - problématique 26 :
Existe-t-il un progrès dans les arts ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 109
Nietzsche - problématique 27 :
L’activité artistique peut-elle libérer l’homme ?
. . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
Hegel - problématique 29 :
L’expérience de la beauté passe-t-elle nécessairement par l’œuvre d’art ?
. .
111
Listes finales
Liste des problématiques
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
113
Liste des remarques méthodologiques
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
115
Index des notions-outils
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
120
Réponses aux questions sur les textes
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
121
Partie
1
Dialogues
Victor : un élève de Terminale.
Héloïse : une amie philosophe.
Ils s’interrogent sur l’art et le beau.
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
1
Chacun ses goûts
V
ICTOR
– J’arrive tout juste du musée d’Art contemporain. J’ai vu des peintures magnifiques.
H
ÉLOÏSE
– Ah bon ! Et pourquoi t’ont-elles plu ?
V
ICTOR
– Elles m’ont plu, un point c’est tout !
H
ÉLOÏSE
– Sans raison ?
V
ICTOR
– Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas. Je crois que la sensibilité, ça ne se raisonne pas.
C’est comme l’amour, ça ne se marie pas très bien avec la philosophie.
La citation d’une expression courante, les propos suivants qui réitèrent la même conception, ne constituent pas de réels arguments, ni d’explications.
Fausse
évidence
Problématique 1 :
L’art a-t-il du sens ?
(texte p. 88)
Problématiques 2, 3
Problématique 4 :
L’art peut-il échapper au critère du beau et du laid ? (texte p. 91)
Problématiques 2, 5
Certitude dogmatique
H
ÉLOÏSE
– Je ne peux donc pas t’interroger sur les raisons de ton plaisir ?
V
ICTOR
– Tu peux toujours, mais je ne crois pas que ça te donnera grand-chose. On aime ce qu’on aime, il n’y a pas grand-chose à dire de plus. Je pense même que raisonner sur nos choix peut nous priver du réel plaisir d’aimer. ➝
C
ITATIONS
1
ET
2
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi donc ?
V
ICTOR
– Parce qu’avec l’appréciation artistique, il s’agit d’une simple sensibilité, qui dépend des moments et dépend des gens. Une œuvre artistique plaira ou ne plaira pas selon les cas. Même moi, par rapport à moimême, mes goûts changent avec le temps.
H
ÉLOÏSE
– Mais une œuvre d’art qui ne te plaît pas estelle encore une œuvre d’art ?
V
ICTOR
– Évidemment ! Quelle question ridicule !
Je suis tolérant ! Ce n’est pas parce qu’une œuvre ne me plaît pas ou que je ne la trouve pas belle, que je vais dire que ce n’est pas de l’art. Cela n’a rien à voir.
➝
C
ITATIONS
3
ET
4
Les implications d’une telle déclaration ne sont pas prises en compte : qu’est-ce que l’art, s’il ne plaît pas ?
10
D i a l o g u e 1 / C h a c u n s e s g o û t s
Opinion reçue
Problématique 6 :
L’art a-t-il des fonctions sociales
à remplir ?
Problématiques 7, 8
Problématique 5 :
Peut-on postuler une universalité du jugement de goût ? (texte p. 92)
Glissement de sens
H
ÉLOÏSE
– Mais comment sais-tu que l’art est de l’art ?
V
ICTOR
– Je le vois bien.
H
ÉLOÏSE
– Que tu le voies, certes, mais comment saistu que c’est de l’art ?
V
ICTOR
– Je ne sais pas, moi. J’imagine par exemple que si c’est accroché au mur du musée, c’est de l’art.
La reconnaissance institutionnelle prise comme avis incontestable, sans autre légitimation, constitue un simple argument d’autorité, inacceptable en soi.
H
ÉLOÏSE
– Donc, le gros extincteur rouge serait de l’art ?
V
ICTOR
– Il ne faut pas exagérer. Et les toilettes du musée pendant que tu y es ! Quoique… il y a un artiste qui avait fait ça, mettre une cuvette de WC dans un musée. Duchamp, je crois qu’il s’appelle.
H
ÉLOÏSE
– Que faut-il en conclure ?
V
ICTOR
– Rien. Je ne vois pas ce qu’il faudrait conclure.
H
ÉLOÏSE
– Si un objet est de l’art parce qu’on le trouve dans un musée, comment se détermine la nature de l’art ?
V
ICTOR
– J’imagine que ceux qui travaillent dans les musées s’y connaissent. Ils sont des experts. Ce sont eux qui décident, comme ceux qui créent la mode. Et puis, il faut bien que l’art soit aussi une institution, pour jouer son rôle dans la société, même si ça a l’air un peu dictatorial. ➝
C
ITATIONS
5
ET
6
H
ÉLOÏSE
– As-tu déjà vu des expositions où, surpris, tu t’interrogeais sur les objets présentés ?
V
ICTOR
– Ça c’est sûr ! Mais c’est le choix du musée ou de la galerie.
H
ÉLOÏSE
– Peux-tu contester leurs choix ?
V
ICTOR
– Chacun peut faire ce qu’il veut, on est en démocratie.
➝
C
ITATIONS
7
ET
8
En répondant ainsi, on transforme et on élude la question. Ce n’est pas sur la légalité de l’acte que porte la question, mais sur sa légitimité.
H
ÉLOÏSE
– Mais alors, qui peut décider si un objet est de l’art ?
V
ICTOR
– En fin de compte, je crois que chacun décidera pour lui-même. C’est une question de goût personnel.
H
ÉLOÏSE
– Mais comment choisit-on ?
11
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 9 :
La beauté est-elle dans le regard ou dans l’objet regardé ?
(texte p. 94)
Problématique 5
Concept indifférencié
Perte de l’unité
Problématique 10 :
Faut-il distinguer artiste et artisan ?
(texte p. 95)
Problématique 8 :
L’art se soumet-il
à la reconnaissance sociale ? (texte p. 93)
Problématique 7
V
ICTOR
– Le choix dépend du regard qu’on porte sur l’objet. C’est notre regard qui fait de l’objet une œuvre d’art. Un objet est de l’art parce que nous le voyons ainsi ; sinon, c’est un bout de bois, un morceau de pierre… et les mots sont juste des mots. ➝
C
ITATIONS
9
ET
10
L’introduction du concept de « regard » comme ce qui constitue l’œuvre d’art n’est pas assez explicitée. Comment le regard fait-il l’œuvre d’art ?
H
ÉLOÏSE
– Alors, tout objet existant est potentiellement une œuvre d’art ?
V
ICTOR
– Comment ça ? Je n’ai jamais dit ça !
H
ÉLOÏSE
– Si l’art dépend du regard, il suffit de penser l’objet en question comme œuvre d’art pour qu’il le soit.
Une chaise de cuisine ou une poêle à frire peuvent-elles
être considérées comme des œuvres d’art ?
V
ICTOR
– Tu exagères encore ! Je pense quand même qu’il y a des limites. Là, je dirais par exemple qu’une œuvre d’art doit avoir été fabriquée ou conçue par un artiste.
On propose une nouvelle idée, sans aucune considération pour la précédente, ni lien avec elle, en dépit du potentiel de contradiction entre les deux. Est-ce l’artiste qui détermine la qualité de l’œuvre d’art, ou est-ce le regard ?
H
ÉLOÏSE
– Qui est artiste ?
V
ICTOR
– Mais enfin, c’est celui qui produit des œuvres artistiques, dès qu’il fabrique quelque chose et qu’il a l’intention de faire de l’art ! ➝
C
ITATIONS
11
ET
12
H
ÉLOÏSE
– Mais tu m’as affirmé précédemment que l’œuvre d’art dépend du regard que l’on porte sur elle. Si je barbouille cette feuille et que je la conçois comme de l’art, en est-elle pour autant ? Suis-je de fait une artiste ?
V
ICTOR
– Si d’autres la reconnaissent comme de l’art, elle en est !
H
ÉLOÏSE
– Et si personne d’autre ne la reconnaît comme de l’art… personne ou peu de gens ?
V
ICTOR
– Il y a quand même une limite, je te l’ai dit. Je crois qu’un artiste doit être un minimum reconnu par d’autres artistes ou par le public pour être un artiste ou pour qu’un objet soit une œuvre d’art. Car on apprécie ce qui est bien fait. ➝
C
ITATIONS
13
ET
14
12
D i a l o g u e 1 / C h a c u n s e s g o û t s
Perte de l’unité
,
Certitude dogmatique
Précipitation
Incertitude paralysante
Problématique 11 :
L’œuvre d’art permetelle une réalisation de soi ?
Problématiques 5, 10
Concept indifférencié
Une nouvelle hypothèse vient d’émerger : la reconnaissance publique, hypothèse qui ignore elle aussi ce qui a été avancé précédemment.
Si la reconnaissance publique peut être un critère pour déterminer l’œuvre d’art, il s’agirait toutefois d’étayer cette hypothèse, de l’approfondir, de la mettre à l’épreuve.
H
ÉLOÏSE
– Suppose qu’une œuvre d’art vienne juste d’être terminée. Elle n’a été vue par personne, à part son créateur. Est-elle une œuvre d’art ?
V
ICTOR
– Évidemment.
H
ÉLOÏSE
– Tu ne vois pas le problème ?
V
ICTOR
– Non.
On donne des réponses immédiates, sans prendre le temps d’examiner le problème, d’argumenter ou de vérifier les implications de la prise de position.
H
ÉLOÏSE
– Tu viens de me dire que, pour qu’une œuvre d’art en soit une, elle doit avoir été admise comme telle par un certain nombre d’individus. Donc, l’œuvre de mon exemple, qui n’a pas été présentée au public, n’est pas encore une œuvre d’art ?
V
ICTOR
– En effet, on a un problème. Je ne sais plus où j’en suis. J’hésite, je ne sais pas quoi répondre.
Face à la contradiction, il n’est pas nécessaire d’effectuer un choix immédiat. Il s’agit plutôt d’examiner quelque peu les hypothèses contradictoires.
H
ÉLOÏSE
– Alors, que faisons-nous ?
V
ICTOR
– Peut-être faudrait-il dire qu’elle doit pouvoir
être reconnue, plutôt que de l’être.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce que ça change ?
V
ICTOR
– En fait rien. On retrouve le même problème : tout peut être reconnu comme œuvre d’art, tous peuvent
être déclarés artistes, ça dépend de chacun. D’ailleurs, dans ma commune, je connais deux ou trois personnes qui se disent artistes, des peintres du dimanche, et franchement, je ne vois pas où ils voient leur talent. Mais j’imagine qu’ils aiment ce qu’ils font, qu’ils se réalisent à travers leur art et qu’ils s’y consacrent. ➝
C
ITATION
15
L’idée de « se réaliser à travers son art » mérite d’être davantage explicitée.
13
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 5 :
Peut-on postuler une universalité du jugement de goût ? (texte p. 92)
Problématique 8
Précipitation
Perte de l’unité
H
ÉLOÏSE
– Et La Joconde, est-ce une œuvre d’art ?
V
ICTOR
– Parfois, tu as des questions vraiment ridicules !
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi t’ai-je demandé cela ?
V
ICTOR
– Je ne sais pas.
H
ÉLOÏSE
– Mais alors, comment peux-tu dire que la question est ridicule ?
V
ICTOR
– Là, tu deviens carrément agaçante !
H
ÉLOÏSE
– Essaie quand même de répondre. Pourquoi pourrais-je t’avoir posé la question ? Utilise ton imagination !
V
ICTOR
– Ça y est, je sais !... ou plutôt je crois avoir deviné. Voici ce que tu voulais me demander ensuite :
« Est-ce que quelqu’un pourrait déclarer que La Joconde n’est pas une œuvre d’art ? »
H
ÉLOÏSE
– Par exemple. Et qu’aurais-tu répondu ?
V
ICTOR
– Bien sûr que oui ! Je t’ai déjà dit qu’on est en démocratie ! On a le droit de penser et de dire ce qu’on veut. Même si la société n’est pas d’accord.
➝
C
ITATION
16
La difficulté d’une réflexion continue et de l’approfondissement suscite des réactions immédiates et peu substantielles.
H
ÉLOÏSE
– Mais est-ce un problème juridique ?
V
ICTOR
– Tu demandes si quelqu’un a le droit. C’est bien un problème de droit.
H
ÉLOÏSE
– Et sur le plan philosophique ?
V
ICTOR
– Je croyais que chacun pensait ce qu’il voulait, et que c’était ça la philosophie. Tu reviens en arrière ?
H
ÉLOÏSE
– Donc, il suffirait d’exprimer une opinion pour philosopher ?
V
ICTOR
– Presque.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi presque ?
V
ICTOR
– Il faut quand même justifier pourquoi on affirme ce qu’on affirme.
H
ÉLOÏSE
– Alors revenons en arrière, à notre problème de départ.
V
ICTOR
– C’est quoi encore ?
L’exemple de la philosophie ne doit pas faire oublier le problème plus général à propos duquel il a été mentionné : celui du critère du jugement esthétique.
14
D i a l o g u e 1 / C h a c u n s e s g o û t s
Précipitation
Problématique 3 :
L’art s’adresse-t-il principalement aux sens ? (texte p. 90)
Problématiques 2, 5,
12, 13
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi est-ce que je t’interroge sur la philosophie ?
V
ICTOR
– Je n’en sais strictement rien. Pour philosopher ?...
H
ÉLOÏSE
– Quel est notre sujet en ce moment ?
V
ICTOR
– L’œuvre d’art et l’artiste.
H
ÉLOÏSE
– Quelle est la dernière question que je t’ai posée à ce sujet ?
V
ICTOR
– Ah oui ! je me souviens : si l’on pouvait prétendre que La Joconde n’est pas une œuvre d’art.
H
ÉLOÏSE
– Or qu’as-tu répondu ?
V
ICTOR
– Que oui, qu’en démocratie on avait le droit.
H
ÉLOÏSE
– Cela peut-il nous suffire ?
V
ICTOR
– D’accord, j’ai compris. Il faudrait en plus que j’explique pourquoi, que j’argumente.
H
ÉLOÏSE
– Tu vois la différence ?
V
ICTOR
– Oui, mais qui va décider que les arguments sont vrais ou faux ? Comment saura-t-on que ce sont de bons ou de mauvais arguments ?
Alors que les questions devraient être traitées une par une, un sentiment de panique s’installe, qui dévie le cours de la pensée et empêche la progression du travail.
H
ÉLOÏSE
– Procédons étape par étape. Quel argument paraîtrait plausible pour déclarer que La Joconde n’est pas une œuvre d’art, ou que c’est une œuvre d’art ?
V
ICTOR
– Je pense qu’ici encore, ça dépend de chacun.
Les critères ne seront pas les mêmes pour les uns et pour les autres. Certains diront que ça leur plaît, parce que les couleurs sont jolies ou que la femme représentée est belle ; d’autres diront qu’ils y voient ou qu’ils y apprennent toutes sortes de choses utiles sur le peintre, son
époque et je ne sais quoi d’autre sur la peinture en général parce que l’auteur est un génie ; et puis d’autres encore trouveront ça beau parce qu’on leur rabâche depuis toujours cette idée aux oreilles. ➝
C
ITATIONS
17
ET
18
H
ÉLOÏSE
– Eh bien ! nous voilà au moins munis d’autres critères, plus précis que la simple reconnaissance sociale.
15
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Lorsque l’on a exclu de l’art le but de moraliser et d’améliorer les hommes, il ne s’ensuit pas encore que l’art doive être absolument sans fin, sans but et dépourvu de sens, en un mot, l’art pour l’art. » N
IETZSCHE
, Le Crépuscules des idoles, 1889.
2-
« Le but de l’art consiste à rendre accessible à l’intuition ce qui existe dans l’esprit humain, la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l’esprit humain. » H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
3-
« […] Et parce que les jugements des hommes sont si différents, on ne peut dire que le beau, ni l’agréable, aient aucune mesure déterminée. » D
ESCARTES
, Lettre au Père Mersenne,
18 mars 1630.
4-
« Le beau est ce qui est représenté, sans concept, comme l’objet d’une satisfaction universelle. » K
ANT
, Critique du juge-
ment, 1790.
5-
« Il n’est pas de lutte à propos de l’art qui n’ait aussi pour enjeu l’imposition d’un art de vivre, c’est-à-dire la transmutation d’une manière arbitraire de vivre en matière légitime d’exister qui jette dans l’arbitraire toute autre manière de vivre. » B
OURDIEU
, La Distinction, 1979.
6-
« Bien sûr que l’art est par essence répréhensible ! et inutile !
et antisocial, subversif, dangereux ! […] C’est le faux monsieur
Art qui a le plus l’air d’être le vrai et c’est le vrai qui n’en a pas l’air ! » D
UBUFFET
, L’Homme du commun à l’ouvrage, 1973.
7-
« Les goûts sont l’affirmation pratique d’une différence inévitable. » B
OURDIEU
, La Distinction, 1979.
8-
« Aussi dis-je que la chose est belle, et, si je m’attends à trouver les autres d’accord avec moi dans ce jugement de satisfaction, ce n’est pas que j’aie plusieurs fois reconnu cet accord, mais c’est que je crois pouvoir l’exiger d’eux. » K
ANT
, Critique du
jugement, 1790.
9-
« L’œuvre n’existe que si on la regarde et qu’elle est d’abord pur appel, pure exigence d’exister. » S
ARTRE
, Qu’est-ce que la lit-
térature ? 1948.
16
D i a l o g u e 1 / C h a c u n s e s g o û t s
10-
« Qu’il s’agisse, en effet, de beauté naturelle ou de beauté artistique nous pouvons en effet dire en général : est beau, ce qui plaît dans le simple jugement. » K
ANT
, Critique de la faculté
de juger, 1790.
11-
« Le génie […] ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. » N
IETZSCHE
,
Humain, trop humain, 1878.
12-
« Ce travail de l’artiste, de chercher à apercevoir sous de la matière, sous de l’expérience, sous des mots quelque chose de différent […] cet art si compliqué est justement le seul art vivant. » P
ROUST
, Le Temps retrouvé, 1927 (posth.).
13-
« Mais ce qui plaira à plus de gens pourra être nommé simplement le plus beau, ce qui ne saurait être déterminé. »
D
ESCARTES
, Lettre au Père Mersenne, 18 mars 1630.
14-
« Le vrai art, il est toujours là où on ne l’attend pas. Là où personne ne pense à lui ni ne prononce son nom. L’art, il déteste être reconnu et salué par son nom. » D
UBUFFET
, L’Homme du commun à
l’ouvrage, 1973.
15-
« À mes yeux, l’artiste était premièrement un artisan, un homme qui savait un métier, et qui aimait son métier. » A
LAIN
,
Histoire de mes pensées, 1950.
16-
« Le jugement de goût lui-même ne postule pas l’adhésion de chacun (seul peut le faire un jugement logique universel qui peut donner des raisons), il se contente d’attribuer à chacun cette adhésion […]. » K
ANT
, Critique du jugement, 1790.
17-
« Demandez à un crapaud ce que c’est que la beauté […] il vous répondra que c’est sa femelle avec deux gros yeux ronds sortant de sa petite tête, une gueule large et plate, un ventre jaune, un dos brun. » V
OLTAIRE
, Dictionnaire philosophique, 1764.
18-
« On estime belles la plupart des œuvres de l’art en proportion de leur propriété à leur emploi par l’homme. » H
UME
, Traité de la
nature humaine, 1740.
17
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
E n r é s u m é …
Lorsqu’il s’agit du beau et de l’art, l’opinion oscille souvent entre deux attitudes contradictoires. Tantôt on souligne la relativité des jugements qui s’y rapportent, celle des « goûts et des couleurs », en s’en remettant à la subjectivité de chacun.
Tantôt, au contraire, on se rapporte à un étalon ou à une mesure objective, qui se trouverait dans la connaissance des experts ou des artistes officiels, pour décider de ce qui est beau ou non, artistique ou pas.
Cette hésitation fait ressortir les ambiguïtés liées au thème de la reconnaissance, au problème de savoir comment on peut reconnaître la beauté et l’art – en particulier la question de savoir s’ils entretiennent un quelconque rapport avec la raison.
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Goût : désigne d’abord celui des cinq sens qui perçoit les saveurs. Ensemble des jugements ou appréciations esthétiques d’un individu ou d’un groupe. Faculté critique capable de juger valablement des données de l’expérience esthétique.
Sensation : perception de la présence d’un objet et de ses qualités par l’intermédiaire des sens. Peut également désigner ce qui est senti, l’objet lui-même ou le contenu de la sensation.
Sensibilité : désigne la faculté, pour un être, de percevoir par les sens ou d’être affecté par des sentiments.
Reconnaissance : acte d’authentification par lequel un être est institué par un autre, établi dans sa fonction, sa nature ou sa valeur propres.
Relatif/relativité : statut d’une chose ou d’une idée qui ne peut exister ou être pensée qu’à condition d’être mise en rapport, reliée à autre chose que soi. La chose ou l’idée en question n’a en elle-même ni existence ni valeur absolue.
Relativisme : principe posant que toutes choses sont essentiellement variables et selon de nombreux facteurs, de sorte qu’aucun
énoncé valable dans l’absolu n’est possible.
18
D i a l o g u e 1 / C h a c u n s e s g o û t s
Critère : signe ou indice permettant de reconnaître ou de juger une chose, un être ou une idée et de les distinguer d’une autre.
Opinion : représentation mentale sous forme de concept, image ou autre. Pensée particulière, en ce qu’elle a de plus immédiat et de non réfléchi.
Préjugé : jugement prématuré, car ne reposant pas sur une information ou sur une réflexion suffisante.
Idée : représentation mentale, sous forme de concept, image ou autre. Pensée particulière, conçue comme le produit d’une réflexion ou d’une mise à l’épreuve.
Concept : idée qui présuppose une sorte de consensus, une définition sur laquelle tous s’accordent. Exemple : l’homme est un mammifère bipède, doué de langage et de raison. Ou idée spécifique dont l’usage est rigoureusement défini.
19
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
1
Le beau comme perception
H
ÉLOÏSE
– Tu pourrais récapituler les critères d’appréciation de l’œuvre d’art que tu as exprimés tout à l’heure
à propos de La Joconde ?
V
ICTOR
– D’accord. J’ai dit que certains l’aimaient parce qu’ils la trouvent belle, que d’autres l’aimaient parce qu’ils la trouvent intéressante, parce qu’ils apprennent quelque chose en l’observant, et que d’autres l’aimaient seulement parce qu’on leur avait appris qu’elle est un chef-d’œuvre, parce qu’ils répétaient ce qu’ils avaient entendu.
H
ÉLOÏSE
– Prenons ton premier critère. Pourrais-tu l’expliquer ?
V
ICTOR
– Le critère de la beauté ?
H
ÉLOÏSE
– Oui. Qu’entends-tu par là ?
V
ICTOR
– Il me semble que c’est quand même évident : il n’y a pas d’art sans le beau.
Aucun terme ne peut être considéré comme évident, aussi évident qu’il paraisse, surtout lorsqu’il a une importance capitale, comme le beau dans cette discussion.
Fausse
évidence
Problématique 4 :
L’art peut-il échapper au critère du beau et du laid ? (texte p. 91)
Problématique 2
Certitude dogmatique
H
ÉLOÏSE
– Si c’est tellement évident, explique-le.
V
ICTOR
– Justement, j’ai l’impression que c’est tellement évident que je ne peux pas l’expliquer.
H
ÉLOÏSE
– Comment vérifier alors que nous partons de la même idée ?
V
ICTOR
– D’accord. Je vois le problème. Je veux bien essayer. Je dirais que le beau est avant tout ce qui plaît, ce qui fait que l’on se sent bien. Et le beau, c’est certainement le principal dans l’art. ➝
C
ITATIONS
1
ET
2
L’idée que le beau est « le principal dans l’art », bien que très acceptable, reste une thèse qu’il faudrait étayer et justifier, plutôt que de la présenter comme un postulat incontestable.
H
ÉLOÏSE
– La glace au chocolat te plaît-elle ?
V
ICTOR
– Pourquoi vas-tu toujours chercher des exemples impossibles ?
H
ÉLOÏSE
– À ton avis ?
20
D i a l o g u e 2 / L e b e a u c o m m e p e r c e p t i o n
Problématique 2 :
L’art doit-il nous rendre heureux ?
(texte p. 89)
Achèvement d’une idée
V
ICTOR
– Oui, je sais ! Pour me faire réfléchir. Mais enfin…
H
ÉLOÏSE
– Et dans ce cas spécifique ?
V
ICTOR
– Je ne vois pas trop.
H
ÉLOÏSE
– Veux-tu voir ?
V
ICTOR
– Évidemment. Allons-y !
H
ÉLOÏSE
– Eh bien, récapitule ce qui s’est passé.
V
ICTOR
– Tu m’as demandé ce que signifiait la beauté ; je t’ai répondu que c’était ce qui plaît. Tu m’as ensuite demandé si une glace était belle parce qu’elle nous plaît. Voilà.
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
V
ICTOR
– J’ai compris. Si, pour nous, « beau » et « plaire » vont toujours ensemble, nous avons un problème. Il y a simplement de nombreuses manières de plaire.
H
ÉLOÏSE
– C’est tout comme explication ?
V
ICTOR
– Il y a plaire au sens de la beauté, il y a plaire au sens de ce qui est bon, il y a plaire au sens de s’amuser… Il y a de nombreuses sortes de plaisirs.
H
ÉLOÏSE
– Justement ! Comment plaire peut-il dès lors suffire à expliquer la beauté, s’il y a de nombreuses sortes de plaisirs ?
V
ICTOR
– En effet. Il faudrait que je précise la sorte de plaisir. Plaisir est une idée trop générale. Le plaisir, c’est ce qui fait que l’on se sent bien, mais il n’y a pas que l’art qui sert à nous faire plaisir. ➝
C
ITATIONS
3
ET
4
Il existe plusieurs sortes de plaisirs, et l’art fait appel à une sorte spécifique de plaisir, qu’il s’agit de distinguer.
V
ICTOR
– Le beau, c’est le plaisir que l’on ressent devant de belles choses.
H
ÉLOÏSE
– Comment ?
V
ICTOR
– Non, je plaisantais. C’était une blague.
Pourrait-on dire que le beau est ce qui plaît aux sens ?
H
ÉLOÏSE
– Vérifie toi-même ton hypothèse.
V
ICTOR
– Que je vérifie moi-même ? Mais je ne sais pas comment faire.
H
ÉLOÏSE
– As-tu la moindre idée ?
V
ICTOR
– Peut-être en faisant comme avec le plaisir, en se demandant si d’autres idées qui n’ont rien à voir avec la
21
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 3 :
L’art s’adresse-t-il principalement aux sens ? (texte p. 90)
Position critique
Introduction d’un concept opératoire
Problématique 1 :
L’art a-t-il du sens ?
(texte p. 88)
Problématiques 2, 9
première peuvent correspondre à une définition identique.
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
V
ICTOR
– J’ai dit que ce qui plaît aux sens est beau.
Alors je devrais en déduire que ce qui est agréable au toucher est beau, que ce qui sent bon est beau aussi… Je crois bien que la définition ne colle pas. Ou qu’elle n’est pas assez précise. Le rapport entre le beau et les sens doit être plus complexe que ça. ➝
C
ITATIONS
5
ET
6
Après avoir émis l’idée que le beau est « ce qui plaît aux sens », cette hypothèse est mise à l’épreuve.
H
ÉLOÏSE
– Que fait-on ?
V
ICTOR
– Je voudrais prendre un exemple. Je peux ?
H
ÉLOÏSE
– Voyons un peu.
V
ICTOR
– Prenons un tableau, une peinture. Il est beau s’il me plaît lorsque je le regarde.
H
ÉLOÏSE
– Et si c’est un tableau qui ne comporte que des informations, peut-il te plaire ?
V
ICTOR
– Oui mais là, c’est pour apprendre, je dois réfléchir. Alors que s’il est beau, je n’ai pas besoin de réfléchir. Je me demande même si, en réfléchissant, je ne profite pas moins de sa beauté.
Le fait d’avoir à « réfléchir » ou pas devient le critère qui peut distinguer la perception du beau, opposée à la réflexion.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi ?
V
ICTOR
– Parce que ce ne sont plus mes yeux qui regardent, mais mon esprit qui réfléchit.
H
ÉLOÏSE
– Et si le tableau est amusant ?
V
ICTOR
– Je crois que je dois aussi réfléchir. C’est qu’il me fait penser à quelque chose qui me fait rire.
H
ÉLOÏSE
– Qu’en conclus-tu ?
V
ICTOR
– Que le beau est ce qui nous plaît lorsqu’on le regarde, sans avoir besoin de réfléchir. ➝
C
ITATION
7
H
ÉLOÏSE
– Tu es satisfait de cette définition ?
V
ICTOR
– Oui, j’en suis assez content.
H
ÉLOÏSE
– Donc ce qui est beau est perçu par les yeux ?
V
ICTOR
– Oh ! la la ! J’ai dit une bêtise !...
H
ÉLOÏSE
– Explique.
V
ICTOR
– La musique ! on ne la voit pas !
22
D i a l o g u e 2 / L e b e a u c o m m e p e r c e p t i o n
Position critique
Problématique 14 :
La saisie du beau est-elle immédiate ?
(texte p. 98)
Problématiques 1, 3
Achèvement d’une idée
Idée réductrice
La musique est soulevée comme objection à l’idée que le beau serait ce qui est perçu par les yeux.
H
ÉLOÏSE
– Alors ?
V
ICTOR
– Oui, je sais. C’est facile. Pour la musique, c’est ce que l’on entend sans réfléchir.
H
ÉLOÏSE
– Alors il y aurait un beau pour la peinture et un beau pour la musique ?
V
ICTOR
– Où est le problème ?
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi conservons-nous le même mot, si ce sont deux choses différentes ?
V
ICTOR
– Tu as raison… Qu’est-ce qu’on peut faire ?
H
ÉLOÏSE
– Puisque tu as deux cas de figure différents, comment pourrais-tu les lier ?
V
ICTOR
– Ça y est ! Mais pourquoi n’y ai-je pas pensé plus tôt ? Le beau est ce qui est perçu par l’ensemble des sens sans avoir à réfléchir. C’est tout ce que l’on perçoit par les sens lorsque l’œuvre d’art nous est présentée.
➝
C
ITATIONS
8
ET
9
La perception du beau s’est élargie de la vue à tous les sens, ce qui pose les bases pour une opposition plus générale entre « perception par les sens » et « réflexion ».
H
ÉLOÏSE
– Et ensuite ?
V
ICTOR
– Quoi ensuite ? Je trouve que l’on a bien avancé !
H
ÉLOÏSE
– Ah bon ! Quels sont tes différents sens ?
V
ICTOR
– La vue, l’ouïe, le goût, l’odorat, le toucher.
D’accord, je vois le problème. Il est vrai que le beau ne semble s’appliquer qu’à la vue et à l’ouïe. Quand je goûte, ou que je sens avec mon nez, je ne dis pas tellement que c’est beau, mais plutôt que c’est bon, et si je touche, je dis que c’est agréable.
H
ÉLOÏSE
– En résumé, qu’est-ce que le beau ?
V
ICTOR
– Ce qui plaît à mes yeux ou à mon ouïe sans avoir à réfléchir.
Bien que l’idée de la perception du beau soit précisée, elle n’est pas mise à l’épreuve afin de vérifier la validité de son rapport avec la pensée.
H
ÉLOÏSE
– Que pourrions-nous faire maintenant, pour
étudier plus avant ton hypothèse ?
V
ICTOR
– Je t’avouerai qu’à force de le répéter, quelque
23
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 13 :
Peut-on donner une éducation esthétique ?
(texte p. 97)
Problématiques 1, 14
Problématique accomplie
Problématique 15 :
L’œuvre d’art
échappe-t-elle
à son auteur ?
(texte p. 99)
Idée réductrice
chose commence à me gêner, mais je ne suis pas trop sûr de savoir comment l’aborder.
H
ÉLOÏSE
– De quoi parles-tu ?
V
ICTOR
– Du fait de ne pas réfléchir.
H
ÉLOÏSE
– Explique-toi.
V
ICTOR
– Je dis depuis le début que, pour apprécier le beau, il ne faut pas réfléchir. Pourtant, je me souviens d’une visite guidée que j’ai faite un jour au Louvre ; les explications qui m’ont été données m’ont aidé à apprécier les tableaux. Je peux même dire que, pour certains, je les trouvais plus beaux après les explications qu’avant.
Comme si j’éduquais mon regard, afin de mieux voir. Il faut donc s’éduquer pour apprécier le beau. ➝
C
ITATION
10
Une objection est émise pour contredire l’hypothèse que la pensée s’oppose à la perception du beau. Puis à travers l’idée « d’éduquer son regard », une problématique est proposée pour articuler ensemble les deux propositions contradictoires.
H
ÉLOÏSE
– Où est le problème ?
V
ICTOR
– J’ai pourtant l’impression que le fait de réfléchir nous empêche de regarder et d’apprécier le tableau lui-même.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi penses-tu qu’il puisse y avoir une opposition ?
V
ICTOR
– Si on écoute les uns et les autres quand ils parlent d’un tableau – les spécialistes aussi –, on pourrait croire parfois qu’ils parlent de toutes sortes de choses, sauf du tableau. En fait ils interprètent, ils y mettent tout ce qu’ils veulent. Comme si c’étaient eux qui avaient peint le tableau. Je crois que seul l’auteur peut expliquer son œuvre. Le reste, ce sont des fantasmes, des idées que l’on se fait. Si j’étais un artiste, je n’aimerais pas entendre tout ce que disent les gens. Je crois même qu’ils n’ont pas le droit de dire tout ce qu’ils disent. ➝
C
ITATION
11
La critique de l’interprétation est étayée, mais elle mérite aussi d’être vérifiée au moyen d’objections qui la mettent à l’épreuve, d’autant plus que cette thèse soulève des problèmes importants.
H
ÉLOÏSE
– Pourtant, tu m’expliquais que le guide du musée t’avait aidé à apprécier la beauté du tableau.
V
ICTOR
– Oui, peut-être. Mais en fait, il interprétait, lui
24
D i a l o g u e 2 / L e b e a u c o m m e p e r c e p t i o n
Problématique 16 :
Pouvons-nous concevoir un rapport entre le beau et le vrai ? (texte p. 101)
Problématique 5
aussi. Maintenant, je me demande même si ce qu’il disait
était vrai.
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
V
ICTOR
– En fait, rien. Ce ne sont que des explications.
Peut-être que le beau et le vrai n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Comme quoi réfléchir sur un tableau ne donne rien ! ➝
C
ITATIONS
12
ET
13
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Plaisant et beau, en la plupart des cas, c’est une qualité, non pas absolue, mais relative et elle ne nous plaît que par sa tendance à produire une fin agréable. » H
UME
, Traité de la nature
humaine, 1740.
2-
« Ce que les œuvres d’art suscitent à présent en nous, outre le plaisir immédiat, est l’exercice de notre jugement : nous soumettons à l’examen de notre pensée le contenu de l’œuvre d’art et ses moyens d’exposition, en évaluant leur mutuelle adéquation ou inadéquation. » H
EGEL
, Cours d’esthétique, 1829.
3-
« Il ne suffit pas qu’une chose plaise pour qu’on ait le droit de l’appeler belle. » K
ANT
, Critique du jugement, 1790.
4-
« C’est donc à ce principe qu’est due la beauté que nous découvrons en toute chose utile. Tout objet qui tend à causer du plaisir à son possesseur, ou qui, en d’autres termes, est la cause propre du plaisir, plaît sûrement au spectateur par une subtile sympathie avec le possesseur. » H
UME
, Traité de la nature
humaine, 1740.
5-
« Car l’art est limité dans ses moyens d’expression et ne peut produire que des illusions partielles, qui ne trompent qu’un seul sens. » H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
6-
« […] L’art, en tant que consentement à l’apparence. »
N
IETZSCHE
, Le Gai Savoir, 1883.
7-
« Est beau ce qui plaît universellement sans concept. » K
ANT
,
Critique de la faculté de juger, 1790.
8-
« Les choses, seules, me parlent. Les choses de Rodin, celles des cathédrales gothiques, celles de l’Antiquité. » R
ILKE
,
Lettre à Lou Andreas-Salomé, 8 août 1903.
25
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
9-
« […] Un homme médiocre en copiant ne fera jamais une
œuvre d’art : c’est qu’en effet, il regarde sans voir, et il aura beau noter chaque détail avec minutie, le résultat sera plat et sans caractère. » R
ODIN
, L’Art, entretiens avec Paul Gsell, 1911.
10-
« Des beaux corps aux belles occupations, ensuite des belles occupations aux belles sciences, jusqu’à ce que, partant des sciences, on arrive pour finir à cette science que j’ai dite, science qui n’a pas d’autre objet que, en elle-même, la beauté dont je parle […]. » P
LATON
, Le Banquet,
IVe siècle av. J.-C.
11-
« S’il [le discours, l’œuvre] se voit méprisé ou injurié injustement, il a toujours besoin du secours de son père. » P
LATON
,
IVe siècle av. J.-C.
12-
« Ce qu’il y a de plus réel pour moi, ce sont les illusions que je crée avec ma peinture. Le reste est un sable mouvant. »
D
ELACROIX
, Journal, 1893 (posth.).
13-
« En disant donc que la beauté est idée, nous voulons dire par là que beauté et vérité sont une seule et même chose. Le beau, en effet, doit être vrai en soi. » H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
E n r é s u m é …
On s’accorde en général à lier l’idée de la beauté avec celle du plaisir : le beau, c’est d’abord, semble-t-il, ce qui plaît. Cette notion nous renvoie au domaine des sens ou de la sensibilité. Le statut de la pensée, ou de la réflexion, devient dès lors problématique : doit-elle être exclue du plaisir esthétique, comme quelque chose qui en quelque sorte le « parasiterait », ou peut-elle au contraire y être associée ? Quels rapports entretiennent alors la sensibilité et la raison dans l’expérience esthétique ? Peut-on prétendre interpréter et expliquer une œuvre ?
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Appréciation : jugement que l’esprit applique à des données pour en exprimer la valeur ou la dignité. En principe, on n’emploie pas ce terme si le jugement ne concerne que la vérité ou la fausseté
26
D i a l o g u e 2 / L e b e a u c o m m e p e r c e p t i o n d’un énoncé. Dans une acception objective, apprécier signifie
« évaluer » et, dans une acception laudative, « avoir de l’estime ».
Plaisir : affection fondamentale, opposée à la peine ou à la douleur, qui trouve son origine dans la satisfaction d’une tendance, d’un désir, ou dans le libre exercice des fonctions vitales.
Bonheur : situation, événement ou état procurant le bien-être complet d’un individu ou d’une collectivité.
Jugement : opération volontaire de la pensée posant, de façon affirmative ou négative, des relations entre des termes donnés. Le jugement peut être d’ordre moral, esthétique, intellectuel ou autre. Il peut désigner également la faculté qui rend l’esprit capable de cette opération.
Interprétation : opération consistant à donner un sens, une signification à des signes, que ceux-ci soient d’ordre langagier : interpréter un texte, ou autre : interpréter des rêves, une carte du ciel, etc.
Évidence : proposition qui, d’elle-même, sans qu’il soit besoin de preuves ou d’explications, entraîne ou doit entraîner immédiatement l’adhésion de l’esprit.
Sens : organe de la perception : toucher, ouïe, etc. Faculté de saisie immédiate, par le sensible ou par l’intellect : intuition.
Direction d’un mouvement. Signification d’une action, d’une idée, d’une représentation, etc.
Problématique : constitution d’une série de questions ou d’hypothèses reliées entre elles, propres à faire surgir un problème fondamental. Ensemble qui représente la difficulté globale et les enjeux d’une réflexion donnée. Question ou proposition de nature paradoxale qui soulève un problème de fond.
Dialectique : processus de pensée qui prend en charge des propositions apparemment contradictoires et se fonde sur ces contradictions afin de faire émerger de nouvelles propositions.
Ces nouvelles propositions permettent de réduire, de résoudre ou d’expliciter les contradictions initiales.
Logique : cohérence d’un raisonnement, absence de contradiction. Déterminer les conditions de validité des raisonnements est l’un des objets de la logique, science qui a pour but d’élaborer les jugements par lesquels on distingue le vrai du faux.
27
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
3
Expliquer l’œuvre d’art
H
ÉLOÏSE
– Tentons maintenant d’étudier ta deuxième hypothèse, celle qui concerne ce qui plaît dans l’œuvre d’art. T’en souviens-tu ?
V
ICTOR
– Non. Pas vraiment…
H
ÉLOÏSE
– C’est dommage. Tu ne profites pas de tes propres idées. Réfléchis bien. Quel est le problème que nous venons juste de traiter ?
Perte de l’unité
Chaque idée proposée mérite d’être travaillée séparément, immédiatement ou par la suite, plutôt que d’être simplement évoquée et abandonnée sans autre développement. Il s’agit donc de garder en tête les diverses idées émises.
Problématique 14 :
La saisie du beau est-elle immédiate ?
(texte p. 98)
Problématiques 3, 13
Exemple inexpliqué
V
ICTOR
– Je me souviens de la première hypothèse : l’idée que nous aimons une œuvre parce qu’elle est belle.
Ah mais oui ! Du coup la suivante me revient aussi à l’esprit : nous aimons une œuvre parce qu’elle nous intéresse. Je l’ai assez critiquée !
H
ÉLOÏSE
– Justement, pourquoi l’as-tu critiquée ?
V
ICTOR
– En gros, je disais que réfléchir nous empêche de voir et d’entendre.
H
ÉLOÏSE
– Pouvons-nous en rester là ?
V
ICTOR
– Non, justement.
H
ÉLOÏSE
– Et pourquoi pas ?
V
ICTOR
– Déjà, à cause de cette expérience que j’ai vécue au musée, au Louvre. Je m’en souviens encore.
C’était avec La Joconde. Comme tout le monde, je l’avais vue de nombreuses fois, en reproduction. Elle ne m’intéressait pas vraiment. Je ne trouvais pas particulièrement beau ce tableau, il m’ennuyait même, mais il faisait partie de la visite guidée. Or, depuis les explications que j’ai entendues, ce tableau me plaît. Je crois même que je le trouve beau. ➝
C
ITATION
1
L’exemple de La Joconde, bien que vécu, n’est pas assez explicité. En
soi il ne peut servir à justifier le lien entre « beau » et « intéressant ».
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
28
D i a l o g u e 3 / E x p l i q u e r l ’ œ u v r e d ’ a r t
Précipitation
Problématique 1 :
L’art a-t-il du sens ?
(texte p. 88)
Problématiques 13,
14
Incertitude paralysante
V
ICTOR
– Eh bien voilà, les explications ont changé la perception que j’avais de ce tableau.
H
ÉLOÏSE
– Mais qu’est-ce qui a changé avec les expli cations ?
V
ICTOR
– Je ne me souviens pas de tout ce qui a été dit, mais je me rappelle surtout ceci. Apparemment, derrière la Joconde, en arrière-plan, Léonard de Vinci a représenté un vaste paysage avec plusieurs perspectives, qu’en général nous ne voyons pas parce que notre regard est attiré uniquement par le devant de la scène, par la Joconde – ce qui d’ailleurs la fait sourire, comme si elle se moquait de nous.
H
ÉLOÏSE
– Et pourquoi cette explication changerait-elle ton appréciation du tableau ?
V
ICTOR
– Parce qu’on ne voit plus la même chose.
La question à étudier n’est pas prise en charge. Il ne suffit pas de répondre « on ne voit plus la même chose » ; il faut encore expliquer la nature de la différence, et son rapport avec le beau.
H
ÉLOÏSE
– Ne pas voir la même chose n’explique pas pourquoi tu perçois plus de beauté.
V
ICTOR
– Après réflexion et explications, on réalise plus de choses, on perçoit mieux le contenu, on voit mieux que c’est de l’art. Je ne sais pas, moi ! ➝
C
ITATION
2
H
ÉLOÏSE
– Essayons donc de le savoir.
V
ICTOR
– Peut-être que je ne trouve pas le tableau plus beau, en fait…
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi reculer devant l’hypothèse, plutôt que de l’étudier ?
V
ICTOR
– Maintenant que tu m’interroges, je ne suis pas sûr de ce que j’ai avancé.
Peu importe que l’on soit sûr ou pas, que l’on « connaisse » la réponse ou pas. L’important est de réfléchir sur les éléments du problème et d’en creuser les termes et le sens.
H
ÉLOÏSE
– Raison de plus pour vérifier. Oublie tes certitudes et tes incertitudes, et demandons-nous pour quelles raisons le tableau pourrait, après explications, paraître plus beau.
V
ICTOR
– Je ne sais pas si ça aide notre affaire, parce que je ne sais pas si c’est ça qui rend le tableau plus beau, mais j’ai l’impression de mieux savoir pourquoi ce tableau a été peint.
29
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 17 :
L’art a-t-il une finalité ?
(texte p. 101)
Problématiques 1,
13, 16
Introduction d’un concept opératoire
Problématique 3 :
L’art s’adresse-t-il principalement aux sens ? (texte p. 90)
Problématiques 1, 14
Certitude dogmatique
H
ÉLOÏSE
– C’est-à-dire ?
V
ICTOR
– Son intention, ce qu’il a voulu dire.
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
V
ICTOR
– Il me semble que si on connaît mieux le but de quelque chose, l’intention de l’auteur, on l’apprécie mieux. On le comprend mieux, on saisit mieux sa vérité, la chose est plus belle.
➝
C
ITATION
3
Le concept d’« intention », en tant que vérité du tableau, nous offre une piste pour relier compréhension et perception du beau.
H
ÉLOÏSE
– Mais pourquoi l’aimerait-on mieux ?
V
ICTOR
– Ça, c’est une question difficile. Je ne sais pas comment le dire. Et puis en même temps ça me gêne, parce que je ne crois pas qu’il faille toujours comprendre une œuvre d’art. Souvent il n’y a rien à comprendre et ça peut être beau à cause des couleurs, par exemple. On le voit tout de suite, c’est devant nous. ➝
C
ITATIONS
4
ET
5
H
ÉLOÏSE
– D’accord, mais restons sur notre premier problème. Creusons-le avant de passer à autre chose. Tu t’en souviens ?
V
ICTOR
– Oui, on se demandait s’il fallait comprendre un tableau.
H
ÉLOÏSE
– N’était-ce pas plus précis que cela ?
V
ICTOR
– Je ne me souviens pas. Ou alors, c’était pourquoi il fallait comprendre un tableau.
H
ÉLOÏSE
– N’était-il pas question du beau ?
V
ICTOR
– Si, tu as raison. Nous nous demandions pourquoi comprendre un tableau pouvait le rendre plus beau.
Mais je n’y arrive pas. Est-ce que je peux prendre un autre exemple ?
H
ÉLOÏSE
– Essayons.
V
ICTOR
– Si l’on prend un morceau de musique, il n’y a rien à comprendre.
Une telle proposition mérite d’être justifiée et analysée pour qu’en soit vérifiée la véracité.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi dis-tu cela ?
V
ICTOR
– Je veux parler de la musique instrumentale : il n’y a rien à comprendre, puisqu’il n’y a pas de mots.
30
D i a l o g u e 3 / E x p l i q u e r l ’ œ u v r e d ’ a r t
Problématique 1 :
L’art a-t-il du sens ?
(texte p. 88)
Problématiques 13,
14
Concept indifférencié
H
ÉLOÏSE
– Supposons. Et alors ?
V
ICTOR
– S’il n’y a rien à comprendre, le fait de comprendre ne peut pas rendre plus beau le morceau.
H
ÉLOÏSE
– Donc aucune comparaison n’est possible ?
V
ICTOR
– Non, aucune.
H
ÉLOÏSE
– Pourrais-tu quand même essayer, par un effort extraordinaire de l’imagination… Supposons qu’il y ait un rapport : que pourrait-il être ?
V
ICTOR
– Je crois que j’ai une idée. De temps en temps, j’aime écouter de la musique classique à la radio. Or, parfois, j’entends un morceau que je n’aime pas du tout, et en général je change de station. Mais à l’occasion, j’attends un peu, je commence à m’habituer, et le morceau finit par me plaire. Pourtant, je ne peux pas dire que je comprenne : il n’y a rien à comprendre, il n’y a qu’à écouter. Mais il faut
écouter attentivement ! ➝
C
ITATIONS
6
ET
7
H
ÉLOÏSE
– Alors pourquoi cet exemple aurait-il un rapport avec notre préoccupation ?
V
ICTOR
– Je ne sais pas si j’ai raison, mais au début, je n’entends que des notes, plein de notes. Je trouve ça bizarre, et puis je m’habitue. Mais je pense que ça n’a rien à voir avec la compréhension.
H
ÉLOÏSE
– Voyons. Que signifie cette idée d’habitude ?
V
ICTOR
– C’est comme si finalement je me retrouvais dans ce que j’entendais, je me retrouvais dans les notes.
L’idée de se « retrouver dans les notes » semble une intuition porteuse, susceptible d’aider au traitement de la question ; il s’agirait donc d’expliciter cette expression pour en extraire le sens.
H
ÉLOÏSE
– Tu te retrouves dans les notes ?
V
ICTOR
– Tout juste. Ce ne sont plus simplement des notes de musique. J’entends autre chose, quelque chose de plus agréable. C’est plus harmonieux.
H
ÉLOÏSE
– L’entendais-tu auparavant ?
V
ICTOR
– Non, justement.
H
ÉLOÏSE
– Te souviens-tu de ton histoire avec La Joconde ?
V
ICTOR
– J’y pensais à l’instant même. Je crois que j’ai dit la même chose. Je voyais après l’explication ce que je ne voyais pas auparavant, et ça me plaisait plus.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce la même chose dans les deux cas ?
31
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 3 :
L’art s’adresse-t-il principalement aux sens ? (texte p. 90)
Problématique 1
Introduction d’un concept opératoire
Problématique 18 :
L’œuvre d’art constitue-t-elle un moyen d’expression ?
(texte p. 102)
Problématique 17
V
ICTOR
– Je ne suis pas sûr. Oui et non. Avec les explications de La Joconde, j’ai vu des choses que je n’avais pas vues : par exemple l’arrière-plan, auquel je n’avais pas prêté attention. Pour la musique, c’est comme si je lui avais trouvé un sens. ➝
C
ITATION
8
H
ÉLOÏSE
– Du sens à la musique ?
V
ICTOR
– Oui, c’est ça.
H
ÉLOÏSE
– Du sens ?
V
ICTOR
– Oui, du sens. Ah ! mais dis donc ! Du sens, c’est comme comprendre. Lorsque l’on trouve du sens, on perçoit mieux ce qui se passe. On peut donc dire que l’on comprend. C’est pour ça qu’on a l’impression de se retrouver : auparavant on était perdu.
Le concept de « trouver du sens » établit un lien entre « se retrouver » et « comprendre ». Il permet d’expliquer le rôle de la compréhension dans le sentiment esthétique.
H
ÉLOÏSE
– Et que s’est-il passé quand cette musique a eu du sens ?
V
ICTOR
– Eh bien, je l’ai trouvée belle, plus belle qu’avant en tout cas !
H
ÉLOÏSE
– Et pour La Joconde ? Y a-t-il quelque chose de semblable ?
V
ICTOR
– Maintenant, je crois que oui. Je l’ai déjà dit d’ailleurs, lorsque j’ai dit que je comprenais pourquoi le tableau avait été peint, son but.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le rapport entre le but du tableau et le morceau de musique ?
V
ICTOR
– Tu as raison, en fait, ça n’a rien à voir.
H
ÉLOÏSE
– Et s’il y avait un rapport, quel serait-il ?
V
ICTOR
– Dis, je commence à fatiguer un peu ! Est-ce que toutes les choses doivent vraiment avoir un rapport entre elles ?
H
ÉLOÏSE
– Il faut au moins essayer de voir !
V
ICTOR
– Alors écoute ! C’est peut-être un peu tiré par les cheveux, mais voilà ce que je dirais. Le but de la musique, c’est, à travers les notes, de faire passer une harmonie. Le but du tableau, c’est de faire passer une idée. Mais je ne suis pas sûr que les deux, l’harmonie et l’idée, soient identiques. En plus je ne suis pas sûr que ce
32
D i a l o g u e 3 / E x p l i q u e r l ’ œ u v r e d ’ a r t
Difficulté
à problématiser
soit encore de l’art. Si on explique l’œuvre d’art comme je viens de le faire, en disant que l’on veut faire passer une idée, on croirait plutôt que c’est de la communication. ➝
C
ITATIONS
9
ET
10
Les éléments d’une problématique porteuse sont présents : l’art comme activité intellectuelle ou simple perception, harmonie ou idée. Mais la pensée, tentée par la simple opinion, oscille d’une perspective à l’autre, sans articuler les éléments en termes de rapports explicites.
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Pour l’oreille qui n’est pas musicienne, la musique la plus belle n’a aucun sens. » M
ARX
, Manuscrits de 1844.
2-
« En face d’un produit des beaux-arts, on doit prendre conscience que c’est là une production de l’art et non de la nature. » K
ANT
, Critique de la faculté de juger, 1790.
3-
« D’une façon générale, le but de l’art consiste à rendre accessible à l’intuition ce qui existe dans l’esprit humain, la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l’esprit humain. » H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
4-
« […] Si, par aventure, on n’a pas prévu ce qui va survenir, ce ne sera pas la représentation qui produira la plaisir goûté, mais plutôt l’artifice ou la couleur […]. » A
RISTOTE
, Poétique,
IVe siècle av. J.-C.
5)-
« […] Le monde du peintre est un monde visible, rien que visible, un monde presque fou, puisqu’il est complet n’étant cependant que partiel. » M
ERLEAU
-P
ONTY
, L’Œil et l’Esprit, 1960.
6-
« En face d’une œuvre d’art, il importe de se placer comme en présence d’un prince et de ne jamais prendre la parole le premier. Faute de quoi, l’on risquerait fort de n’entendre que sa propre voix. » S
CHOPENHAUER
, Le Monde comme volonté et
comme représentation, 1818.
7-
« Je vois toute la vérité et non pas seulement celle de la surface. » R
ODIN
, L’Art, entretiens avec Paul Gsell, 1911.
8-
« L’art dépourvu de sens commence à perdre en même temps son droit à l’existence […]. » A
DORNO
, Autour de la théorie
esthétique, 1976 (posth.).
33
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
9-
« La Forme est, dans ses figures [de Raphaël] ce qu’elle est chez nous, un truchement pour se communiquer des idées, des sensations, une vaste poésie. » B
ALZAC
, Le Chef-d’œuvre
inconnu, 1831.
10-
« Le beau se définit ainsi comme la manifestation sensible de l’idée. » H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
E n r é s u m é …
Outre le plaisir qu’elle procure, une œuvre d’art semble devoir également présenter un certain intérêt. Mais cette détermination peut comporter deux risques. Premièrement, si elle présente l’avantage de mettre en lumière l’idée d’une éducation du goût, elle risque de faire perdre la dimension proprement esthétique en faisant de l’appréciation d’une œuvre d’art une affaire de connaissance, voire de connaisseurs. Deuxièmement, elle peut nous conduire à privilégier abusivement le sujet, le contenu, ou le « message » que l’œuvre devrait transmettre, celle-ci étant dès lors réduite à une
« communication » comme une autre.
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Agréable : ce qui procure du plaisir, aux sens ou à l’esprit.
Intéressant : ce qui retient l’attention, pour des raisons d’ordre matériel, moral ou intellectuel.
Comprendre : saisir par le moyen de la connaissance, de la pensée, un contenu intellectuel ou une réalité. Appréhender la signification d’un signe ou d’un fait.
Expliquer : faire ressortir d’une idée ou d’un fait ce qui est implicite. Clarifier en indiquant les causes, en donnant les détails, en analysant, en développant le contenu.
Exprimer : manifester par des paroles, des gestes ou des actes, une pensée, un ressenti qui n’existaient que dans la conscience ou dans l’inconscient, que ce soit pour soi-même ou pour les autres.
34
D i a l o g u e 3 / E x p l i q u e r l ’ œ u v r e d ’ a r t
Communiquer : transmettre ou faire partager un sentiment, une pensée ou une action. Cette opération suppose l’existence de deux sujets au moins, qui, en conséquence, partagent ce sentiment, cette pensée ou cette action.
Connaisseur : personne disposant de la compétence ou de l’expertise qui rendent capable de juger dans des matières où un savoir certain ne peut être établi. Ainsi, on ne parle pas de « connaisseurs » dans le domaine scientifique.
35
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
4
Art et communication
V
ICTOR
– Suite à notre dernière discussion, je me demande toujours si l’art est là pour communiquer quelque chose, ou pas.
Problématique 17 :
L’art a-t-il une finalité ?
(texte p. 101)
Problématique 18
H
ÉLOÏSE
– Eh bien, vas-y ! Risque-toi à répondre.
V
ICTOR
– Je ne sais pas… Et puis si ! Il sert à communiquer. Maintenant, j’en suis sûr. Pour toucher le spectateur ou l’auditeur. ➝
C
ITATION
1
Le terme « communiquer », qui définit ici la fonction de l’art, n’est pas assez explicite. Il s’agirait par exemple de mentionner ce qu’il communique, ou de quoi se distingue l’idée de communiquer.
Concept indifférencié
Exemple inexpliqué
H
ÉLOÏSE
– Nous en sommes ravis !
V
ICTOR
– Tu peux te moquer de moi, j’en suis quand même certain ! Sans ça, ce serait absurde.
H
ÉLOÏSE
– Donc l’art ne peut pas être absurde ?
V
ICTOR
– Non, je ne crois pas que l’art puisse être absurde ; sans ça, il n’aurait aucun sens : il ne pourrait rien communiquer.
H
ÉLOÏSE
– N’as-tu jamais rencontré d’art absurde ?
V
ICTOR
– Pourtant si ! Du théâtre. J’ai étudié une pièce de Ionesco au collège. Je ne me rappelle plus comment elle s’appelait. Ah si ! La Cantatrice chauve. C’était vraiment absurde. Parfois c’était drôle.
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
V
ICTOR
– Rien. Comme ça.
H
ÉLOÏSE
– Quelle conclusion en tires-tu ?
V
ICTOR
– Je ne sais plus trop pourquoi je te racontais ça.
H
ÉLOÏSE
– Alors pourquoi le racontes-tu ?
V
ICTOR
– Quel est le problème ? Je le raconte parce que
ça me semble en valoir la peine. Faut-il toujours tirer des conclusions ?
Tout exemple doit immédiatement être suivi d’une explication sur sa présence : sert-il à illustrer ? à prouver ? à vérifier ? Ici, il pourrait servir de contre-preuve, pour infirmer l’idée que « l’art ne peut pas être absurde ».
36
D i a l o g u e 4 / A r t e t c o m m u n i c a t i o n
Problématique 2 :
L’art doit-il nous rendre heureux ?
(texte p. 89)
Problématique 1
Problématique accomplie
Problématique 19 :
L’activité artistique est-elle sublimation des sentiments ?
(texte p. 103)
Problématiques 1, 18
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi pas ? Mais ne t’aperçois-tu de rien ?
V
ICTOR
– Non. Mais comme je te connais, tu supposes que je parle pour ne rien dire.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi ? Ton anecdote ne dit-elle rien ?
Répète ce que tu m’as dit.
V
ICTOR
– Je te parlais d’une pièce de Ionesco, La
Cantatrice chauve.
H
ÉLOÏSE
– Que dis-tu de cette pièce ?
V
ICTOR
– Qu’elle est absurde.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce de l’art ?
V
ICTOR
– Le théâtre, c’est quand même de l’art.
H
ÉLOÏSE
– En le supposant, qu’en déduis-tu ?
V
ICTOR
– D’accord, que l’art peut être absurde, et que c’est pour ça qu’il nous interroge et nous inquiète.
➝
C
ITATIONS
2
ET
3
H
ÉLOÏSE
– Ne dit-il rien dans ces cas-là ?
V
ICTOR
– En étudiant cette pièce, le professeur de fran-
çais nous avait expliqué que l’auteur voulait montrer que le monde est fou, qu’il n’a aucun sens.
H
ÉLOÏSE
– Y a-t-il communication ?
V
ICTOR
– En fin de compte, si j’accepte ce que disait le professeur, je dois admettre que oui. Pourtant, c’est absurde. En conclusion, l’absurdité ne s’oppose pas nécessairement à la communication. On peut vouloir communiquer l’absurdité des choses. J’ajouterai que ce n’est pas absurde du tout, même si une telle idée nous cause, je l’avoue, un problème.
Un rapport entre « communication » et « absurdité » est articulé, à la fois contradictoire et possible.
H
ÉLOÏSE
– Mais, dis-moi, si l’art communique, que communique-t-il ?
V
ICTOR
– Il peut communiquer par exemple des idées.
Ou exprimer des émotions, car l’art, c’est surtout de l’émotion. Ou ne rien exprimer du tout. On exprime peut-
être n’importe quoi ! Dans ce dernier cas, je retombe sur le problème de l’absurde. Mais peut-être que ce n’est pas un problème. ➝
C
ITATIONS
4
ET
5
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi communique-t-on ?
37
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 20 :
La création est-elle le propre de l’art ?
(texte p. 104)
Problématiques 11,
17, 18
Achèvement d’une idée
Problématique 15 :
L’œuvre d’art
échappe-t-elle à son auteur ? (texte p. 99)
Problématiques 8, 17
V
ICTOR
– C’est bizarre comme question. Il me semble que l’on communique pour communiquer.
H
ÉLOÏSE
– Parle-t-on pour parler ?
V
ICTOR
–
Oui. Certaines fois en tout cas, lorsqu’on parle entre amis. Mais il est vrai que d’autres fois, on parle pour avoir un renseignement, une information, ou pour en donner.
H
ÉLOÏSE
– Vois-tu un rapport avec l’art ?
V
ICTOR
– Je crois que oui. L’artiste peut créer juste pour créer, juste parce qu’il en ressent l’envie ou le besoin, ou bien afin de dire quelque chose aux autres. C’est l’opposition entre création et communication. La première est pour soi, la seconde est destinée aux autres, c’est un rapport aux autres. ➝
C
ITATION
6
La communication est précisée comme un « rapport aux autres », par opposition à la création, qui est réalisée « pour soi ».
H
ÉLOÏSE
– Et lorsque l’artiste crée juste pour créer, ne dit-il rien pour autant ?
V
ICTOR
– Je ne suis pas sûr qu’il ait l’intention de dire quelque chose. Parfois les artistes créent seulement pour euxmêmes, et pas pour les autres. Ils ne veulent même pas montrer leur œuvre. Certains la détruisent dès qu’elle est faite.
H
ÉLOÏSE
– Cela répond-il à la question ?
V
ICTOR
– Tu me demandais si, lorsqu’il crée pour créer, l’artiste ne dit rien. Et je te réponds qu’il n’a pas toujours l’intention de dire quelque chose.
H
ÉLOÏSE
– Peut-on dire quelque chose sans avoir l’intention de le dire ?
V
ICTOR
– Ça ne doit pas arriver souvent, mais je crois que oui. Il paraît que c’est ce que provoquent les psychiatres et les psychanalystes. Ils font dire plein de choses aux gens, des choses qui ne sont pas toujours vraies d’ailleurs.
H
ÉLOÏSE
– Reviens à l’artiste.
V
ICTOR
– L’artiste peut nous dire quelque chose même s’il ne voulait pas le dire. Il ne sait pas toujours ce qu’il fait. C’est pour cette raison que le spectateur fait dire ce qu’il veut à l’œuvre. De toute façon, l’important c’est que le spectateur en profite. ➝
C
ITATION
7
38
D i a l o g u e 4 / A r t e t c o m m u n i c a t i o n
Glissement de sens
Problématique 21 :
Existe-t-il une moralité dans l’art ?
(texte p. 105)
Problématiques 1, 6,
8, 18, 19
Difficulté
à problématiser
C’est le travail de l’artiste qui est en question, sa conscience et son intention, et non pas l’interprétation de l’œuvre. L’analyse est passée de « dire » à « faire dire », ce qui change quelque peu la nature et les enjeux du propos. La transposition est possible, mais il est indispensable de mieux articuler le changement et d’expliciter le lien.
H
ÉLOÏSE
– Avons-nous là un autre problème de la communication ?
V
ICTOR
– En effet : celui du spectateur, qui peut se tromper, puisqu’il interprète nécessairement ce que dit l’artiste.
H
ÉLOÏSE
– Dans l’art de la discussion, ne courons-nous pas le même risque ?
V
ICTOR
– Si, je crois, aussi. Parfois les gens interprètent ce qu’ils entendent, ou ne se comprennent pas. Mais je ne savais pas que la discussion était un art !
H
ÉLOÏSE
– Alors où en sommes-nous ?
V
ICTOR
– Je ne suis pas bien sûr…
H
ÉLOÏSE
– Doit-on conclure que l’art est communication ?
V
ICTOR
– À ce point-ci, je dirais qu’il parle toujours, qu’il est toujours de la communication, mais d’une part, l’artiste ne désire pas toujours communiquer lorsqu’il crée ; il ne se dit pas : « Tiens, je vais communiquer. » Et d’autre part, nous ne savons pas toujours avec certitude ce que l’artiste communique.
H
ÉLOÏSE
– N’y a-t-il pas quelque chose d’étrange dans une telle hypothèse ?
V
ICTOR
– Non. Elle me paraît normale. Bien qu’on dise que l’art a un côté un peu fou, il n’est pas toujours très rationnel. C’est pour ça que l’on a par exemple des poètes maudits, qui dérangent la société, avec leurs
émotions excessives et leurs idées bizarres. Ils n’acceptent pas les conventions. La révolte, c’est peut-être ça le rôle de l’artiste – ne serait-ce que la révolte contre la morale toute faite de la société. C’est la passion qui les guide, contre la dictature de la raison. ➝
C
ITATION
8
On passe d’une idée à une autre sans mener à son terme le propos, sans formuler la problématique implicite. Ainsi, si l’artiste communique sans nécessairement vouloir communiquer, et si l’interprétation fausse le sens, on peut se demander par exemple si l’œuvre n’échappe pas à son auteur. Ou encore si la passion qui mène l’artiste ne l’empêche pas de maîtriser ses propres intentions.
39
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 22 :
L’art est-il le produit de la liberté ?
(texte p. 106)
Problématiques 15,
19
Introduction d’un concept opératoire
H
ÉLOÏSE
– Que penses-tu de quelqu’un qui fait quelque chose qu’il ne désire pas faire ?
V
ICTOR
– C’est ce que j’ai dit plus haut. Les psychiatres disent que tous, nous faisons cela. C’est être inconscient.
En fait on ne sait pas ce qu’on fait.
H
ÉLOÏSE
– Vois-tu une autre conséquence de ce que tu proposes ?
V
ICTOR
– Oui. On peut ne pas comprendre ce qu’on entend et ce qu’on voit. Ça arrive souvent, plus qu’on ne croit.
H
ÉLOÏSE
– Peut-être, mais comment cela s’appelle-t-il ?
V
ICTOR
– Je vois où tu veux m’amener. Je ne sais pas si je suis complètement d’accord, mais c’est vrai qu’on peut aussi appeler ça de l’inconscience.
H
ÉLOÏSE
– Alors, qu’en est-il dans l’art ?
V
ICTOR
– C’est vrai que dans l’art il y a une bonne part d’inconscient. L’artiste ne sait pas toujours ce qu’il fait, il ne voit peut-être même pas la réalité de son œuvre.
Certains artistes disent qu’ils sont transportés lorsqu’ils créent une œuvre. C’est ça qu’ils recherchent : ils suivent leur passion, sans savoir où elle les guide, mais c’est aussi leur liberté. ➝
C
ITATION
9
Le concept d’inconscient permet de prendre en charge les divers décalages, tels que, par exemple, celui qui existe entre « l’intention de l’artiste » et la « réalité de son œuvre ».
H
ÉLOÏSE
– Et le spectateur, l’auditeur ?
V
ICTOR
– Oui, lui aussi peut être transporté. Moi, c’est quand j’écoute de la musique. Il m’arrive de pleurer en
écoutant une chanson, même si c’est un peu ridicule.
H
ÉLOÏSE
– Y a-t-il eu communication ?
V
ICTOR
– Non, puisqu’il n’y pas eu de transfert d’information.
H
ÉLOÏSE
– Rien n’est passé entre l’artiste et toi, à travers l’œuvre ?
V
ICTOR
– Ah si ! quand même.
H
ÉLOÏSE
– Alors, communication ou pas ?
V
ICTOR
– Vu comme tu le décris, on peut dire que oui, qu’il y a communication, puisque quelque chose est passé entre nous.
40
D i a l o g u e 4 / A r t e t c o m m u n i c a t i o n
Précipitation
Problématique 23 :
Embellir la vie, est-ce la fonction de l’art ?
(texte p. 107)
Problématiques 2,
18, 19
H
ÉLOÏSE
– Mais quoi ?
V
ICTOR
– De l’émotion. Mais ce n’est pas quelque chose, ce n’est pas de la communication.
L’idée que l’émotion ne puisse pas être objet de communication est trop hâtivement énoncée, sans justification ni réflexion.
H
ÉLOÏSE
– Dans quel autre cas de figure y a-t-il échange d’émotion ?
V
ICTOR
– Avec des amis, quand on discute, on est heureux ensemble, même lorsqu’on est malheureux. Mais ce n’est pas un échange, je dirais plutôt que c’est un partage.
En ce sens, l’art est comme l’amour, il relie les êtres humains et améliore la vie en société, la rend plus agréable.
➝
C
ITATIONS
10
ET
11
H
ÉLOÏSE
– Et l’amour ?
V
ICTOR
– Quoi l’amour ?
H
ÉLOÏSE
– Choisissons-nous d’aimer ?
V
ICTOR
– Non, je ne crois pas.
H
ÉLOÏSE
– N’y a-t-il pas échange dans l’amour ? Peuxtu imaginer un amour sans communication ?
V
ICTOR
– Non. Ça serait bizarre, ou impossible.
H
ÉLOÏSE
– Y a-t-il une intention dans l’amour ?
V
ICTOR
– Oui et non.
H
ÉLOÏSE
– Explique.
V
ICTOR
– On ne veut pas tomber amoureux de l’autre,
ça nous tombe plutôt dessus. Mais une fois qu’on est amoureux, on veut toujours être avec l’autre parce qu’on est bien avec lui.
H
ÉLOÏSE
– Vois-tu un parallèle avec l’artiste ?
V
ICTOR
– Comme l’amoureux, et même plus que lui, l’artiste a un côté un peu fou. Il fait les choses parce qu’il est poussé par sa passion, qu’il ne maîtrise pas toujours.
H
ÉLOÏSE
– C’est tout ?
V
ICTOR
– Non. Je peux ajouter qu’il n’a pas nécessairement décidé d’être un artiste, et que l’inspiration le pousse à créer. En fait il n’a pas le choix, mais il ne peut pas exister sans ça.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce que cela nous dit à propos de l’inconscient chez l’artiste ?
41
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 20 :
La création est-elle le propre de l’art ?
(texte p. 104)
Problématiques 11,
22
Problématique accomplie
Problématique 18 :
L’œuvre d’art constitue-t-elle un moyen d’expression ?
(texte p. 102)
Problématique 11
Achèvement d’une idée
V
ICTOR
– Il est conscient d’une force qui agit en lui et le fait créer. Il a de l’inspiration, plus que toute autre personne, mais il ne sait pas l’expliquer, ni la maîtriser. Elle l’oblige à créer, mais elle lui donne cette liberté de la création. C’est pour ça qu’il paraît inconscient, mais je crois qu’il ne l’est pas vraiment, car il est conscient de son art. ➝
C
ITATIONS
12
ET
13
Une proposition de rapport dialectique entre « conscient » et « inconscient », « liberté » et « obligation » chez l’artiste a été articulée.
H
ÉLOÏSE
– Et que dit l’artiste avec ses créations ?
V
ICTOR
– Il exprime ce qu’il y a en lui. La vie, l’amour, la tristesse, l’univers, n’importe quoi. Pas toujours pour les autres, mais pour lui-même, parce qu’il n’a pas le choix. Et puis, si lui ne se comprend pas lui-même, les autres non plus, souvent, ne le comprennent pas. Mais il ne s’agit pas nécessairement de comprendre. Pourtant, comme pour l’amour, on dit quand même quelque chose. Mais quoi ?
Parfois c’est un vrai mystère, c’est pourquoi ça rend fou.
Mais une folie qui, je crois, libère ceux qui y participent, ceux qui acceptent ce que l’art peut leur enseigner.
H
ÉLOÏSE
– Alors l’art sert-il à communiquer ?
V
ICTOR
– C’est drôle, je dirais que non, il n’est pas fait pour communiquer, mais il communique quand même. Il communique souvent sans le vouloir et sans le savoir, malgré lui, par un besoin intérieur. C’est ça qui est bizarre. C’est le paradoxe de l’artiste. ➝
C
ITATION
14
L’art comme communication, souvent privé de « vouloir » et de
« savoir », est une hypothèse qui explique à nouveau certains décalages entre artiste et œuvre d’art.
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Éveiller l’âme : tel est, dit-on, le but final de l’art, tel est l’effet qu’il doit chercher à obtenir. » H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
2-
« L’art est fait pour troubler. La science rassure. » B
RAQUE
,
Pensées sur l’art, 1963.
42
D i a l o g u e 4 / A r t e t c o m m u n i c a t i o n
3-
« Ce qui est essentiel dans l’art, c’est qu’il parachève l’existence, c’est qu’il est générateur de perfection et de plénitude
[…]. » N
IETZSCHE
, La Volonté de puissance, 1901 (posth.).
4-
« Quelle vanité que la peinture, qui attire l’admiration par la ressemblance des choses dont on n’admire point les originaux. » P
ASCAL
, Pensées, 1670 (posth.).
5-
« Le son musical est un cri gouverné. » A
LAIN
, Vingt Leçons
sur les beaux-arts, 1931.
6-
« Ce qui risque plus sérieusement de le [l’art contemporain] compromettre, c’est la justification maladroite que trop souvent il se donne : la volonté de l’artiste de donner libre carrière à sa spontanéité et à sa singularité, bref, de s’exprimer. » D
UFRENNE
,
Art-Le Beau, 1989.
7-
« […] Lorsque l’artiste a produit quelque chose de bien, il s’est involontairement surpassé et ne se comprend plus. »
M
ATISSE
, Écrits et propos sur l’art, 1943.
8-
« […] Nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, puéril et serein, pour ne rien perdre de cette liberté par-delà les choses qui attend de nous-mêmes notre idéal. » N
IETZSCHE
, Le Gai Savoir, 1883.
9-
« Ses créations [de l’artiste], les œuvres d’art, étaient les satisfactions imaginaires de désirs inconscients […]. » F
REUD
,
Ma vie et la psychanalyse, 1925.
10-
« L’art doit avant tout embellir la vie, donc nous rendre nous-mêmes tolérables aux autres et agréables si possible ; ayant cette tâche en vue, il modère et nous tient en brides, crée des formes de civilité, lie ceux dont l’éducation n’est pas faite à des lois de convenance, de propreté, de politesse, leur apprend
à parler et à se taire au bon moment. » N
IETZSCHE
, Humain, trop
humain, 1878.
11-
« Mais c’est là la rançon dont il nous faut payer la stabilité.
Il nous faut choisir entre le bonheur et ce qu’on appelait autrefois le grand art. Nous avons sacrifié le grand art. Nous avons à la place les films sentants et l’orgue à parfums. » H
UXLEY
, Le
Meilleur des mondes, 1931.
12-
« […] Et ainsi l’auteur d’une production, en étant redevable
à son génie, ne sait pas lui-même comment les idées s’en trouvent en lui. » K
ANT
, Critique du jugement, 1790.
43
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
13-
« D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? qu’eux seuls ont une
“intuition” ? » N
IETZSCHE
, Humain, trop humain, 1878.
14-
« Nous pouvons concevoir l’art comme un système significatif, mais qui reste toujours à mi-chemin entre le langage et l’objet. » L
ÉVI
-S
TRAUSS
, Entretiens, 1969.
E n r é s u m é …
On se demande si toute œuvre d’art doit nécessairement avoir un sens, ou si elle peut être absurde. Est-il nécessaire que le sens que nous trouvons dans l’œuvre ait été voulu ou choisi par l’auteur, qu’il résulte d’une intention de dire ? On peut s’interroger par ailleurs sur ce qui fait la matière de la communication : s’agit-il d’exprimer des idées, ou de communiquer seulement une
émotion ? Le processus est-il conscient ou inconscient ? L’artiste crée-t-il pour lui-même ou parle-t-il aux autres ?
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Absurde : ce qui est dépourvu de sens, dont on ne perçoit ni la signification ni le but. Peut désigner ce qui est illogique et contradictoire.
Rationnel : qui provient de la raison seule, indépendamment ou concurremment aux données extérieures. Qui opère sous le contrôle ou la médiation de la raison. Sensé, logique.
Raison : faculté de connaître, d’analyser, de critiquer, de juger, de formuler des hypothèses, d’établir des relations et de former des concepts, propre à l’homme. S’oppose aux sens, à l’instinct ou aux sentiments. Norme de la pensée ; peut être
érigée en absolu. Cause ou explication.
Rationalisme : doctrine ou principe philosophique qui affirme la primauté de la raison et du raisonnement comme outil de connaissance et comme norme d’action.
44
D i a l o g u e 4 / A r t e t c o m m u n i c a t i o n
Inspiration : puissance plus ou moins mystérieuse dans laquelle on voit volontiers l’origine de l’œuvre d’art, de la création artistique.
Inconscient : instance psychologique sous laquelle on regroupe tout ce dont un sujet n’a pas connaissance : les contenus psychiques qui échappent à l’introspection.
Émotion : affect violent mais peu durable, souvent accompagné de signes physiologiques, par lequel une certaine agitation, un « mouvement » s’introduit en une personne.
Sentiment : état affectif, relativement durable, non nécessairement déterminé par la relation à un objet ou à un être, même s’il peut en résulter. Se distingue de la sensation, état d’origine plutôt physique que psychique.
Passion : sentiment profond et durable, capable de modifier considérablement le caractère et de dominer entièrement la conscience. Inclination psychique particulière et relativement exclusive, pouvant être considérée comme perturbation ou, au contraire, comme moteur du psychisme. État subi : s’oppose à la volonté ou à la raison.
45
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
5
L’artiste et la société
V
ICTOR
– Je me demande s’il suffit d’avoir de l’inspiration pour être un artiste. Et puis, comme on l’a dit plus haut, il suffirait de se déclarer artiste pour être artiste.
Problématique 10 :
Faut-il distinguer artiste et artisan ?
(texte p. 95)
Problématique 8
H
ÉLOÏSE
– Y aurait-il d’autres critères ?
V
ICTOR
– Il y a toujours la reconnaissance des autres, dont on a déjà parlé.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce le seul ?
V
ICTOR
– Il y a des gens qui sont artistes et d’autres qui ne le sont pas. Il ne suffit pas de produire quelque chose pour être reconnu comme un artiste, sinon tout le monde serait artiste ! ➝
C
ITATIONS
1
ET
2
Cette proposition n’apporte rien au processus de réflexion : on ne voit pas assez le problème.
Fausse
évidence
H
ÉLOÏSE
– Comment reconnaître qui est un artiste ?
V
ICTOR
– Il y a bien des critères.
H
ÉLOÏSE
– Allons-y !
V
ICTOR
– Je veux dire que tout le monde n’est pas artiste.
H
ÉLOÏSE
– Comment le sait-on, ou comment peut-on le vérifier, si nous n’avons pas de critères ?
V
ICTOR
– Tu as raison. Quand je dis « tout le monde n’est pas artiste », ce n’est pas un critère. Mais je suis quand même convaincu que c’est vrai.
Certitude dogmatique
Avant de répéter que « tout le monde n’est pas artiste », il s’agirait de déterminer ce qui qualifie un artiste.
H
ÉLOÏSE
– Alors penchons-nous sur les critères.
V
ICTOR
– En tout cas il faut être doué.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce que ça veut dire, être doué ?
V
ICTOR
– Il faut avoir un don. Quelque chose qui fait que l’on est un bon artiste.
H
ÉLOÏSE
– C’est-à-dire ?
V
ICTOR
– Un don, comme on dit que certains sont doués pour les mathématiques, le ski ou la mécanique.
H
ÉLOÏSE
– Ça ne me dit pas ce que c’est.
46
D i a l o g u e 5 / L’ a r t i s t e e t l a s o c i é t é
Emportement
émotionnel
Problématique 13 :
Peut-on donner une éducation esthétique ?
(texte p. 97)
Problématique 20
Suspension du jugement
V
ICTOR
– C’est une qualité particulière que l’on a, quelque chose qui nous est donné. C’est inné quoi !
H
ÉLOÏSE
– Que veut dire « c’est inné » ?
V
ICTOR
– Inné veut dire que dès le début, dès tout petit, on possède cette qualité particulière.
H
ÉLOÏSE
– Donc, dès son plus jeune âge, le peintre est déjà peintre ?
V
ICTOR
– Mozart faisait bien des concerts quand il avait quatre ans.
Le temps de la réflexion n’est pas pris, on ne profite pas de l’objection, qui porte sur le problème de l’apprentissage, difficilement évitable.
H
ÉLOÏSE
– Ainsi le don est nécessaire pour être artiste ?
V
ICTOR
– Oui, certainement. Je vois bien comment je n’ai jamais réussi à dessiner, alors que mon frère, lui, est très fort.
H
ÉLOÏSE
– Et le don suffit à expliquer cela ?
V
ICTOR
– Je ne sais pas, mais tous les deux, on a eu la même éducation à la base. Or lui a le sens de l’esthétique, il est créatif. Moi pas du tout. Question de don !
➝
C
ITATIONS
3
ET
4
H
ÉLOÏSE
– Et sans cette éducation, se serait-il mis à dessiner ?
V
ICTOR
– Il a toujours aimé dessiner, aussi loin que je me souvienne.
H
ÉLOÏSE
– Son éducation n’y est donc pour rien ?
V
ICTOR
– En fin de compte, tu me demandes si le don suffit pour être un artiste. C’est plutôt gênant comme question.
Une pause est faite dans le flux de la pensée, prise de conscience d’un problème : le don suffit-il vraiment ?
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi ?
V
ICTOR
– Évidemment, si on n’est pas doué, on ne sera jamais un artiste, même avec beaucoup de cours et de leçons. D’ailleurs mon frère connaît quelqu’un ayant à peine été à l’école, qui est un excellent artiste.
H
ÉLOÏSE
– Cela te suffit-il comme argument ?
V
ICTOR
– Non, c’est juste un exemple. En même temps, je viens de me dire que si c’était automatique d’être artiste, je ne vois pas pourquoi il y aurait des écoles d’art.
47
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 7 :
L’art peut-il se priver de règles ? (texte p. 93)
Problématiques 11,
22
Introduction d’un concept opératoire
Problématique 24 :
Peut-on assimiler l’art
à une connaissance ?
(texte p. 108)
Problématiques 1,
3, 10, 18, 20, 25
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce que l’on y enseigne, dans ces écoles ?
V
ICTOR
– D’après ce que je sais, on y apprend des techniques, l’histoire de l’art, ils ont même des cours de sciences. Il y a aussi le conservatoire de musique ; je crois que c’est un peu pareil, on y enseigne de nombreuses matières.
H
ÉLOÏSE
– Qu’en conclus-tu ?
V
ICTOR
– Qu’il est nécessaire d’avoir un don, mais que peut-être ça ne suffit pas. Il faut sans doute aussi acquérir un savoir-faire.
H
ÉLOÏSE
– Est-on plus artiste avec ce savoir-faire ?
V
ICTOR
– Je ne sais pas. Mais en tout cas l’œuvre d’art risque d’être plus réussie.
H
ÉLOÏSE
– Donc il est conseillé d’acquérir ce savoirfaire ?
V
ICTOR
– Je me demande si ce qu’on apprend ne peut pas parfois être néfaste, contraire à l’art. Comme si on n’était plus soi-même : on répète ce que disent et font les autres. Apprendre, j’ai l’impression que c’est aussi perdre sa liberté. À force de s’entendre dire quoi faire et de passer des examens, on devient conditionné, on ne crée pas, on perd toute personnalité ! Chaque artiste doit être particulier pour être un artiste. ➝
C
ITATION
5
Le concept de « conditionnement » induit par l’apprentissage, en opposition à « être soi-même », pose le problème de la liberté intellectuelle de l’artiste.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le problème, ici ?
V
ICTOR
– On peut finir par copier les autres, par les imiter.
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
V
ICTOR
– Un artiste doit inventer, plutôt que d’imiter les autres ou de copier ce qu’il voit autour de lui. Sinon il ne crée pas. Il sera peut-être un bon technicien, il reproduira ce qu’il aura vu et entendu, avec toutes ses connaissances, mais il ne sera jamais un artiste. ➝
C
ITATIONS
6
ET
7
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce que créer ?
V
ICTOR
– C’est faire quelque chose qui n’existait pas avant.
H
ÉLOÏSE
– Ne faut-il pas être artiste pour copier un artiste ?
48
D i a l o g u e 5 / L’ a r t i s t e e t l a s o c i é t é
Problématique 26 :
Existe-t-il un progrès dans les arts ?
(texte p. 109)
Problématiques 7, 8,
22
Achèvement d’une idée
Alibi du nombre
Problématique 25 :
L’art se définit-il comme une imitation du réel ? (texte p. 109)
Problématiques 7, 8,
22, 26
V
ICTOR
– Si, quand même. Alors je dirais maintenant que, chez les artistes, il y en a qui sont plus ou moins artistes. Il y en a qui copient, et d’autres qui inventent. Il y en a qui ont de l’imagination et d’autres qui en ont moins. Ceux qui ont vraiment du génie inventent de nouvelles choses, plutôt que de copier.
H
ÉLOÏSE
– Qu’inventent-ils ?
V
ICTOR
– Ils inventent de nouvelles manières de faire, comme l’art abstrait. Les impressionnistes ou Picasso ont inventé, par exemple, de nouvelles manières de peindre.
H
ÉLOÏSE
– Y aurait-il donc un progrès dans l’art ?
V
ICTOR
– Je crois que oui. Aujourd’hui, on est plus libre qu’avant. On peut faire ce qu’on veut, il n’y a plus d’interdictions ou de règles universelles et établies. Avant, il fallait peindre comme ceci ou comme cela. L’art abstrait, c’est quand même un progrès. ➝
C
ITATION
8
L’idée de progrès dans l’art a été explicitée, comme dépassement des règles établies et rejet des interdits.
H
ÉLOÏSE
– En quoi est-ce un progrès ?
V
ICTOR
– L’artiste fait ce qu’il veut. Ce qu’il peint n’a pas besoin de ressembler à ce qui existe déjà. Il ne copie pas ce qui est concret, il suit son inspiration, de même qu’il n’a pas besoin non plus de copier les autres. En musique, c’est pareil, on ne suit plus toutes les anciennes règles : les musiciens font ce qu’ils veulent.
H
ÉLOÏSE
– Dis-moi, imiter le concret, faire du figuratif, c’est être moins artiste ?
V
ICTOR
– En tout cas c’est être moins libre.
H
ÉLOÏSE
– Léonard de Vinci serait donc moins libre que
Picasso ?
V
ICTOR
– Je crois que oui. Mais tout le monde sait ça.
Affirmer que « tout le monde sait ça » ne justifie en rien l’affirmation précédente sur la liberté.
H
ÉLOÏSE
– Tu n’as pas un meilleur argument ?
V
ICTOR
– En tout cas Picasso n’avait pas à obéir à toutes sortes de règles, religieuses ou esthétiques par exemple. Il n’avait pas non plus à copier ce qu’il voyait : la nature, des gens ou des objets. Ni à respecter des règles esthétiques figées. Son époque avait dépassé cela. ➝
C
ITATIONS
9
ET
10
49
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 27 :
L’activité artistique peut-elle libérer l’homme ?
(texte p. 110)
Problématiques 22,
26
Incertitude paralysante
Illusion de synthèse
Problématique 7 :
L’art peut-il se priver de règles ? (texte p. 93)
Problématiques 6, 8,
22
H
ÉLOÏSE
– Et ceux qui voient son art ?
V
ICTOR
– De même que Picasso est plus libre que
Léonard de Vinci, ceux qui voient son art le sont aussi. Je dirais que son art libère, parce qu’il est plus libre. C’est là qu’il y a un progrès historique dans l’art ! ➝
C
ITATION
11
H
ÉLOÏSE
– Cette liberté dont tu parles peut-elle poser problème ?
V
ICTOR
– C’est sûr ! L’artiste se fait rejeter par tout le monde !
H
ÉLOÏSE
– Est-ce souhaitable ?
V
ICTOR
– Je ne sais pas. On peut difficilement répondre
à une telle question.
Il n’est pas indispensable de répondre, on peut aussi bien analyser le problème sans prendre parti, mais on ne peut se contenter d’exprimer une impression de difficulté, qui ne fait nullement progresser la discussion.
H
ÉLOÏSE
– Essaie, on verra bien.
V
ICTOR
– Non, je ne pense pas que ce soit souhaitable.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi ?
V
ICTOR
– Si l’artiste est seul, si tous le rejettent, ça finit par lui poser un problème.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi ?
V
ICTOR
– Je te vois venir, on en revient au problème de la communication. Pour communiquer, il faut se faire comprendre et se faire accepter. Et c’est vrai que certains artistes exagèrent. On dirait qu’ils veulent surtout faire de la provocation. C’est plus de la provocation que de l’art.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce que tu en conclus ?
V
ICTOR
– Qu’il faut faire attention. Il faut un juste milieu.
Le « juste milieu » est ici un concept vague, qui semble prendre en charge les divers aspects du problème, mais qui en réalité ne les articule nullement.
H
ÉLOÏSE
– Mais encore…
V
ICTOR
– Que la liberté c’est bien, mais que ce n’est pas tout. Les règles ont aussi leur importance. Les règles de la société par exemple, parce que l’on vit en société. Peut-être aussi les règles de l’art, pour se faire comprendre et ne pas faire n’importe quoi. Mais enfin ça me fait un peu peur de dire ça. ➝
C
ITATIONS
12
ET
13
50
D i a l o g u e 5 / L’ a r t i s t e e t l a s o c i é t é
Perte de l’unité
Problématique 2 :
L’art doit-il nous rendre heureux ?
(texte p. 89)
Problématiques 5,
13, 20, 21
H
ÉLOÏSE
– Cela te fait peur ?
V
ICTOR
– Oui. Tu devines pourquoi ?
H
ÉLOÏSE
– Non.
V
ICTOR
– Parce que l’on n’ose plus innover. Mais d’un autre côté, on voit et on entend parfois des choses qui ne ressemblent plus à rien.
H
ÉLOÏSE
– Qui ne ressemblent à rien ?
V
ICTOR
– Oui, on ne s’y retrouve pas, on ne comprend pas. Je ne sais pas comment le dire. Ça ne nous parle pas, quoi !
H
ÉLOÏSE
– Que veux-tu dire par là ?
V
ICTOR
– C’est comme une langue que l’on ne comprendrait pas. On ne sait pas ce que l’œuvre veut nous dire. Un artiste doit quand même être en accord avec son époque, même s’il est en avance et la précède.
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
V
ICTOR
– On est perdu.
Le discours se perd dans la multiplicité des arguments, alors qu’il est nécessaire de souligner les grandes lignes, de mettre en rapport les contradictions et d’articuler une problématique.
H
ÉLOÏSE
– Tu n’aimes pas te perdre ?
V
ICTOR
– Jusqu’à un certain point. Mais c’est vrai qu’il faut aussi apprendre à apprécier l’art, à l’aimer même si les œuvres nous paraissent surprenantes et bizarres.
H
ÉLOÏSE
– Nous aussi, spectateurs et auditeurs, nous devons étudier l’art ?
V
ICTOR
– D’une certaine manière, un peu, pour pouvoir mieux apprécier, même ce qui nous dérange et nous fait grincer des dents. Mais on n’est pas non plus obligé de tout aimer. Toutefois, je crois que l’art lui-même nous
éduque, lorsqu’il nous dérange. ➝
C
ITATION
14
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Mais le métier d’artiste n’est pas fait pour les médiocres et
à ceux-là les meilleurs conseils ne sauraient donner le talent. »
R
ODIN
, L’Art, entretiens avec Paul Gsell, 1911.
51
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
2-
« Dans une société communiste, il n’y aura plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres choses, feront de la peinture. » M
ARX
et E
NGELS
, L’Idéologie allemande, 1846.
3-
« Ce qui fait l’artiste, c’est d’avoir été dans l’adolescence plus profondément atteint par la découverte des œuvres d’art que par celle des choses qu’elles représentent. » M
ALRAUX
, Les Voix
du silence, 1951.
4-
« […] Ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison. » N
IETZSCHE
, Humain, trop humain, 1898.
5-
« Le génie est le talent de produire ce dont on ne peut donner de règle déterminée, et non pas l’habileté qu’on peut montrer en faisant ce qu’on peut apprendre suivant une règle ; par conséquent, l’originalité est sa première qualité. » K
ANT
, Critique
du jugement, 1790.
6-
« Le génie du peintre consiste à unir une connaissance interne et externe, un être et un devenir ; à produire, avec son pinceau, un objet qui n’existe pas comme objet et qu’il sait pourtant créer sur sa toile […]. » L
ÉVI
-S
TRAUSS
, La Pensée sau-
vage, 1962.
7-
« La peinture la plus digne d’éloges est celle qui a le plus de ressemblance avec ce qu’elle imite. » L
ÉONARD DE
V
INCI
, Traité
de la peinture, 1517.
8-
« C’est ainsi que l’art doit se manifester pour être l’art. S’il se réduit à persévérer dans la réitération, il n’est plus l’art, mais un pourrissement de l’art, un académisme. » C
ASSOU
, Art et contesta-
tion, 1968.
9-
« […] L’art n’a d’autre objet que d’écarter les symboles pratiquement utiles, les généralités conventionnellement et socialement acceptées, enfin tout ce qui nous masque la réalité, pour nous mettre face à face avec la réalité même […]. » B
ERGSON
, Le
Rire, 1900.
10-
« Il n’y a pas de règles à établir, encore moins de recettes pratiques, sinon on fait de l’art industriel. » M
ATISSE
, Écrits et
propos sur l’art, 1943.
11-
« Le charme que nous trouvons à leurs [les Grecs] œuvres d’art n’est pas contrarié par le peu d’avancement de la société où elles ont fleuri. Il en est plutôt le résultat ; il est inséparable
52
D i a l o g u e 5 / L’ a r t i s t e e t l a s o c i é t é de la pensée que l’état d’immaturité sociale où cet art est né, où seul il pouvait naître, ne reviendra jamais. » M
ARX
, Introduction
générale à la critique de l’économie politique, 1857.
12-
« Tout art en effet suppose des règles sur le fondement desquelles un produit est tout d’abord représenté comme possible, si on doit l’appeler un produit artistique. » K
ANT
, Critique de la
faculté de juger, 1790.
13-
« L’œuvre d’art est déterminée par un ensemble qui est l’état général de l’esprit et des mœurs environnantes. » T
AINE
,
Philosophie de l’art, 1865.
14-
« Il [l’art] nous procure […] l’expérience de la vie réelle, nous transporte dans des situations que notre expérience personnelle ne nous fait et ne nous fera peut-être jamais connaître
[…]. » H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
E n r é s u m é …
On rattache souvent l’activité artistique à un don. Mais outre qu’un tel talent naturel a quelque chose de mystérieux en lui-même, il faut s’efforcer de penser le rapport qu’il entretient avec l’éducation ou le travail esthétiques. L’habileté ou le savoir-faire technique qui accompagne la création est souvent pensé, surtout dans les arts plastiques, comme une capacité d’imitation ou de reproduction du réel. La problématique de l’imitation conduit plus radicalement à s’interroger sur la fonction de l’art. L’art a-t-il une fonction bien définie et laquelle ? Peut-on concevoir un art qui n’aurait aucune fonction particulière ? L’art peut-il être considéré comme l’expression d’une pure liberté, dépourvue de toute contrainte ?
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Création : acte de produire, de faire venir à l’existence réelle, une chose qui n’existait pas auparavant. Elle s’oppose à la fois
à la destruction et à la reproduction, en tant que cette dernière ne comporte aucune idée de nouveauté ou d’invention.
53
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Don : aliénation à titre gratuit, qui désigne l’acte de donner, ou parfois l’objet même qui est donné. Dans un sens plus restreint, un bien reçu de Dieu ou de la nature, en particulier une vertu ou un talent.
Argument : raisonnement ayant pour finalité la mise en évidence de la vérité ou de la fausseté d’une proposition.
Argumentation : série ou enchaînement d’arguments visant à
établir une conclusion.
Démonstration : raisonnement déductif établissant nécessairement une conclusion à partir de données de base, les prémisses, celles-ci étant évidentes en elles-mêmes ou ayant fait l’objet d’une preuve antérieure.
Imitation : reproduction volontaire ou non d’une chose ou d’une action, prises comme modèle. Peut désigner aussi le résultat, c’est-à-dire l’action ou l’objet reproduits.
Ressemblance : relation posée entre deux objets au moins et établissant entre eux une certaine communauté. La ressemblance est plutôt sentie que pensée, relève plus des sens que de la raison. Elle doit être distinguée de l’identité : deux choses identiques ne se ressemblent pas : il n’y a plus d’altérité.
Règles : énoncés à vocation prescriptive, déterminant les exigences auxquelles on doit se conformer dans une opération, qu’elle soit technique, pratique ou intellectuelle.
Universel : qui se rapporte sans exception à tous les éléments d’un ensemble donné ; exemples : attraction universelle (tout l’univers), suffrage universel (tous les citoyens). Peut désigner
également un attribut commun à un ensemble donné, pris comme une réalité en soi ; exemple : raison universelle.
Particulier : qualifie un caractère ou une propriété convenant à un élément unique, à quelques éléments spécifiques ou à une partie réduite d’un ensemble plus étendu.
Progrès : développement d’une chose, d’un individu ou d’un groupe qui lui permet d’accéder à une amélioration, un degré supérieur dans un domaine donné.
54
6
Le beau, le bien, le vrai
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi aimons-nous l’art ?
V
ICTOR
– Parce qu’il nous procure un sentiment agréable.
H
ÉLOÏSE
– Est-il toujours agréable ?
V
ICTOR
– Je crois que oui. En tout cas lorsqu’on apprécie une œuvre. Sinon, elle nous laisse indifférent.
H
ÉLOÏSE
– L’art ne nous procure-t-il jamais de sentiments désagréables ?
V
ICTOR
– Si, bien sûr. Comme certaines scènes au cinéma, quand il y a de la brutalité ; la musique, quand on n’entend que des notes ; la peinture, quand les couleurs sont criardes. Et c’est toujours de l’art, même si cela ne nous procure aucun plaisir.
Après avoir émis l’hypothèse que l’art « procure un sentiment agréable », objection est faite que parfois l’art dérange.
Position critique
Problématique 12 :
Le beau peut-il être utile ? (texte p. 96)
Problématiques 2, 23
H
ÉLOÏSE
– Qu’y a-t-il de commun à ces différentes situations ?
V
ICTOR
– Il me semble que, dans tous ces cas de figure, on se sent agressé.
H
ÉLOÏSE
– Mais si nous n’aimons pas nous sentir agressés, qu’attendons-nous de l’art ?
V
ICTOR
– Nous aimons nous sentir bien. L’art est censé nous y aider. C’est quand même son utilité, de nous rendre les choses plus belles, plus agréables, non ? ➝
C
ITATIONS
1
ET
2
H
ÉLOÏSE
– Comme un bon plat ?
V
ICTOR
– Non, pas tout à fait. Pourtant on parle de l’art culinaire, mais il me semble que dans l’art véritable il y a autre chose que d’être satisfait. Une autre dimension.
Le concept « une autre dimension », censé distinguer l’art véritable, est trop vague ; il mérite d’être explicité.
Concept indifférencié
H
ÉLOÏSE
– Explique-toi.
V
ICTOR
– Dans l’art, on se transcende soi-même.
H
ÉLOÏSE
– Que veux-tu dire ?
V
ICTOR
– On se dépasse, quoi ! C’est pour ça qu’il me fait penser à l’amour. On n’est plus tout à fait soi-même,
55
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 11 :
L’œuvre d’art permetelle une réalisation de soi ?
Problématiques 16,
21
Introduction d’un concept opératoire
Opinion reçue
Idée réductrice
mais ça nous fait vibrer, ça nous fait exister un peu plus.
Peut-être même que, grâce au beau, on est davantage soi-même ! En résumé : on devient meilleur et on se réalise à travers l’art. Peut-être est-ce là la moralité de l’art !
➝
C
ITATION
3
Le concept de « se réaliser », explicité, rend compte de cette « autre dimension » de l’art, constitutive de l’individu.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi n’aime-t-on pas ce qui nous choque, ce qui nous est étranger ?
V
ICTOR
– On veut être bien, on veut être soi-même.
D’ailleurs, quand on aime, si l’autre nous fait trop souffrir, on arrête.
H
ÉLOÏSE
– Donc on veut se sentir bien et ne pas souffrir ?
V
ICTOR
– Oui, je pense.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi pleure-t-on au cinéma ou au théâtre, lors de la représentation d’une tragédie, même si on est content du spectacle ? Sommes-nous masochistes ?
V
ICTOR
– Parce que c’est beau, et que la beauté nous rend heureux même si c’est triste. Ce n’est pas nouveau quand même, l’histoire de l’art en est la preuve.
En soi, « l’histoire de l’art » ne nous prouve rien du tout. À moins de démontrer, par des exemples ou des explications, comment cette « histoire » constitue une preuve.
H
ÉLOÏSE
– Pourtant, ce qui est représenté peut être terrible. La mort par exemple, ou la violence que tu dénon-
çais tout à l’heure.
V
ICTOR
– Oui, mais si c’est beau, on aime quand même.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi ?
V
ICTOR
– On n’y peut rien, c’est ainsi. Le beau nous rend heureux.
Le discours est pour l’instant figé dans l’idée du beau qui rend heureux.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce que la mort ou la violence sont belles ?
V
ICTOR
– Non, certainement pas !
H
ÉLOÏSE
– Alors n’y a-t-il pas mensonge si l’art embellit des choses qui ne sont pas belles ?
V
ICTOR
– Non, parce qu’il y a le fond et qu’il y a la forme. C’est la forme qui est belle. Sans la forme, nous n’aimerions pas.
56
D i a l o g u e 6 / L e b e a u , l e b i e n , l e v r a i
Problématique 28 :
L’art est-il le règne de l’apparence ?
Problématiques 16,
21, 23
Précipitation
Exemple inexpliqué
Problématique 27 :
L’activité artistique peut-elle libérer l’homme ?
(texte p. 110)
Problématiques 2,
11, 19
H
ÉLOÏSE
– Cette forme n’est-elle pas un emballage mensonger ?
V
ICTOR
– C’est très important la forme, la beauté de la forme, autant que le fond. Et puis dans l’art, il n’y a pas de vrai et de faux. Pas plus que de bien et de mal, ni de morale. Ça n’a rien à voir, je l’ai déjà dit : l’important, c’est ce que l’on perçoit. ➝
C
ITATIONS
4
ET
5
Le problème du fond et de la forme n’est pas traité, ni celui du rapport au vrai et au faux, celui du bien, du mal et de la morale non plus. La conclusion est un peu hâtive, et de surcroît contradictoire avec de précédentes affirmations. Tout cela mériterait d’être développé.
H
ÉLOÏSE
– Dis-moi, cette forme joue-t-elle un rôle particulier ?
V
ICTOR
– Je ne vois pas très bien.
H
ÉLOÏSE
– Que fait l’artiste lorsqu’il change la forme des choses ?
V
ICTOR
– Je te l’ai dit, il embellit.
H
ÉLOÏSE
– Et s’il embellit la violence et la souffrance ?
V
ICTOR
– Et alors ?
H
ÉLOÏSE
– Tu aimes bien la violence que l’on embellit ?
V
ICTOR
– Je dois avouer que oui, j’aime bien les films d’action par exemple.
Il ne suffit pas de donner un exemple, il faut aussi analyser et conceptualiser ce qu’il contient.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi ?
V
ICTOR
– Je les trouve excitants.
H
ÉLOÏSE
– Excitants ?
V
ICTOR
– Oui, à tel point que je ne vois pas le temps passer s’ils sont bien faits. Lorsque je sors, parfois, je suis
épuisé à cause de tout le suspense.
H
ÉLOÏSE
– Tu te sens mal ?
V
ICTOR
– Non, je me sens mieux. Je me suis vraiment défoulé. Mais avec les films drôles aussi, je me défoule. Je pense que le cinéma nous libère de nos anxiétés, de tous nos sentiments refoulés. C’est d’ailleurs bizarre de remarquer à quel point on s’y croit, dans les films. On veut même y croire, pour mieux vibrer. ➝
C
ITATION
6
H
ÉLOÏSE
– Que signifie « on veut y croire » ?
57
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Indétermination du relatif
Problématique 16 :
Pouvons-nous concevoir un rapport entre le beau et le vrai ? (texte p. 100)
Problématiques 1,
21, 28
V
ICTOR
– On veut croire que c’est vrai, sinon il n’y a pas d’émotions.
H
ÉLOÏSE
– Pourtant, est-ce vrai ?
V
ICTOR
– C’est une constatation paradoxale. Mais l’art est magique, comme je l’ai déjà dit.
H
ÉLOÏSE
– Justement, prenons la magie. Est-ce un art ?
V
ICTOR
– Oui, c’est aussi un art.
H
ÉLOÏSE
– Bon, mais n’est-il pas mensonger ?
V
ICTOR
– Je ne vois pas pourquoi.
H
ÉLOÏSE
– Les foulards deviennent-ils vraiment des colombes ?
V
ICTOR
– Évidemment que non.
H
ÉLOÏSE
– Pourtant le magicien nous le fait croire.
V
ICTOR
– Oui, mais il ne faut pas être idiot quand même…
H
ÉLOÏSE
– Ne sommes-nous pas parfois très naïfs envers l’art ?
V
ICTOR
– Les enfants peut-être. Mais ça dépend vraiment des situations.
L’introduction d’un « ça dépend » n’explique rien du tout. Il faudrait préciser sur quoi repose la dépendance.
H
ÉLOÏSE
– Et la publicité ?
V
ICTOR
– C’est vrai que certaines publicités sont très bien conçues, elles nous feraient avaler n’importe quoi.
Je trouve que parfois les artistes sont sans scrupules, les photographes par exemple. Mais il suffit de ne pas perdre son sens critique, pour ne pas se laisser manipuler par l’art et ne pas oublier la réalité. ➝
C
ITATIONS
7
ET
8
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi faut-il conserver un sens critique ?
V
ICTOR
– Il faut se méfier, ne pas croire tout ce que l’on voit ou entend. On peut se faire manipuler.
H
ÉLOÏSE
– Tiens donc ! L’art pourrait nous manipuler ?
V
ICTOR
– Toi aussi tu me manipules. Tu me fais dire ce que tu veux parfois, avec ton art philosophique…
H
ÉLOÏSE
– Alors, comment cette manipulation opèret-elle ?
V
ICTOR
– Je ne crois pas que l’artiste veuille nous manipuler. C’est de notre faute si on se fait manipuler. Et
58
D i a l o g u e 6 / L e b e a u , l e b i e n , l e v r a i
Concept indifférencié
Problématique 20 :
La création est-elle le propre de l’art ?
(texte p. 104)
Problématiques 16,
22, 27, 28
Illusion de synthèse
comme je te l’ai dit, il n’y a ni bien, ni mal, ni morale établie dans l’art.
Il s’agissait ici de définir la « manipulation », avant d’aborder l’intention, la responsabilité ou la moralité de l’acte.
H
ÉLOÏSE
– Oublie l’intention un instant, à qui revient la faute et s’il y a faute. Dis-moi seulement comment opère la manipulation.
V
ICTOR
– Les choses ne sont pas ce qu’elles paraissent.
H
ÉLOÏSE
– Comment cela ?
V
ICTOR
– Elles ne sont pas ce qu’elles sont vraiment.
H
ÉLOÏSE
– N’est-ce pas cela un mensonge ?
V
ICTOR
– Si, mais l’artiste, lui, invente, c’est normal. Ce n’est pas la réalité, mais c’est une autre réalité, peut-être plus parfaite que celle à laquelle nous sommes habitués.
➝
C
ITATION
9
H
ÉLOÏSE
– Et le menteur ?
V
ICTOR
– S’il ment bien, c’est un artiste. Après tout, un acteur, c’est ce qu’il fait, non ?
H
ÉLOÏSE
– N’utilise-t-on pas l’adjectif « faux » pour un acteur, ou pour un musicien ?
V
ICTOR
– Non, pas pour l’acteur.
H
ÉLOÏSE
– Tiens !
V
ICTOR
– On l’utilise, mais pas comme tu le dis. On dit qu’ils jouent faux. Mais ce n’est pas pareil.
H
ÉLOÏSE
– Admettons, mais qu’est-ce que cela signifie ?
V
ICTOR
– Pour l’acteur, ça signifie qu’il joue mal, qu’il n’est pas cohérent : par exemple que le ton ne convient pas
à ce qu’il dit ; pour le musicien, que les notes ne sont pas les bonnes, qu’il y a un manque d’harmonie dans son jeu.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le point commun entre les deux analyses ?
V
ICTOR
– Elles concordent tout à fait : les deux idées vont bien ensemble.
Il ne suffit pas de décréter que deux idées « vont bien ensemble » pour que le lien en soit visible. Il est nécessaire de montrer la nature de ce lien.
H
ÉLOÏSE
– Pourrais-tu être plus précis ?
59
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 1 :
L’art a-t-il du sens ?
(texte p. 88)
Problématiques 16,
20
Problématique 16 :
Pouvons-nous concevoir un rapport entre le beau et le vrai ? (texte p. 100)
Problématiques 2,
20, 22, 27, 28
Problématique accomplie
V
ICTOR
– On pourrait dire que, dans les deux cas, il y a un manque d’unité dans ce qui est réalisé.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le rapport entre cette définition et l’idée de vérité ?
V
ICTOR
– C’est pareil, il y a un manque de cohérence, un manque de réalité, un manque d’unité. Mais en même temps, ce n’est pas la même chose.
H
ÉLOÏSE
– Explique-toi un peu plus.
V
ICTOR
– L’artiste crée sa propre vérité. Il invente.
H
ÉLOÏSE
– Et alors ?
V
ICTOR
– C’est vrai que même s’il l’invente, sa vérité doit être cohérente, sinon elle sonne faux. La beauté, c’est l’harmonie : il faut que tout paraisse coordonné, que tout aille ensemble. ➝
C
ITATIONS
10
ET
11
H
ÉLOÏSE
– En partant de cela, pourquoi le beau nous enthousiasme-t-il tant ?
V
ICTOR
– On pourrait dire qu’il nous transporte dans une autre vérité, qui est vraie parce qu’elle est belle.
H
ÉLOÏSE
– Y a-t-il mensonge ?
V
ICTOR
– En fait, oui et non. Oui, parce que cette vérité n’est peut-être pas cohérente avec celle que nous connaissons, mais aussi non, parce qu’elle n’est pas moins vraie.
Car l’artiste nous emporte dans son monde, dans un autre monde qui a aussi sa cohérence, différente de celle que nous connaissons. Il nous transporte. Il nous transforme.
C’est comme le prestidigitateur qui nous invite dans un endroit où les lapins sortent des chapeaux : ça marche, mais ça nous choque en même temps. On pourrait dire que l’œuvre d’art est une vérité subjective. ➝
C
ITATIONS
12
ET
13
L’idée de vérité est ici problématisée autour du concept de « cohérence », qui permet d’envisager simultanément l’unité et la pluralité du vrai, son objectivité et sa subjectivité.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi nous choque-t-il, cet autre monde ?
V
ICTOR
– Parce qu’on sait qu’au fond, il est faux.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi dis-tu que cet autre monde est nécessairement faux ?
V
ICTOR
– Parce qu’on voit bien qu’il ne colle pas avec le nôtre.
H
ÉLOÏSE
– Comment sais-tu que c’est lui qui est faux ?
60
D i a l o g u e 6 / L e b e a u , l e b i e n , l e v r a i
Alibi du nombre
V
ICTOR
– Parce qu’il s’oppose à celui de tout le monde.
La quantité ne constitue pas un argument suffisant, à moins de montrer en quoi cette majorité est déterminante.
H
ÉLOÏSE
– Et depuis quand « tout le monde » a nécessairement raison ?
V
ICTOR
– Je n’y avais pas pensé, mais c’est vrai. Après tout, c’est peut-être notre monde qui est faux.
H
ÉLOÏSE
– Comment sais-tu que celui que tu appelles
« notre monde » est vraiment le nôtre ?
V
ICTOR
– C’est quand même ce que nous sommes habitués à voir. C’est là que nous vivons. S’il était faux, ce serait assez effrayant.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce un critère ?
V
ICTOR
– J’imagine que non ; pourtant il l’est pour la plupart d’entre nous. Mais quand j’y pense, on peut affirmer que les artistes osent dire des choses que nous n’osons pas dire.
H
ÉLOÏSE
– Cela nous plaît-il ?
V
ICTOR
– Pas toujours. Mais c’est parce que nous manquons d’habitude, ou de courage. Alors nous sommes choqués.
H
ÉLOÏSE
– Faut-il faire confiance aux artistes ?
V
ICTOR
– Alors là ! je n’en sais rien ! Il faut au moins essayer de les comprendre, de les apprécier. Faire confiance ? Peut-être pas plus qu’à n’importe qui d’autre.
Dans le même genre, on peut aussi se demander s’il faut faire confiance au philosophe.
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« Nous prenons plaisir à contempler les images les plus exactes de choses dont la vue nous est pénible dans la réalité
[…]. » A
RISTOTE
, Poétique,
IVe siècle av. J.-C.
2-
« Elle [l’art, connaissance pure] ne l’affranchit pas définitivement de la vie, elle ne l’en délivre que pour quelques instants bien courts ; […] elle n’est qu’une consolation provisoire pendant la vie […]. » S
CHOPENHAUER
, Le Monde comme volonté et
comme représentation, 1818.
61
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
3-
« Rien n’améliore autant le caractère que l’étude des beautés, qu’il s’agisse de la poésie, de l’éloquence, de la musique ou de la peinture. Elle donne une certaine élégance de sentiment à laquelle le reste de l’humanité est étranger. » H
UME
, Essais
esthétiques, 1742 et 1752.
4-
« La nature crée des êtres véritables, l’artiste des êtres d’apparence. » G
OETHE
, Écrits sur l’art, 1799.
5-
« Le peintre nous peindra un cordonnier, un menuisier, les autres artisans, alors qu’il ne connaît rien à leurs arts. Cependant, pour peu qu’il soit bon peintre, s’il peignait un menuisier et le leur montrait de loin, il pourrait tromper au moins les enfants et les fous, en leur faisant croire que c’est véritablement un menuisier. »
P
LATON
, La République,
IVe siècle av. J.-C.
6-
« Cependant, sous l’influence des mélodies sacrées, nous voyons ces mêmes personnes, quand elles ont recours aux mélodies qui transportent l’âme hors d’elle-même, remises d’aplomb comme si elles avaient pris un remède et une purgation. » A
RISTOTE
, La Politique,
IVe siècle av. J.-C.
7-
« Les théâtres, les jeux, les farces, les spectacles, les bêtes
étranges, les médailles, les tableaux, et autres drogues de même nature, étaient, pour les peuples anciens, les appâts de la servitude, le prix de la liberté, les outils de la tyrannie. » L
A
B
OÉTIE
, De la servitude volontaire, 1578 (posth.).
8-
« L’art n’est sûrement qu’une vision plus directe de la réalité. » B
ERGSON
, Le Rire, 1900.
9-
« L’art est essentiellement l’affirmation, la bénédiction, la divinisation de l’existence. » N
IETZSCHE
, La Volonté de puissance,
1901 (posth.).
10-
« Comme le fait d’imiter ainsi que l’harmonie et le rythme sont dans notre nature […] dès le principe, les hommes qui avaient le plus d’aptitude naturelle pour ces choses ont, par une lente progression, donné naissance à la poésie […]. » A
RISTOTE
,
Poétique,
IVe siècle av. J.-C.
11-
« Dans l’art moderne, l’aspect harmonieux du laid s’érige en protestation. Il en ressort quelque chose de qualitativement nouveau. » A
DORNO
, Du laid, du beau et de la technique, 1974 (posth.).
12-
« L’essence de l’art, c’est la vérité se mettant elle-même en
œuvre. » H
EIDEGGER
, Chemins qui ne mènent nulle part, 1949.
62
D i a l o g u e 6 / L e b e a u , l e b i e n , l e v r a i
13-
« L’art crée des apparences et vit d’apparences et, si l’on considère l’apparence comme quelque chose qui ne doit pas être, on peut dire que l’art n’a qu’une existence illusoire, et ses créations ne sont que du pures illusions. » H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
E n r é s u m é …
Quelle est la force de l’art, comment peut-il agir sur le spectateur ? Cette question conduit à revenir sur le statut du plaisir, car il apparaît que cette notion ne rend pas compte de toute la richesse de l’expérience esthétique ; en effet, que dire de ces
œuvres qui nous troublent, voire nous choquent profondément ?
Doit-on exercer sur les arts la fonction critique de l’entendement ? L’exigence rationnelle de vérité a-t-elle un rôle à jouer dans l’expérience esthétique ?
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Certitude : adhésion forte et inébranlable de l’esprit à une vérité, reposant sur des motifs divers, rationnels ou empiriques. Peut
également désigner une proposition tenue pour certaine.
Erreur : jugement ou croyance non conforme à la réalité, posant le faux comme vrai, ou l’inverse. Contraire à la logique ou à la réalité.
Mensonge : énoncé faux, connu comme tel par celui qui le profère.
Faute : violation d’une règle morale ou intellectuelle. Elle ne consiste pas en un jugement ou en une croyance, mais en un acte.
Vrai/Vérité : caractère d’une idée ou d’une proposition qui doit susciter l’adhésion de tout esprit en raison de sa conformité avec le réel ou de sa cohérence propre. Peut être personnifié ou considéré comme un idéal.
Apparence : aspect sous lequel se présente une chose ou une conduite pour un observateur, et qui est souvent considéré comme ne pouvant fournir qu’une connaissance probable.
63
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Mystère : terme d’origine religieuse désignant ce qui reste impénétrable à la raison humaine, une vérité inaccessible.
Scandale : phénomène affectif suscité par l’indignation que provoquent des propos ou des actes contraires aux valeurs morales, sociales ou religieuses.
Critique : qui n’accepte pas sans examen un énoncé, un fait ou une idée, mais exerce à son propos sa faculté de discernement.
Dans une acception objective : analyse ; dans une acception péjorative : reproche.
Objectif : ce qui appartient à l’objet en lui-même, à sa réalité propre, hors de l’esprit qui le pense. Absence de préjugé ou de parti pris. Peut être employé au sens de « réel » ou de « scientifique ». Prend aussi le sens de finalité ou de destination.
Subjectif : qui appartient au sujet, désignant en général l’homme, soit en tant que personne douée de sensations, de sentiments, soit en tant qu’esprit raisonnant. Qualifie la connaissance ou la perception d’un objet, réduite ou modifiée par la nature du sujet. En opposition à objectif, prend le sens de « partial » ou de « partiel ». Peut prendre aussi le sens péjoratif d’« illusoire » ou d’« infondé ».
7
L’éducation esthétique
H
ÉLOÏSE
– Tout à l’heure, tu as dit à propos des artistes qu’il fallait essayer de les comprendre et de les apprécier, comme si cela représentait un problème.
V
ICTOR
– C’est clair, c’est un problème.
Problématique 14 :
La saisie du beau est-elle immédiate ?
(texte p. 98)
Problématiques 1, 2,
13, 20
H
ÉLOÏSE
– Mais encore…
V
ICTOR
– Les artistes ne s’expriment pas normalement.
Prends le poète : il utilise des mots, mais il ne s’en sert pas comme tout le monde.
H
ÉLOÏSE
– Comment cela ?
V
ICTOR
– Ses mots ne sont pas vraiment des mots.
H
ÉLOÏSE
– Pourtant, en général, les mots du poète apparaissent dans le dictionnaire.
V
ICTOR
– Peut-être, mais ils n’ont pas le même sens dans le dictionnaire.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce que tu en conclus ?
V
ICTOR
– Que les poètes se fabriquent leur propre dic tionnaire ! Et que ce n’est pas évident de savoir ce qu’ils racontent, parce qu’ils s’expriment différemment et ne fournissent pas leur dictionnaire personnel avec le poème !
Alors il faut deviner, et c’est loin d’être évident. La lecture d’un poème peut être très agréable, ou carrément pénible !
Parfois on ne sait pas quoi penser. L’art et le beau, ce n’est pas l’évidence. ➝
C
ITATIONS
1
ET
2
L’exemple du poète est analysé, pour que nous comprenions en quoi la lecture de ses œuvres peut poser un problème.
Exemple analysé
H
ÉLOÏSE
– Cette situation d’incertitude te plaît-elle ?
V
ICTOR
– Disons que c’est amusant, que c’est intriguant, provocant même, mais que c’est aussi frustrant, ou une véritable prise de tête.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce qu’il y a de particulier dans le vocabulaire du poète ?
V
ICTOR
– Il est différent.
H
ÉLOÏSE
– Différent en quoi ?
65 64
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Indétermination du relatif
Problématique 28 :
L’art est-il le règne de l’apparence ?
Problématiques 1,
13, 14
V
ICTOR
– Par exemple, il utilise des métaphores. Une chose en signifie une autre : lorsqu’il parle de la fleur, il s’agit de son amour. Ou alors il utilise des symboles : par exemple lorsqu’il parle de blanc, ce n’est pas de la couleur qu’il s’agit, mais de la pureté.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi se compliquer ainsi la vie ?
V
ICTOR
– On se le demande ! Mais enfin, c’est vrai que l’effet peut en être joli.
H
ÉLOÏSE
– À quoi est dû cet effet ?
V
ICTOR
– Là, ça dépend beaucoup des goûts. On dit que
ça ne peut pas se discuter.
Si les « goûts » varient, selon quoi varient-ils ? Si cela ne peut pas se discuter, il faut expliquer pourquoi.
H
ÉLOÏSE
– Dis-moi ce que toi, tu trouves joli.
V
ICTOR
– Ce qui me plaît le plus est que, dans un poème, on peut dire de grandes choses sans en avoir l’air.
H
ÉLOÏSE
– Que veux-tu dire par « sans en avoir l’air » ?
V
ICTOR
– Parce que, au premier degré, ce sont des mots ordinaires, qui sont jolis, ou bizarres. Et puis derrière, si tu creuses, tu trouves des sens très profonds, qui dépassent peut-être même l’auteur. ➝
C
ITATIONS
3
ET
4
H
ÉLOÏSE
– Est-ce vraiment profond ce que dit le poète ?
V
ICTOR
– Je ne sais pas. C’est ce que j’ai appris, mais parfois j’en doute. On leur fait aussi dire bien des choses qu’ils n’ont pas voulu dire, j’en suis certain.
H
ÉLOÏSE
– Mais faut-il avoir voulu le dire pour le dire ?
V
ICTOR
– Alors là, je ne comprends pas la question !
H
ÉLOÏSE
– Se peut-il qu’ils disent des choses profondes sans avoir voulu les dire ?
V
ICTOR
– Une telle idée est assez absurde.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi dis-tu cela ? Il me semble que nous avons déjà abordé le problème.
V
ICTOR
– Comment peut-on dire quelque chose de profond que l’on ne veut pas dire ? Si on ne veut pas le dire, on ne le dit pas, c’est tout. Il n’y a que des bêtises qu’on puisse dire sans en être conscient.
H
ÉLOÏSE
– Supposons un moment que cela soit possible.
V
ICTOR
– Si tu veux, pourquoi pas !
H
ÉLOÏSE
– Trouve-moi un exemple.
66
D i a l o g u e 7 / L’ é d u c a t i o n e s t h é t i q u e
Penser l’impensable
Problématique 15 :
L’œuvre d’art
échappe-t-elle
à son auteur ?
(texte p. 99)
Problématiques 10,
20
Achèvement d’une idée
V
ICTOR
– Oui… on peut… Les enfants, à la rigueur, qui nous surprennent par leurs paroles. N’est-ce pas un bon exemple ?
En dépit de la thèse initiale, un exemple a été trouvé, qui permet de creuser l’hypothèse inverse : on peut dire des choses « profondes » sans le vouloir. Néanmoins, cette idée avait déjà été articulée plus tôt, puis oubliée.
H
ÉLOÏSE
– Si tu veux.
V
ICTOR
– Ou quelque chose comme l’intuition féminine ?
H
ÉLOÏSE
– D’accord aussi, mais explique-toi mieux.
V
ICTOR
– Les enfants disent des choses profondes, mais eux ne s’en rendent pas compte. Pour l’intuition, c’est un peu pareil : on sait des choses sans savoir pourquoi, ou sans pouvoir les expliquer.
H
ÉLOÏSE
– Mais alors, les sait-on ces choses, ou les ignore-t-on ?
V
ICTOR
– Je ne sais pas. C’est dur à dire. Peut-être que ce sont des idées trop profondes, que l’on n’arrive pas à exprimer.
H
ÉLOÏSE
– Tu viens de dire que les poètes les exprimaient.
V
ICTOR
– Oui, c’est vrai. Mais ils possèdent l’inspiration.
H
ÉLOÏSE
– Que veux-tu dire par là ?
V
ICTOR
– L’inspiration vient d’ailleurs, ou du fond de l’inconscient. Les artistes ont des idées qui leur viennent comme ça, instantanément, sans réfléchir. C’est ainsi qu’ils créent. Ils n’ont pas besoin d’être conscients de toutes les étapes, ils ne choisissent même pas leurs propres idées ou leurs propres créations, elles peuvent parfois les dépasser. ➝
C
ITATION
5
La notion d’« inspiration » explique comment on peut exprimer des idées profondes sans le vouloir ni en être conscient.
H
ÉLOÏSE
– Comment peut-on avoir des idées sans réfléchir ?
V
ICTOR
– Ça arrive à tout le monde ! On cherche quelque chose, on ne le trouve pas ; on ne le cherche pas, on le trouve. Ça vient d’un seul coup. Comme un cadeau. Même sans savoir ce que c’est. On ne décide pas tout ce qui se passe dans notre tête.
67
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Suspension du jugement
Problématique 24 :
Peut-on assimiler l’art à une connaissance ?
(texte p. 108)
Problématiques 1, 14
H
ÉLOÏSE
– Mais si on ne réfléchit pas, comment sait-on que ces idées sont intéressantes ?
V
ICTOR
– Elles nous plaisent.
H
ÉLOÏSE
– C’est-à-dire ?
V
ICTOR
– Je ne peux pas le dire autrement. Elles nous plaisent, elles nous paraissent belles ou séduisantes, même si on ne sait pas exactement de quoi il s’agit.
H
ÉLOÏSE
– Qu’est-ce qui nous séduit dans ces idées ?
V
ICTOR
– Le fait qu’elles ne sont pas habituelles, qu’elles sont différentes, quoi ! Ce doit être pareil pour ceux qui composent de la musique. Tout d’un coup un air leur trotte dans la tête, un air qu’ils n’ont jamais entendu, un air qu’ils ont imaginé.
H
ÉLOÏSE
– Donc c’est de l’imagination ?
V
ICTOR
– J’ai l’impression que c’est plus que ça.
Contrairement à ce que j’ai dit précédemment, je me demande s’il n’y a pas du vrai dans tout ça.
Après que le « vrai » a été écarté du « beau », une hésitation se fait jour, qui questionne la légitimité de cette séparation.
H
ÉLOÏSE
– Du vrai en musique ?
V
ICTOR
– Comme les notes de musique, il paraît que c’est tout mathématique, ils font peut-être des mathématiques sans le savoir. Et du coup, peut-être qu’écouter de la musique, c’est comme un cours de mathématique.
Remarque, des mathématiques inconscientes, sans douleur, agréables, sans avoir à trop se creuser la tête.
➝
C
ITATION
6
H
ÉLOÏSE
– Et ça s’apprend aussi ?
V
ICTOR
– Non, c’est magique tout ça !
H
ÉLOÏSE
– Magique ?
V
ICTOR
– Oui, c’est comme ça, on n’y peut rien.
D’ailleurs, on aime ou on n’aime pas, aucune éducation ne va changer ça.
H
ÉLOÏSE
– Mais aimes-tu la même peinture, la même musique, ou la même poésie que lorsque tu avais dix ans ?
V
ICTOR
– Déjà, je ne me rappelle pas qu’à dix ans j’aimais la peinture ou la poésie… Quant à la musique, la plupart des chansons que j’aimais à cet âge-là, je ne les aime plus trop maintenant.
68
D i a l o g u e 7 / L’ é d u c a t i o n e s t h é t i q u e
Exemple inexpliqué –
Précipitation
Problématique 13 :
Peut-on donner une éducation esthétique ?
(texte p. 97)
Problématique 5
Penser l’impensable
Problématique 21 :
Existe-t-il une moralité dans l’art ?
(texte p. 105)
Problématiques 1,
12, 23, 24
Le contre-exemple fourni n’est ni expliqué, ni utilisé, principalement parce que l’esprit est trop emporté dans ses propres convictions.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi ces changements ?
V
ICTOR
– J’ai grandi, tiens !
H
ÉLOÏSE
– Parce que tu as pris quelques centimètres ?
V
ICTOR
– Mais non ! Tu me sors de ces arguments !
Parce que j’ai vieilli, parce que j’ai appris des choses, parce que je ne suis plus le même.
H
ÉLOÏSE
– Alors, tu as reçu une éducation ?
V
ICTOR
– Oui, comme tout le monde.
H
ÉLOÏSE
– Ainsi l’appréciation artistique s’apprend ?
V
ICTOR
– Si tu veux.
H
ÉLOÏSE
– Comment cela, si je veux ?
V
ICTOR
– Ça ne me plaît pas trop que l’art s’apprenne.
Disons que ça ne s’apprend pas, parce que ça dépend surtout de la sensibilité de chacun, de son sens esthétique. Toutefois, si je réfléchis un peu, je dois admettre que le jugement peut s’éduquer. Certaines expériences, qui sont formatrices, changent notre perception artistique ; il ne peut en être autrement, comme je l’ai admis plus haut, par exemple avec ma visite au musée.
D’ailleurs, si j’avais gardé des goûts identiques à ceux que j’avais à dix ans, on me traiterait d’attardé ! Mais estce dépendant de l’âge ou est-ce dépendant de l’éducation ? ➝
C
ITATIONS
7
ET
8
En dépit d’une certaine résistance à penser la possibilité de « l’éducation esthétique », celle-ci est admise et justifiée ; on rappelle des arguments antérieurs qui prouvent qu’elle est possible.
H
ÉLOÏSE
– Vois-tu dans cette éducation esthétique un intérêt quelconque ?
V
ICTOR
– À moins d’être un artiste professionnel, ce n’est pas ça qui va nous donner du travail plus tard !
H
ÉLOÏSE
– Donc, cette éducation semble un luxe ?
V
ICTOR
– Peut-être pas, car elle apporte quelque chose
à la vie, au monde. Cette autre dimension qui nous fait vivre, dont j’ai déjà parlé. On dit que les œuvres d’art sont éternelles, et peut-être que les apprécier et apprendre à le faire nous apportent un peu d’éternité. On devient plus humain grâce à ce sentiment. C’est en ça
69
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Achèvement d’une idée
Problématique 19 :
L’activité artistique est-elle sublimation des sentiments ?
(texte p.103)
Problématiques 11,
20
que l’art est moral. En tout cas, on est intrigué, on est obligé de se poser des questions. ➝
C
ITATION
9
L’idée d’« éternité » rend plus explicite l’« autre dimension » – déjà mentionnée – que procure l’œuvre d’art. Elle donne un sens à la
« moralité » de l’art, qui « humanise ».
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi intrigué ?
V
ICTOR
– Comme je l’ai déjà dit, on voit qu’il y a quelque chose, mais on ne sait pas quoi. C’est un peu comme un mystère : quelque chose nous parle, mais on ignore son sens. On est attiré.
H
ÉLOÏSE
– Quelle est la finalité de ce rapport à l’art ?
V
ICTOR
– Il n’y en a pas.
H
ÉLOÏSE
– Mais alors, pourquoi une telle attirance pour l’art ?
V
ICTOR
– Pour rien.
H
ÉLOÏSE
– Pour rien ?
V
ICTOR
– Ou parce qu’on aime bien. Pour se sentir bien.
H
ÉLOÏSE
– Et tu appelles cela rien ! Que cherche-t-on quand on veut se sentir bien ?
V
ICTOR
– Le bonheur, je crois.
H
ÉLOÏSE
– Pourtant, l’art rend-il toujours heureux ?
V
ICTOR
– Certainement pas.
H
ÉLOÏSE
– Comment expliques-tu ce phénomène, puisque nous y cherchons le bonheur ?
V
ICTOR
– Tu veux que je te dise ? En fait, nous y cherchons quelque chose qui est tellement fort, que la découverte peut nous détruire. Prends Van Gogh ! Il s’est même mutilé ; c’est de la folie.
H
ÉLOÏSE
– Quelle est cette quête folle ?
V
ICTOR
– Je te l’ai dit plus haut : c’est un peu comme l’amour, un sentiment très fort. On veut désespérément
être avec l’autre, ne faire plus qu’un avec lui. Je me demande si l’art, ce n’est pas vouloir ne faire plus qu’un avec le monde, être uni au monde, même si on n’y arrive pas, et que l’on est bouleversé. Alors on fabrique un nouveau monde, pour que ça colle. En ce sens, peut-être qu’on fait tous de l’art, avec notre imagination, et que ça nous procure simultanément bonheur et malheur.
➝
C
ITATION
10
70
D i a l o g u e 7 / L’ é d u c a t i o n e s t h é t i q u e
Problématique accomplie
Problématique 29 :
L’expérience de la beauté passet-elle nécessairement par l’œuvre d’art ?
(texte p. 111)
Problématiques 9,
16, 25, 28
Exemple analysé
L’art, comme tentative presque impossible « d’être uni au monde », nous rend à la fois heureux et malheureux, comme l’amour.
H
ÉLOÏSE
– Comment cela, un nouveau monde ?
V
ICTOR
– Ne serait-ce qu’en cherchant à bien s’habiller : on se crée déjà soi-même. Je crois que paraître, finalement, c’est aussi important.
H
ÉLOÏSE
– Aussi important que quoi ?
V
ICTOR
– Aussi important que ce que l’on est. Aussi important que d’être.
H
ÉLOÏSE
– Comment peux-tu dire cela ?
V
ICTOR
– C’est une idée, comme ça !
H
ÉLOÏSE
– Profites-en quand même, explique-la pour en creuser le sens.
V
ICTOR
– D’accord, je peux le faire. Lorsque quelqu’un est bien habillé, on le remarque, plus que s’il est habillé sans aucun soin.
H
ÉLOÏSE
– Et s’il est vêtu de loques ?
V
ICTOR
– On le remarque aussi, mais on n’est pas attiré vers lui ou vers elle. Je pense aussi que si quelqu’un est bien habillé, il se sent mieux et ça se voit sur son visage et dans sa manière de faire. C’est pour ça qu’il n’est pas le même et que l’apparence compte beaucoup. L’artiste, c’est pareil : il nous fait voir des choses que nous ne verrions pas autrement. Comme Van Gogh qui a peint un vieux soulier boueux que nous ne regarderions même pas dans la réalité… ou alors on le regarderait avec dégoût, tandis que là c’est une peinture qui vaut des millions. ➝
C
ITATIONS
11
ET
12
L’exemple du vêtement est utilisé pour prouver que l’art est un révélateur : il fait voir par son œuvre ce qui sans cela passerait inaperçu.
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« […] Cette façon [la poésie] de rythmer le discours qui, loin de favoriser l’intelligibilité de la communication, en diminue plutôt la clarté […]. » N
IETZSCHE
(1844-1900).
71
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
2-
« Entre les objets d’un sens, le plus agréable à l’esprit […] est celui dont la perception n’est pas assez facile pour combler l’inclination naturelle par laquelle les sens se portent vers leurs objets, et n’est pas assez difficile pour fatiguer le sens. »
D
ESCARTES
, Lettre au Père Mersenne, 18 juin 1630.
3-
« […] La vraie voie de l’amour […] c’est de partir des objets sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle
[…] pour connaître enfin le beau tel qu’il est en soi. » P
LATON
, Le
Banquet,
IVe siècle av. J.-C.
4-
« L’artiste semble avoir représenté comme instinctivement dans son œuvre, en dehors de ce qu’il y a mis avec une intention marquée, une infinité qu’aucune intelligence finie n’est capable de développer intégralement. » S
CHELLING
, Système de
l’idéalisme transcendental, 1800.
5-
« C’est chose légère que le poète, ailée, sacrée ; il n’est pas en état de créer avant d’être inspiré par un dieu, hors de lui, et de n’avoir plus sa raison […]. » P
LATON
, Ion,
IVe siècle av. J.-C.
6-
« Et en effet, si l’on se plaît à voir des représentations d’objets, c’est qu’il arrive que cette contemplation nous instruit et nous fait raisonner sur la nature de chaque chose […]. »
A
RISTOTE
, Poétique,
IVe siècle av. J.-C.
7-
« Contre l’idéologie charismatique qui tient les goûts en matière de culture légitime pour un don de la nature, l’observation scientifique montre que les besoins culturels sont le produit de l’éducation. » B
OURDIEU
, Consommation culturelle, 1989.
8-
« […] Le jugement de goût n’est pas un jugement de connaissance (ni théorique, ni pratique), il n’est pas fondé sur des concepts, il n’a pas non plus des concepts pour fin. » K
ANT
,
Critique de la faculté de juger, 1790.
9-
« […] Son but [de l’art] consiste à révéler à l’âme tout ce qu’elle recèle d’essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai. » H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
10-
« Comme tout homme insatisfait, il [l’artiste] se détourne de la réalité et concentre tout son intérêt, et aussi sa libido, sur les désirs créés par sa vie imaginative […]. » F
REUD
, Introduction à
la psychanalyse, 1919.
11-
« Grâce à cette idéalité, l’art imprime une valeur à des objets insignifiants en soi et que, malgré leur insignifiance, il
72
D i a l o g u e 7 / L’ é d u c a t i o n e s t h é t i q u e fixe pour lui en ce faisant son but et en attirant notre attention sur des choses qui, sans lui, nous échappaient complètement. »
H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
12-
« L’art de l’imitation est assurément loin du vrai et, apparemment, s’il s’exerce sur toutes choses, c’est parce qu’il ne touche qu’à une petite partie de chacune, et qui n’est qu’un fantôme. » P
LATON
, La République,
IVe siècle av. J.-C.
E n r é s u m é …
L’art se présente comme un langage ; encore faut-il se garder, sur ce plan, d’une approche trop simpliste, qui ne verrait dans l’art qu’un moyen ou un instrument d’expression dont la forme est en elle-même indifférente.
Le sens d’une œuvre n’étant pas toujours patent, il semble que le goût exige quelque éducation, quelque formation. Une telle éducation semble d’autant plus nécessaire et utile que l’art apporte une dimension bien à lui, originale, à l’existence humaine.
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Réflexion : opération intellectuelle par laquelle la pensée, s’abstrayant de toute adhésion au concret, fait retour sur elle-même et sur ses actes.
Intuition : saisie directe d’un objet par la pensée, sans passer par l’intermédiaire d’un raisonnement. Si l’objet considéré est une chose, on parle d’« intuition sensible » ; s’il s’agit d’une idée, d’« intuition intellectuelle ».
Éternité : caractère de ce qui n’a aucune relation avec le temps, échappe à toute détermination temporelle. Doit être distinguée de l’immortalité, qui désigne encore une durée, fûtelle indéfinie.
Esthétique : conception ou discipline qui traite du beau. Qualifie ce qui se rapporte au sentiment du beau ou aux œuvres d’art.
Peut être employé comme synonyme de « beau ».
73
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Métaphore : figure de rhétorique consistant à désigner un être ou un objet par le nom d’un autre être ou objet. Analogie ou comparaison qui sert à mettre en valeur des qualités spécifiques de l’être ou de l’objet en question. Particulièrement utilisée en poésie.
Finalité : but ou objectif vers lequel tendent une parole, une action, un être ou toute entité, qui se présentent dès lors comme le moyen d’une fin. Caractère de ce qui tend à une fin.
Morale : ensemble de principes et de règles de conduite définissant et prescrivant le permis et le défendu, l’utile et le nuisible, le bien et le mal.
8
L’art et le monde
H
ÉLOÏSE
– Tout à l’heure tu as dit que les œuvres d’art
étaient éternelles.
V
ICTOR
– Je pense que c’est vrai.
H
ÉLOÏSE
– Elles le sont toutes ?
V
ICTOR
– Quand même pas. Uniquement celles qui sont belles.
H
ÉLOÏSE
– Mais tu as dit aussi que les goûts variaient.
V
ICTOR
– Je parle de celles que tout le monde trouve belles.
Précipitation Le concept d’éternité, son rapport à la beauté et les critères sur lesquels porte le questionnement, ne sont pas traités ; les réponses fournies en esquivent le traitement.
Problématique 5 :
Peut-on postuler une universalité du jugement de goût ?
(texte p. 92)
Problématiques 4,
8, 9
Perte de l’unité
Problématique 2 :
L’art doit-il nous rendre heureux ? (texte p. 89)
Problématique 11
H
ÉLOÏSE
– « Tout le monde », est-ce possible ?
V
ICTOR
– Ou presque tout le monde, la majorité, car certains sont sourds et aveugles, rien ne leur plaît dans l’art – et ça ne va pas changer aussi vite. Le beau n’a pas à leur plaire, il reste beau quand même. Le beau est beau, quoi qu’il arrive, et on en a tous bien besoin ! ➝
C
ITATION
1
H
ÉLOÏSE
– Mais peut-il exister de grandes œuvres méconnues, ou perdues ?
V
ICTOR
– Qu’est-ce que ça change ?
H
ÉLOÏSE
– À qui plaisent-elles ?
V
ICTOR
– À celui qui les a faites.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce tout le monde ?
V
ICTOR
– Du moment que ça plaît à l’auteur.
À force de répondre au coup par coup, le discours est passé du traitement de l’œuvre appréciée par « tous » à celle qui plaît à son
« auteur », sans qu’on se soucie d’établir un lien ou une problématique générale.
H
ÉLOÏSE
– Même si son tableau ne vaut rien au regard des autres ?
V
ICTOR
– Chacun ses goûts. Et puis on a bien le droit d’aimer ce qu’on fait soi-même, car on s’y retrouve. Si on ne s’aime pas, qui va nous aimer ? On veut surtout se faire plaisir, même si c’est un peu narcissique. ➝
C
ITATIONS
2
ET
3
75 74
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Illusion de synthèse
Problématique 22 :
L’art est-il le produit de la liberté ?
(texte p. 107)
Problématiques 5, 8
Problématique 23 :
Embellir la vie, est-ce la fonction de l’art ?
(texte p. 107)
Problématiques 11,
20, 29
Introduction d’un concept opératoire
Problématique 29 :
L’expérience de la beauté passe-t-elle
H
ÉLOÏSE
– N’avons-nous pas un problème ?
V
ICTOR
– Je ne vois pas où il est.
H
ÉLOÏSE
– Qui est juge du beau, « tout le monde » ou
« chacun » ?
V
ICTOR
– Les deux.
La tension entre « tout le monde » et « chacun » est ignorée. Il ne suffit pas d’accoler les deux termes pour les unir : ici, il est nécessaire de montrer comment ils peuvent coexister.
H
ÉLOÏSE
– N’y a-t-il pas conflit ?
V
ICTOR
– Pas nécessairement.
H
ÉLOÏSE
– Peut-on y voir une contradiction ?
V
ICTOR
– Oui… je vois ce que tu veux dire. Mais je crois que dans l’art, il y a un peu des deux : ce que chacun y trouve, l’expression de sa liberté individuelle, et ce que tous y trouvent, le collectif, car les autres nous influencent. Le raisonnement doit aussi s’en mêler un peu. ➝
C
ITATIONS
4
ET
5
H
ÉLOÏSE
– Un peu de tout et on mélange ?
V
ICTOR
– Ne te moque pas de moi ! En fin de compte, je crois qu’il y a un conflit permanent entre les goûts de chacun et ceux de la société, qui peuvent aussi tomber d’accord, comme sur certaines œuvres éternelles qui font l’unanimité ou presque.
H
ÉLOÏSE
– L’œuvre d’art n’est donc pas toujours éternelle ?
V
ICTOR
– Il n’y a pas que les chefs-d’œuvre, il y a aussi l’art au quotidien. Décorer sa maison, ce n’est pas éternel, mais c’est aussi de la beauté, même si on peut dire que c’est une forme d’art mineure, comme l’art culinaire, dont j’ai déjà parlé. C’est un peu d’éternité, auquel chacun a accès, comme si tous étaient un peu artistes. ➝
C
ITATION
6
Le concept d’« art au quotidien », par opposition au « chef-d’œuvre », permet d’établir un lien plus large entre beauté et éternité.
H
ÉLOÏSE
– Et une belle fleur ?
V
ICTOR
– C’est beau également.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce de l’art ?
V
ICTOR
– Tiens ! c’est vrai que c’est beau sans être de l’art. Il n’y a pas que l’art qui est beau : la nature aussi.
D’ailleurs la nature a toujours été une inspiration pour
76
D i a l o g u e 8 / L’ a r t e t l e m o n d e nécessairement par l’œuvre d’art ?
(texte p. 113)
Problématiques 20,
25
Problématique accomplie
Glissement de sens
Exemple inexpliqué
Problématique 20 :
La création est-elle le propre de l’art ?
(texte p. 104)
Problématique 15
les artistes : avant, ils cherchaient à représenter ce qu’ils voyaient, dans les paysages ou les natures mortes par exemple. Beaucoup plus que maintenant. ➝
V
ICTOR
– C’était un art plus accessible à tous que celui de maintenant, qui est plus abstrait. Dans l’art classique, comme ils copiaient ce qu’ils voyaient, ils faisaient moins appel à l’imagination, ils étaient plus réalistes, plus proches de la réalité concrète, mais moins libres. Je préfère de loin ça à l’art contemporain, même si certains trouvent que ce dernier est plus révolutionnaire et plus libre, car il peut aussi facilement nous abuser avec des
œuvres qui ne ressemblent à rien.
Le rapport entre le « contemporain plus abusif et plus libre » et le
« classique plus réaliste et moins libre » est articulé.
H
ÉLOÏSE
– Dis-moi, tu parles de copier. Préfères-tu la copie ou ce qu’elle reproduit ?
V
ICTOR
– Je préfère l’original, bien sûr. Le tableau original a plus de valeur ! Et surtout il est plus vrai.
Le terme de copie a changé de sens sans que ce changement, inconscient, soit articulé : nous sommes passés d’une « copie du concret » à la « copie d’un tableau original ».
H
ÉLOÏSE
– Est-il toujours vrai que l’original soit préférable ?
V
ICTOR
– Je ne connais personne qui préfère des copies. Mais sur le plan pratique, à moins d’être un spécialiste, on ne voit pas toujours la différence. Je dois dire aussi que j’ai une peinture à la maison, sur le mur, et que j’ai été déçu lorsque j’ai vu l’original au musée : il était beaucoup plus petit.
L’expérience de la déception lors du passage de la copie à l’original n’est pas conceptualisée.
H
ÉLOÏSE
– Qu’en conclus-tu ?
V
ICTOR
– Que les originaux ont plus de valeur, parce qu’ils sont uniques, mais que parfois les reproductions peuvent être plus agréables à regarder. En fait, je pense qu’une copie ne sera jamais identique à son original. Tout comme l’image d’une chose n’est jamais la chose elle-même.
D’ailleurs, c’est ça qui fait l’art ! ➝
C
ITATIONS
9
ET
10
77
H
ÉLOÏSE
– Que se passe-t-il maintenant ?
C
ITATIONS
7
ET
8
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Introduction d’un concept opératoire
Problématique 28 :
L’art est-il le règne de l’apparence ?
Problématiques 22,
23
Problématique 16 :
Pouvons-nous concevoir un rapport entre le beau et le vrai ? (texte p. 100)
Problématiques 20,
23
Introduction d’un concept opératoire
H
ÉLOÏSE
– L’objet ne devrait-il pas être toujours plus parfait que sa reproduction ?
V
ICTOR
– Non !
H
ÉLOÏSE
– N’est-ce pas étrange ?
V
ICTOR
– Non, c’est comme pour les photographies : j’ai remarqué que les photos peuvent être plus belles que ce qu’elles représentent en réalité. C’est ce qui prouve peut-être que la photo, c’est aussi de l’art. La photographie, comme reproduction, ajoute quelque chose en plus, qui rend le modèle plus esthétique, plus joli.
L’art défini comme une « reproduction qui rend le modèle plus esthétique » nous permet de déterminer que la photographie est un art.
H
ÉLOÏSE
– Quel est alors le rôle de l’art, d’après ce que tu viens de dire ?
V
ICTOR
– Je crois qu’il apporte de la beauté à l’existence. Parce qu’elle n’est pas toujours belle, et que grâce
à l’art on est libre de changer son apparence, de changer l’apparence des choses. C’est pour ça qu’il est nécessaire.
➝
C
ITATIONS
11
ET
12
H
ÉLOÏSE
– L’art nous ment-il ?
V
ICTOR
– D’après ce que je viens de dire, je crois que oui. Mais heureusement qu’il nous ment : il rend la réalité plus agréable. Et je sais ce que tu vas me demander…
H
ÉLOÏSE
– Dis toujours.
V
ICTOR
– Tu vas me demander si l’art n’est pas réel, d’après ce que je viens de dire.
H
ÉLOÏSE
– Et la réponse ?
V
ICTOR
– Je dirais que l’art est artificiel – d’ailleurs le mot « artificiel » commence par art. L’art change l’apparence des choses, il les rend plus esthétiques, parfois afin de mieux les voir, comme le fait une caricature. Je ne sais pas si pour autant on peut dire qu’il ment. Je préférerais dire qu’il imagine, et que l’imagination transforme les choses : elle crée. D’ailleurs l’artiste travaille souvent avec de la matière – par exemple de la peinture, de la pierre ou du son – qu’il arrange à sa manière : il lui donne les formes qu’il souhaite. ➝
C
ITATIONS
13
ET
14
Le concept d’imagination nous permet d’articuler l’art comme une
« transformation » du réel.
78
D i a l o g u e 8 / L’ a r t e t l e m o n d e
Problématique 29 :
L’expérience de la beauté passet-elle nécessairement par l’œuvre d’art ?
(texte p. 111)
Problématiques 3,
16, 25
Exemple analysé
H
ÉLOÏSE
– Et le beau ?
V
ICTOR
– Le beau et l’art, c’est pareil. C’est l’art qui produit le beau.
H
ÉLOÏSE
– Le beau n’existe-t-il pas en dehors de l’art ?
V
ICTOR
– Il ne faut pas exagérer quand même !
H
ÉLOÏSE
– Mais encore ?
V
ICTOR
– Le beau est artificiel ou naturel.
H
ÉLOÏSE
– Tu n’es pas très généreux dans ta réponse.
V
ICTOR
– C’est vrai, il n’y a pas que l’art qui soit beau.
Une fleur peut être très belle.
H
ÉLOÏSE
– Revenons maintenant à ton idée d’éternité : une fleur est-elle éternelle ?
V
ICTOR
– Certainement pas.
H
ÉLOÏSE
– En est-elle moins belle pour autant ?
V
ICTOR
– Non, mais une seule fleur nous fait penser à toutes les autres fleurs, à toute la nature, et même aux
étoiles, au cosmos, à la beauté du monde. Comme si elle contenait tout, en dépit de sa fragilité, ou peut-être parce qu’elle est fragile. C’est pour ça que la nature est belle : elle contient tout et elle est harmonieuse. D’ailleurs la nature invente aussi des formes innombrables, comme tous les animaux et les fleurs, et c’est pour ça qu’elle nous inspire.
Finalement la nature est artistique. ➝
C
ITATIONS
15
ET
16
L’exemple de la fleur est utilisé pour expliquer l’idée de la nature comme « harmonie et beauté ».
H
ÉLOÏSE
– Et si l’apparence de la nature n’est pas belle ?
V
ICTOR
– Eh bien, elle n’est pas belle !
H
ÉLOÏSE
– Contient-elle tout également ?
V
ICTOR
– C’est bizarre, mais je dirais quand même que oui. D’ailleurs ça me fait penser à certaines sculptures très anciennes, qui viennent d’Afrique par exemple.
H
ÉLOÏSE
– Quel est le rapport ?
V
ICTOR
– Elles ne sont pas belles, elles sont même assez primaires, et pourtant elles sont belles.
H
ÉLOÏSE
– Pourquoi sont-elles belles ?
V
ICTOR
– Tout le monde les trouve belles. Moi aussi.
H
ÉLOÏSE
– Je croyais que nous avions dépassé ce stade…
79
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Problématique 4 :
L’art peut-il échapper au critère du beau et du laid ? (texte p. 91)
Problématiques 11,
16, 23
Achèvement d’une idée
Problématique 27 :
L’activité artistique peut-elle libérer l’homme ?
(texte p. 110)
Problématiques 2,
9, 13, 21
V
ICTOR
– Tu es vraiment agaçante ! Mais si je dois vraiment donner une raison, je dirais qu’elles sont belles parce qu’elles nous rappellent nos origines. C’est comme les nouveau-nés : même s’ils sont laids, ils sont beaux.
Parce que même s’ils ne sont pas très esthétiques pour les sens, il y a une vérité en eux. Ils ne mentent pas. Et c’est justement parce qu’ils sont moins sophistiqués.
C’est vraiment nous quoi ! ➝
C
ITATIONS
17
ET
18
L’idée de ce qui est à la fois beau et laid est expliquée par la vérité d’un art moins « sophistiqué », donc « plus vrai ».
H
ÉLOÏSE
– Donc, on se cherche avant tout soi-même ?
V
ICTOR
– Je crois que oui. On trouve beau ce qui nous ressemble, ou plutôt ce qui nous rassure.
H
ÉLOÏSE
– N’avons-nous pas déjà vu le contraire ?
V
ICTOR
– Si, c’est vrai que le beau est aussi ce qui nous sort de l’habitude. Mais peut-être est-ce pour mieux se retrouver.
H
ÉLOÏSE
– Est-ce le plaisir qui permet cela ?
V
ICTOR
– Le plaisir ? Il vient parfois après. Il faut aussi du courage. D’ailleurs ceux qui ont créé de nouvelles modes, comme les impressionnistes ou les cubistes, ont dû se battre pour se faire accepter. Beaucoup de gens à leur époque trouvaient leurs peintures laides.
H
ÉLOÏSE
– Comment l’expliques-tu ?
V
ICTOR
– Je crois qu’ils étaient trop surpris pour apprécier. Sur le coup, ils ne trouvaient pas le style particulièrement beau : il les choquait. Un peu comme les nouvelles modes que l’on voit à la télé : on ne trouve pas ça très joli, puis on finit par s’habituer.
H
ÉLOÏSE
– Quelle conclusion en tires-tu ?
V
ICTOR
– Je pense que l’art peut déranger et qu’alors le plaisir ne vient pas tout de suite. Il faut donc apprendre à connaître et à s’habituer à la nouveauté. Le goût s’éduque.
Mais, pour autant, il ne faut pas accepter n’importe quoi. Ce n’est pas parce que c’est moderne que c’est beau. D’ailleurs ce qui est de mauvais goût peut nous déranger aussi, ce n’est pas pour ça qu’il faut s’y habituer. Le beau ne doit pas
être la facilité, ça doit se mériter. Il faut du courage pour accéder au beau. D’ailleurs on dit bien d’un geste courageux que c’est un beau geste. ➝
C
ITATIONS
19
ET
20
80
D i a l o g u e 8 / L’ a r t e t l e m o n d e
Problématique accomplie
Achèvement d’une idée
Problématique 13 :
Peut-on donner une éducation esthétique ?
(texte p. 97)
Problématiques 1, 14
Le problème posé par l’expérience artistique qui « dérange » est articulé sous forme problématique, comme ce qu’il faut « apprendre à connaître » ou comme ce qui est « de mauvais goût ».
H
ÉLOÏSE
– Mais alors, comment ce qui est laid peut-il
être beau et vice-versa ?
V
ICTOR
– Ça, c’est le mystère du goût. Il n’y a pas de règles, et chacun trouve beau ce qui lui plaît.
H
ÉLOÏSE
– Peut-on se contenter d’une telle réponse ?
V
ICTOR
– J’en ai une autre qui te plaira davantage.
H
ÉLOÏSE
– Je t’écoute.
V
ICTOR
– Nous avons vu qu’en émettant un jugement, nous avions plusieurs critères : la compréhension, le plaisir du regard, nos habitudes, et il y a aussi nos souvenirs, et bien d’autres choses. Alors, ces différents critères ne concordent pas toujours. C’est pour ça que nous avons des contradictions dans nos jugements de goût.
L’idée de « jugement » est explicitée à travers la multiplicité des critères utilisés, parfois contradictoires.
H
ÉLOÏSE
– Cela paraît compliqué.
V
ICTOR
– Oui, mais tous ces critères agissent en nous sans que nous nous en rendions compte.
H
ÉLOÏSE
– Donc, nous ne savons pas pourquoi nous aimons ou n’aimons pas ?
V
ICTOR
– La plupart du temps et pour la plupart des gens, non. Nous sommes inconscients. Mais l’art fait de toute façon énormément appel à l’inconscient, qu’il cherche à exprimer consciemment. C’est déjà ce qui se passe chez l’artiste lui-même – nous l’avons vu –, mais ça arrive aussi chez l’amateur. C’est tout un apprentissage, pour analyser ce qu’on aime et savoir l’expliquer. Très peu y arrivent et trouvent les mots pour le faire. ➝
C
ITATION
21
H
ÉLOÏSE
– Alors, l’art est réservé à une élite ?
V
ICTOR
– Non, car l’art n’a pas besoin d’être expliqué.
Ce n’est pas de la philosophie. Il suffit d’apprécier, et ça, tout le monde sait le faire.
H
ÉLOÏSE
– Tout le monde sait le faire ?
V
ICTOR
– Bon, d’accord ! chacun à sa manière, comme il peut ! Mais c’est quand même plus démocratique que la philosophie – je pense d’ailleurs que cette idée doit te déplaire. Surtout que dans l’art, on peut se passer de mots…
81
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
Les échos des philosophes
➝
L
ES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE
.
1-
« […] Il vaut pour un homme la peine de vivre : quand il contemple la beauté en elle-même. » P
LATON
, Le Banquet,
IVe siècle av. J.-C.
2-
« L’artiste est en même temps un introverti qui frise la névrose. Animé d’impulsions et de tendances extrêmement fortes, il voudrait conquérir honneurs, puissance, richesses, gloire et amour des femmes. » F
REUD
, Introduction à la psycha-
nalyse, 1917.
3-
« Il [l’homme] se réjouit avant tout d’avoir créé un artifice, d’avoir démontré son habileté et de s’être rendu compte de ce dont il était capable ; il se réjouit de son œuvre […]. » H
EGEL
,
Esthétique, 1832 (posth.).
4-
« À vrai dire, on ne devrait nommer art que le produit de la liberté, c’est-à-dire d’un vouloir qui fonde ses actes sur la raison. » K
ANT
, Critique du jugement, 1790.
5-
« En tant que personne, il [l’homme] peut avoir ses humeurs, ses caprices et ses visées égoïstes. En tant qu’artiste par contre, il est “homme” dans un sens plus élevé ; il est un homme collectif, qui porte et exprime l’âme inconsciente et active de l’humanité. » J
UNG
, L’Homme à la découverte de son âme, 1950.
6-
« S’il [l’Occident] prenait conscience que n’importe quel objet du monde est apte à constituer pour quiconque une base de fascination et d’illumination, il ferait là une meilleure prise. Cette idéelà, je pense, enrichirait plus la vie que l’idée grecque de la beauté. »
D
UBUFFET
, L’Homme du commun à l’ouvrage, 1973.
7-
« La nature est belle quand elle a l’aspect de l’art, et l’art ne peut être appelé beau que si nous avons conscience que c’est de l’art et s’il offre cependant l’apparence de la nature. » K
ANT
,
Critique de la faculté de juger, 1790.
8-
« La mission de l’art n’est pas de copier la nature, mais de l’exprimer ! Tu n’es pas un vil copiste, mais un poète ! […]
Autrement un sculpteur serait quitte de tous ses travaux en moulant une femme ! » B
ALZAC
, Le Chef-d’œuvre inconnu, 1831.
9-
« En fait, quand l’art s’en tient au but formel de la stricte imitation, il ne nous donne, à la place du réel et du vivant, que la caricature de la vie. » H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
82
D i a l o g u e 8 / L’ a r t e t l e m o n d e
10-
« Quel but se propose la peinture relativement à chaque objet ? Est-ce de représenter ce qui est tel qu’il est, ou ce qui paraît tel qu’il paraît ? est-ce l’imitation de l’apparence ou de la réalité ? […] L’art d’imiter est donc bien éloigné du vrai […]. »
P
LATON
, La République,
IVe siècle av. J.-C.
11-
« Les arts […] ajoutent ce qui manque à la perfection de l’objet parce qu’ils possèdent en eux-mêmes la beauté. »
P
LOTIN
, Ennéades,
IIIe siècle apr. J.-C.
12-
« […] L’art est et reste pour nous, quant à sa destination la plus haute, quelque chose de révolu. Il a de ce fait perdu aussi pour nous sa vérité et sa vie authentiques. » H
EGEL
, Cours
d’esthétique, 1829.
13-
« De plus, l’art doit dissimuler ou réinterpréter tout ce qui est laid, ces choses pénibles, épouvantables et dégoûtantes qui, malgré tous les efforts, à cause des origines de la nature humaine, viendront toujours de nouveau à la surface […]. »
N
IETZSCHE
, Humain trop humain, 1878.
14-
« Il [l’art] rend durable ce qui, à l’état naturel, n’est que fugitif et passager ; […] l’art l’arrache à l’existence périssable et
évanescente, se montrant en cela supérieur à la nature. »
H
EGEL
, Esthétique, 1832 (posth.).
15-
« En chaque espèce animale, il y a de la nature et de la beauté. Ce n’est pas le hasard, mais la finalité qui règne dans les œuvres de la nature, et à un haut degré ; or, la finalité qui régit la constitution ou la production d’un être est précisément ce qui donne lieu à la beauté. » A
RISTOTE
, Traité sur les parties
des animaux,
IVe siècle av. J.-C.
16-
« Il n’est personne aujourd’hui, de vraiment cultivé, pour parler de la beauté d’un coucher de soleil. » W
ILDE
, Le Déclin du
mensonge, 1889.
17-
« Un homme laid vivant est plus beau que la statue d’un homme beau. » P
LOTIN
, Ennéades,
IIIe siècle apr. J.-C.
18-
« L’art fait quelquefois entendre qu’il n’y a point de formes laides, et ce qui est laid c’est une grimace de la forme. » A
LAIN
,
Les Dieux, 1933.
19-
« Ce qui risque plus sérieusement de le [l’art contemporain] compromettre, c’est la justification que trop souvent il se donne : le volonté de l’artiste de donner libre carrière à sa spontanéité et à sa singularité, bref de s’exprimer. » D
UFRENNE
, Art-Le Beau, 1989.
83
P a r t i e 1 / D i a l o g u e s
20-
« La beauté ne fonde sa domination que sur la disparition de vertus héroïques. » S
CHILLER
, Lettres sur l’éducation esthétique
de l’homme, 1795.
21-
« L’œuvre d’art réfléchit pour nous l’identité de l’activité consciente et de l’activité inconsciente. Mais l’opposition des deux est infinie […]. » S
CHELLING
, Système de l’idéalisme trans-
cendental, 1800.
E n r é s u m é …
Lorsque nous disons qu’une œuvre d’art doit être « reconnue » comme telle, nous attribuons une fonction importante au jugement. Or celui-ci n’est-il qu’une affaire personnelle, ou est-il un problème de société ? jugement personnel ou jugement social, voire préjugé ? Ce qui nous conduit à ces deux questions : l’art doit-il s’efforcer d’échapper à l’époque, à la particularité, pour ne considérer que l’éternel, ou doit-il s’efforcer, au contraire, de saisir le passager, l’éphémère ?
Autre question : la reconnaissance qu’une époque accorde à telle ou telle œuvre du temps, ou du passé, n’est-elle liée qu’à sa capacité de se reconnaître elle-même dans cette œuvre ? N’en va-t-il pas de même, du reste, pour le jugement personnel ?
L e s n o t i o n s - o u t i l s
Imagination : faculté de l’esprit le rendant capable de se représenter des objets sensibles en leur absence. Elle peut aussi produire d’elle-même ses objets.
Culture : en opposition à la nature, tout ce qui est créé par l’homme dans le cadre historique et social. Ensemble de règles ou de normes instituées collectivement par une société ou un peuple. En un sens plus étroit, processus de formation du jugement et du goût.
Nature : opposée à culture ou à l’artifice, toute réalité du monde qui ne doit pas son existence à l’invention et au travail humains. Opposée à liberté, le monde dans sa totalité, en tant
84
D i a l o g u e 8 / L’ a r t e t l e m o n d e que l’on découvre en lui un déterminisme, ou au moins un ordre et une cohérence. Ce qui dans un être échappe à son libre arbitre.
Artificiel : littéralement, « ce qui est le produit de l’art », c’est-
à-dire d’une production humaine, et non un être produit par la nature. Dans une acception péjorative, peut qualifier quelque chose de feint, de seulement apparent, voire trompeur.
Éducation : processus par lequel un sujet forme et développe ses capacités, soit par lui-même, soit par l’entremise d’un guide.
Représentation : acte par lequel un esprit se rend présentes ou sensibles une chose, une action ou une idée, et également ce qui résulte de cette opération. La représentation n’étant pas la chose même, elle peut la remplacer ou en tenir lieu en son absence.
85
Partie
2
Textes
En relation avec les problématiques mises au jour dans les dialogues.
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique 1 L’art a-t-il du sens ?
Merleau-
Ponty
L’Œil et l’Esprit
(1960), © Éditions
Gallimard, 1964.
[…]
L
e monde du peintre est un monde visible, rien que visible, un monde presque fou, puisqu’il est complet n’étant cependant que partiel. La peinture réveille, porte à sa dernière puissance un délire qui est la vision même, puisque voir c’est avoir à distance, et que la peinture étend cette bizarre possession à tous les aspects de l’Être, qui doivent de quelque façon se faire visibles pour entrer en elle.
Quand le jeune Berenson parlait, à propos de la peinture italienne, d’une évocation des valeurs tactiles, il ne pouvait guère se tromper davantage : la peinture n’évoque rien, et notamment pas le tactile. Elle fait tout autre chose, presque l’inverse : elle donne existence visible à ce que la vision profane croit invisible, elle fait que nous n’avons pas besoin de « sens musculaire » pour avoir la voluminosité du monde. Cette vision dévorante, par-delà les
« données visuelles », ouvre sur une texture de l’Être dont les messages sensoriels discrets ne sont que les ponctuations ou les césures, et que l’œil habite, comme l’homme sa maison.
Restons dans le visible au sens étroit et prosaïque : le peintre, quel qu’il soit, pendant qu’il peint, pratique une théorie magique de la vision. Il lui faut bien admettre que les choses passent en lui ou que, selon le dilemme sarcastique de Malebranche
1
, l’esprit sort par les yeux pour aller se promener dans les choses, puisqu’il ne cesse d’ajuster sur elles sa voyance. (Rien n’est changé s’il ne peint pas sur le motif : il peint en tout cas parce qu’il a vu, parce que le monde a, au moins une fois, gravé en lui les chiffres du visible.) Il lui faut bien avouer, comme dit un philosophe, que la vision est miroir ou concentration de l’univers […].
1. Philosophe français (1638-1715).
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quelle est la fonction ou le sens essentiel de la peinture ?
2 Qu’y a-t-il d’un peu « fou » dans la peinture ?
3 Qu’est-ce que le sens « profane » ou « prosaïque » de la vision et du visible ?
88
P r o b l é m a t i q u e s 1 e t 2
Problématique 2 L’art doit-il nous rendre heureux ?
Aristote
La Politique (
IV e s.
av. J.-C.), livre VIII, chap. 3, trad. Tricot, © Éditions
Vrin, 1982, pp. 557-560.
L
e loisir, en revanche, semble contenir en lui-même le plaisir, le bonheur et la félicité de vivre. Mais ce bonheur n’appartient pas aux gens occupés, mais seulement à ceux qui mènent une vie de loisir : car l’homme occupé travaille en vue de quelque fin, envisagée comme n’étant pas encore en sa possession, alors que le bonheur est une fin, laquelle, au jugement de tous les hommes, s’accompagne toujours de plaisir et non de peine.
[…] On voit ainsi clairement que certaines matières doivent être apprises et entrer dans un programme d’éducation en vue de mener la vie de loisir, et que ces connaissances et ces disciplines sont des fins en elles-mêmes, tandis que celles qui préparent à la vie active doivent être regardées comme de pure nécessité et comme des moyens en vue d’autres choses. Et c’est pourquoi nos pères ont fait une place à la musique dans l’éducation, non pas comme une chose nécessaire (elle ne l’est nullement), ni comme une chose utile (à la façon dont la grammaire est utile pour gagner de l’argent, pour diriger une maison, pour acquérir des connaissances et pour exercer de multiples activités dans l’État, ou encore à la façon dont le dessin est réputé utile pour mieux juger les œuvres des artistes), ni non plus, comme la gymnastique, en vue de nous procurer santé et vigueur (car nous ne voyons aucun de ces deux avantages provenir de la musique) ; reste donc que la musique sert à mener la vie de loisir, ce qui est la raison manifeste de son introduction, car on la place au rang d’un passe-temps qu’on estime convenir
à des hommes libres. […] On voit donc qu’il existe une forme d’éducation dans laquelle les parents sont tenus d’élever leurs fils, non pas comme étant utile ou nécessaire, mais comme libérale et noble.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Le bonheur peut-il se trouver dans le travail ?
2 La musique est-elle un luxe ?
3 Si la musique n’est pas indispensable, doit-on l’étudier ?
89
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique
Rodin
L’Art, entretiens réunis par Paul Gsell,
© Éditions Grasset,
1911, pp. 28-30.
3 L’art s’adresse-t-il principalement aux sens ?
C
e disant, il me montrait sur une selle près de moi une de ses plus belles statues, un jeune homme à genoux qui lève vers le ciel des bras suppliants. Tout son être est tiré par l’angoisse. Le corps se renverse. Le thorax s’enfle, le cou se tend avec désespoir, et les mains sont comme projetées vers quelque être de mystère auquel elles voudraient se raccrocher.
– Tenez ! me dit Rodin, j’ai accusé la saillie des muscles qui traduisent la détresse. Ici, ici, là… j’ai exagéré l’écartèlement des tendons qui marquent l’élan de la prière…
Et du geste, il souligna les parties les plus nerveuses de son œuvre.
– Je vous tiens, maître, fis-je ironiquement : vous dites vous-même que vous avez accusé, accentué, exagéré. Vous voyez bien que vous avez changé la Nature.
Il se mit à rire de mon obstination.
– Eh bien non ! répondit-il, je ne l’ai pas changée. Ou plutôt, si je l’ai fait, c’était sans m’en douter sur le moment même. Le sentiment, qui influençait ma vision, m’a montré la Nature telle que je l’ai copiée…
Si j’avais voulu modifier ce que je voyais, et faire plus beau, je n’aurais rien produit de bon.
Un instant après, il reprit :
– Je vous accorde que l’artiste n’aperçoit pas la Nature comme elle apparaît au vulgaire, puisque son émotion lui révèle les vérités intérieures sous les apparences.
Mais enfin le seul principe en art est de copier ce que l’on voit.
N’en déplaise aux marchands d’esthétique, toute autre méthode est funeste. Il n’y a point de recette pour embellir la Nature.
Il ne s’agit que de voir.
Oh ! sans doute, un homme médiocre en copiant ne fera jamais une œuvre d’art : c’est qu’en effet, il regarde sans voir, et il aura beau noter chaque détail avec minutie, le résultat sera plat et sans caractère. Mais le métier d’artiste n’est pas fait pour les médiocres et à ceux-là les meilleurs conseils ne sauraient donner le talent.
L’artiste au contraire voit : c’est-à-dire que son œil enté [greffé] sur son cœur lit profondément dans le sein de la Nature.
Voilà pourquoi l’artiste n’a qu’à en croire ses yeux.
90
P r o b l é m a t i q u e s 3 e t 4
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 L’artiste doit-il imiter la nature ?
2 Qu’est-ce que l’artiste observe, lorsqu’il regarde la nature ?
3 Quelle peut être l’utilité des recettes ou des conseils dans la création artistique ?
Problématique 4 L’art peut-il échapper au critère du beau et du laid ?
Adorno
Théorie esthétique
(1970), trad. M. Jimenez et E. Kaufholz,
© Éditions Klincksieck,
1995, p. 75.
Q
uelle que soit sa nature, le laid doit constituer ou pouvoir constituer un moment de l’art. Esthétique du laid, tel est le titre de l’œuvre du disciple de Hegel, Rosenkranz. L’art archaïque, puis l’art traditionnel, surtout depuis les faunes et les silènes de l’hellénisme, abondent en représentations dont le sujet fut considéré comme laid. L’importance de cet élément s’accrut dans l’art moderne au point qu’une nouvelle qualité en surgit.
Selon l’esthétique traditionnelle, cet élément est en opposition avec la règle formelle régissant l’œuvre ; il est intégré par elle, et il la confirme par là même avec la force de la liberté subjective dans l’œuvre d’art à l’égard des sujets. Ceux-ci seraient toutefois beaux en un sens plus élevé du terme : par exemple, grâce à leur fonction dans la composition du tableau, ou bien dans le moment de l’équilibre dynamique. Selon la formule hégélienne, la beauté ne tient pas à l’équilibre comme simple résultat, mais toujours à la tension que produit le résultat.
L’harmonie qui – en tant que résultat – nie la tension qui y trouve son équilibre, devient un élément perturbateur, faux, voire dissonant. Dans l’art moderne, l’aspect harmonieux du laid n’est plus acceptable. Il en ressort quelque chose de qualitativement nouveau.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 L’apparition du laid dans l’art est-il seulement le fait de l’art moderne ?
2 Peut-on dire que l’art moderne introduit un rapport nouveau avec la laideur ?
3 Le laid a-t-il un rôle important dans l’art ?
91
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique
Kant
Critique de la faculté
de juger (1790), trad. A. Philonenko,
© Éditions Vrin, 1974, pp. 56-57.
5 Peut-on postuler une universalité du jugement de goût ?
L
orsqu’il s’agit de ce qui est agréable, chacun consent à ce que son jugement, qu’il fonde sur un sentiment personnel et en fonction duquel il affirme d’un objet qu’il lui plaît, soit restreint à sa seule personne. Aussi bien, disant : « Le vin des Canaries est agréable », il admettra volontiers qu’un autre corrige l’expression et lui rappelle qu’il doit dire : cela m’est agréable. Il en est ainsi non seulement pour le goût de la langue, du palais et du gosier, mais aussi pour tout ce qui peut être agréable aux yeux et aux oreilles de chacun. La couleur violette sera douce et aimable pour celui-ci, morte et éteinte pour celui-là. Celui-ci aime le son des instruments à vent, celui-là aime les instruments à corde. Ce serait folie que de discuter à ce propos, afin de réputer erroné le jugement d’autrui, qui diffère du nôtre, comme s’il lui était logiquement opposé ; le principe : « À chacun son goût » (s’agissant des sens) est un principe valable pour ce qui est agréable.
Il en va tout autrement du beau. Il serait (tout juste à l’inverse) ridicule que quelqu’un, s’imaginant avoir du goût, songe en faire la preuve en déclarant : cet objet (l’édifice que nous voyons, le vêtement que porte celui-ci, le concert que nous entendons, le poème que l’on soumet à notre appréciation) est beau pour moi.
Car il ne doit pas appeler beau, ce qui ne plaît qu’à lui. Beaucoup de choses peuvent avoir pour lui du charme et de l’agrément ; personne ne s’en soucie ; toutefois lorsqu’il dit qu’une chose est belle, il attribue aux autres la même satisfaction ; il ne juge pas seulement pour lui, mais pour autrui et parle alors de la beauté comme si elle était une propriété des choses. C’est pourquoi il dit : la chose est belle et dans son jugement exprimant sa satisfaction, il exige l’adhésion des autres, loin de compter sur leur adhésion, parce qu’il a constaté maintes fois que leur jugement s’accordait avec le sien. Il les blâme s’ils jugent autrement et leur dénie un goût, qu’ils devraient cependant posséder d’après ses exigences ; et ainsi on ne peut dire : « À chacun son goût ». Cela reviendrait à dire : le goût n’existe pas, il n’existe pas de jugement esthétique qui pourrait légitimement prétendre à l’assentiment de tous.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 La beauté est-elle une propriété des choses ?
2 Le principe du « À chacun son goût » est-il acceptable lorsqu’il s’agit de l’agréable ?
3 Les objets beaux font-ils l’unanimité ?
92
P r o b l é m a t i q u e s 5 , 7 e t 8
Problématique 7 L’art peut-il se priver de règles ?
Matisse
Écrits et propos
sur l’art (1943),
© Éditions Hermann,
1972 et 2000, p. 195.
P
our aboutir à une traduction directe et pure de l’émotion, il faut posséder intimement tous les moyens, avoir éprouvé leur réelle efficacité. Les jeunes artistes n’ont pas à craindre de faire des faux pas. La peinture n’est-elle pas une incessante exploration en même temps que la plus bouleversante des aventures ?
Ainsi, quand je faisais mes études, je cherchais tantôt à obtenir un certain équilibre et une rythmique expressive rien qu’avec des couleurs, tantôt à vérifier le pouvoir de la seule arabesque.
Et lorsque ma couleur arrivait à une trop grande force d’expansion, je la meurtrissais - ce qui ne veut pas dire que je l’assombrissais – afin que mes formes parviennent à plus de stabilité et de caractère. Qu’importent les dérivations, si chacune permet d’avancer vers le but !
Il n’y a pas de règles à établir, encore moins de recettes pratiques, sinon on fait de l’art industriel. Comment d’ailleurs pourrait-il en être autrement puisque, lorsque l’artiste a produit quelque chose de bien, il s’est involontairement surpassé et ne se comprend plus ? Ce qui importe ce n’est pas tant de se demander où l’on va que de chercher à vivre avec la matière, de se pénétrer de toutes ses possibilités.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Les apprentis doivent-ils craindre les « faux pas » ?
2 La matière met-elle un frein à l’expression de l’émotion ?
3 Que résulterait-il d’un art qui ne consisterait qu’en l’application de règles préexistantes ?
Problématique 8 L’art se soumet-il à la reconnaissance sociale ?
Dubuffet
L’Homme du commun
à l’ouvrage,
© Éditions Gallimard, coll. « Folio Essais »,
1973, pp. 18-19.
À
vous de jouer messieurs les usagers ! La part qui vous revient est très importante, elle l’est presque autant que celle de l’inventeur. Portez vos yeux attentivement non plus sur ce qui a l’air d’être de l’art mais sur ce qui n’en a pas l’air du tout et pourtant est prêt à le devenir si vous savez le faire fonctionner : devenez inventeurs des inventions ! Il en surgit de tous côtés, grosses de potentialités merveilleuses et dont personne ne fait usage : elles disparaissent sans laisser trace ni souvenir pen-
93
P a r t i e 2 / Te x t e s dant que bat son plein la foire aux œuvres creuses. Il y en aurait du reste des inventions bien plus encore si cette foire aux
œuvres creuses ne menait si grand tapage, qui décourage le novateur. Mais peut-être est-ce à quoi on vise ? Les novations sont toujours suspectes, procédant de l’indiscipline et de la turbulence, et ce n’est pas pour rien que le Prophète chassait de son royaume musiciens et poètes. On a trouvé mieux maintenant : c’est de célébrer en pompe un faux-semblant d’art pour
étouffer le vrai. C’est de quoi sont chargés dans les nations bien gouvernées les corps constitués de la Culture.
Où viennent s’installer les estrades pompeuses de la Culture et pleuvoir les prix et lauriers sauvez-vous bien vite : l’art a peu de chance d’être de ce côté. Du moins n’y est-il plus s’il y avait peut-être été, il s’est pressé de changer d’air. Il est allergique à l’air des approbations collectives. Bien sûr que l’art est par essence répréhensible ! et inutile ! et antisocial, subversif, dangereux ! Et quand il n’est pas cela il n’est que fausse monnaie, il est mannequin vide, sac à patates [...].
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Est-ce un hasard si l’œuvre d’art peut parfois choquer ou scandaliser ?
2 Peut-on apprécier les œuvres conformistes ou académiques ?
3 Comment déceler l’art véritable ?
Problématique
Wilde
Le Déclin
du mensonge (1889), trad. D. Jean, in Œuvres, © Éditions
Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1996, pp. 796-797.
9 La beauté est-elle dans le regard ou dans l’objet regardé ?
C
YRIL
. – En ce cas, la Nature imite le peintre paysagiste, et lui emprunte ses effets ?
V
IVIAN
. – Bien évidemment. D’où nous viennent donc ces merveilleux brouillards bistrés qui se faufilent dans nos rues, estompent les réverbères et donnent aux maisons l’apparence d’ombres fantastiques, si ce n’est des impressionnistes ? À qui devonsnous, si ce n’est à eux et à leur maître, ces délicieuses brumes d’argent qui s’attardent sur nos rivières et confèrent à la courbe d’un pont, au chaland qui se balance, des formes délicates qui s’évanouissent gracieusement ? C’est uniquement à une école d’Art particulière que nous devons l’extraordinaire changement de climat que nous connaissons à Londres depuis une dizaine d’années. Tu souris. Envisage la question d’un point de vue scientifique ou métaphysique et tu verras que j’ai raison. Car, qu’est-ce
94
P r o b l é m a t i q u e s 9 e t 1 0 que la Nature ? La Nature n’a rien d’une grande génitrice qui nous aurait portés dans son sein. Elle est notre création. C’est dans notre cerveau qu’elle naît à la vie. Les choses n’existent que parce que nous les voyons. Or, ce que nous voyons, la façon dont nous le voyons, dépend des Arts qui nous ont marqués. Il existe une grande différence entre regarder et voir. On ne voit pas un objet avant d’en voir la beauté. Ce n’est qu’alors, et alors seulement, qu’il existe réellement. De nos jours nous voyons le brouillard non parce qu’il y a du brouillard mais parce que les peintres et les poètes nous ont fait découvrir le charme mystérieux de tels effets.
Il est probable qu’il y a du brouillard à Londres depuis des siècles.
Je dirai même que c’est sûrement le cas. Mais personne ne le voyait, si bien que nous ne savions rien de lui. Il n’existait pas tant que l’Art ne l’avait pas inventé. Il faut reconnaître qu’aujourd’hui on en abuse. Ce n’est plus que le simple maniérisme d’une faction, et leur souci exagéré de réalisme fait attraper des bronchites aux sots. Là où les peintres cultivés saisissent un effet, les néophytes, saisis par le froid, s’enrhument. Aussi, soyons humains et invitons l’Art à diriger son beau regard vers d’autres horizons.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 En quel sens peut-on dire que l’art agit sur l’esprit ?
2 Quelle différence y a-t-il entre la réalité et notre regard sur elle ?
3 Comment pourrait-on résumer la fonction de l’art ?
Problématique 10 Faut-il distinguer artiste et artisan ?
Alain
Système
des beaux-arts (1920), livre I, chap. 7,
© Éditions Gallimard,
1926, pp. 32-33.
P
uisqu’il est évident que l’inspiration ne forme rien sans matière, il faut donc à l’artiste, à l’origine des arts et toujours, quelque premier objet ou quelque première contrainte de fait, sur quoi il exerce d’abord sa perception, comme l’emplacement et les pierres pour l’architecte, un bloc de marbre pour le sculpteur, un cri pour le musicien, une thèse pour l’orateur, une idée pour l’écrivain, pour tous des coutumes acceptées d’abord. Par quoi se trouve défini l’artiste, tout à fait autrement que d’après la fantaisie. Car tout artiste est percevant et actif, artisan toujours en cela. Plutôt attentif à l’objet qu’à ses propres passions ; on dirait presque passionné contre les passions, j’entends impatient surtout à l’égard de la rêverie oisive ; ce trait est commun aux artistes, et les fait passer pour difficiles. Au reste tant d’œuvres essayées naïvement d’après
95
P a r t i e 2 / Te x t e s l’idée ou image que l’on croit s’en faire, et manquées à cause de cela, expliquent que l’on juge trop souvent de l’artiste puissant, qui ne parle guère, d’après l’artiste ambitieux et égaré, qui parle au contraire beaucoup. Mais si l’on revient aux principes jusqu’ici exposés, on se détournera de penser que quelque objet beau soit jamais créé hors de l’action. Ainsi la méditation de l’artiste serait plutôt observation que rêverie, et encore mieux observation de ce qu’il a fait comme source et règle de ce qu’il va faire. Bref, la loi suprême de l’invention humaine est que l’on n’invente qu’en travaillant. Artisan d’abord. Dès que l’inflexible ordre matériel nous donne appui, alors la liberté se montre ; mais dès que nous voulons suivre la fantaisie, entendez l’ordre des affections du corps humain, l’esclavage nous tient, et nos inventions sont alors mécaniques dans la forme, souvent niaises et plus rarement émouvantes, mais sans rien de bien ni de beau. Dès qu’un homme se livre à l’inspiration, j’entends à sa propre nature, je ne vois que la résistance de la matière qui puisse le préserver de l’improvisation creuse et de l’instabilité d’esprit. Par cette trace de nos actions, ineffaçable, nous apprenons la prudence ; mais par ce témoin fidèle de la moindre esquisse, nous apprenons la confiance aussi.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Peut-on, dans l’art, se fier entièrement à l’inspiration ?
2 Faut-il opposer l’artiste et l’artisan ?
3 L’imagination et la fantaisie sont-elles libres ?
Problématique
Hume
Traité de la nature
humaine (1739), trad. A. Leroy,
© Éditions Aubier
Montaigne, 1983, pp. 701-702.
12 Le beau peut-il être utile ?
N
otre sens de la beauté dépend énormément de ce principe ; quand un objet a une tendance à causer du plaisir à son possesseur, on le regarde toujours comme beau : comme tout objet qui a tendance à produire de la douleur, est désagréable et laid.
Ainsi la convenance d’une maison, la fertilité d’un champ, la force d’un cheval, la capacité, la sécurité et la rapidité de navigation d’un vaisseau forment la principale beauté de ces différents objets. Ici l’objet, qu’on appelle beau, plaît seulement par sa tendance à produire un certain effet. Cet effet est le plaisir ou l’avantage d’autrui. Or le plaisir d’un étranger, pour qui nous n’avons aucune amitié, nous plaît seulement par sympathie.
96
P r o b l é m a t i q u e s 1 2 e t 1 3
C’est donc à ce principe qu’est due la beauté que nous découvrons en toute chose utile. Combien considérable est ce genre particulier de beauté, la réflexion le fera aisément paraître.
Tout objet qui tend à causer du plaisir à son possesseur, ou qui, en d’autres termes, est la cause propre du plaisir, plaît sûrement au spectateur par une subtile sympathie avec le possesseur. On estime belles la plupart des œuvres de l’art en proportion de leur propriété à leur emploi par l’homme ; et même beaucoup des productions de la nature tirent leur beauté de cette source.
Plaisant et beau, en la plupart des cas, c’est une qualité, non pas absolue, mais relative et elle ne nous plaît que par sa tendance à produire une fin agréable.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Existe-t-il un critère universel de la beauté et quel est-il ?
2 Ce critère du beau varie-t-il selon qu’il s’agit d’une beauté naturelle ou d’un produit de l’art ?
3 Comment expliquer que nous puissions trouver de la beauté dans un objet que nous ne pouvons pas posséder ni utiliser personnellement ?
Problématique
Platon
Le Banquet
(
IV e s. av. J.-C.), trad. É. Chambry,
© Éditions
GF-Flammarion,
1992, pp. 80-81.
13 Peut-on donner une éducation esthétique ?
C
elui qu’on aura guidé jusqu’ici sur le chemin de l’amour, après avoir contemplé les belles choses dans une gradation régulière, arrivant au terme suprême, verra soudain une beauté d’une nature merveilleuse, celle-là même, Socrate, qui était le but de tous ses travaux antérieurs, beauté éternelle qui ne connaît ni la naissance ni la mort, qui ne souffre ni accroissement ni diminution, beauté qui n’est point belle par un côté, laide par un autre, belle en un temps, laide en un autre, belle sous un rapport, laide sous un autre, belle en tel lieu, laide en tel autre, belle pour ceux-ci, laide pour ceux-là ; beauté qui ne se présentera pas à ses yeux comme un visage, ni comme des mains, ni comme une forme corporelle, ni comme un raisonnement, ni comme une science, ni comme une chose qui existe en autrui, par exemple dans un animal, dans la terre, dans le ciel ou dans telle autre chose ; beauté qui, au contraire, existe en elle-même et par elle-même, simple et éternelle, de laquelle participent toutes les autres belles choses, de telle manière que leur naissance ou leur mort ne lui apporte ni augmentation, ni amoindrissement, ni altération d’aucune sorte. Quand on
97
P a r t i e 2 / Te x t e s s’est élevé des choses sensibles par un amour bien entendu des jeunes gens jusqu’à cette beauté et qu’on commence à l’apercevoir, on est bien près de toucher au but ; car la vraie voie de l’amour, qu’on s’y engage de soi-même ou qu’on s’y laisse conduire, c’est de partir des beautés sensibles et de monter sans cesse vers cette beauté surnaturelle en passant comme par échelons d’un beau corps à deux, de deux à tous, puis des beaux corps aux belles actions, puis des belles actions aux belles sciences, pour aboutir des sciences à cette science qui n’est autre chose que la science de la beauté absolue et pour connaître enfin le beau tel qu’il est en soi.
Si la vie vaut jamais la peine d’être vécue, cher Socrate, dit l’étrangère de Mantinée [Diotime], c’est à ce moment où l’homme contemple la beauté en soi.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Au moyen de quel organe pourrions-nous contempler la « beauté en soi » ?
2 Selon Platon, la beauté est-elle relative ?
3 Y a-t-il nécessairement une relation entre l’amour et la beauté ?
Problématique
Aristote
Les Parties des animaux
(
IV e s. av. J.-C.),
© Éditions Les Belles
Lettres, coll. « Universités de France », 1957, p. 17.
14 La saisie du beau est-elle immédiate ?
C
ar même quand il s’agit d’êtres qui n’offrent pas un aspect agréable, la nature, qui en est l’architecte, réserve à qui les étudie de merveilleuses jouissances, pourvu qu’on soit capable de remonter aux causes et qu’on soit vraiment philosophe. Il serait d’ailleurs illogique et étrange que nous prenions plaisir à contempler les reproductions de ces êtres, parce que nous considérons en même temps le talent de l’artiste, peintre ou sculpteur, et que nous n’éprouvions pas plus de joie à contempler ces êtres eux-mêmes tels que la nature les a organisés, quand du moins nous réussissons à en apercevoir les causes.
Aussi ne faut-il pas se laisser aller à une répugnance puérile pour l’étude des animaux les moins nobles. Car dans toutes les
œuvres de la nature réside quelque merveille. Il faut retenir le propos que tint, dit-on, Héraclite
1
, à des visiteurs étrangers qui, au moment d’entrer, s’arrêtèrent en le voyant se chauffer devant son fourneau : il les invita, en effet, à entrer sans crainte en leur disant que là aussi il y avait des dieux. On doit, de même, aborder sans dégoût l’examen de chaque animal avec la conviction que chacun réalise sa part de nature et de beauté.
98
P r o b l é m a t i q u e s 1 4 e t 1 5
Car dans les œuvres de la nature, ce n’est pas le hasard qui règne, mais c’est au plus haut degré la finalité.
1. Héraclite : philosophe grec du
Ve siècle av. J.-C.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Peut-on passer à côté des beautés de la nature ?
2 Que veut mettre en évidence l’anecdote relative à Héraclite ?
3 Quelle définition du beau peut-on retirer de ce texte ?
Problématique
Platon
Phèdre
(
IV e s. av. J.-C.), trad. É. Chambry,
© Éditions
GF-Flammarion,
1964, pp. 192-193.
15 L’œuvre d’art échappe-t-elle à son auteur ?
[…]
S
OCRATE
. – Celui qui pense laisser après lui un art consigné dans un livre, comme celui qui le recueille dans la pensée qu’il sortira de cette écriture un enseignement clair et durable, fait preuve d’une grande simplicité […]. S’il pense que des discours
écrits sont quelque chose de plus qu’un mémento qui rappelle à celui qui les connaît déjà les choses traitées dans le livre.
P
HÈDRE
. – C’est très juste.
S
OCRATE
. – C’est que l’écriture, Phèdre, a un grave inconvénient, tout comme la peinture. Les produits de la peinture sont comme s’ils étaient vivants ; mais pose-leur une question, ils gardent gravement le silence. Il en est de même des discours écrits. On pourrait croire qu’ils parlent en personnes intelligentes, mais demande-leur de t’expliquer ce qu’ils disent, ils ne répondront qu’une chose, toujours la même. Une fois écrit, le discours roule partout et passe indifféremment dans les mains des connaisseurs et dans celles des profanes, et il ne sait pas distinguer à qui il faut,
à qui il ne faut pas parler. S’il se voit méprisé ou injurié injustement, il a toujours besoin du secours de son père ; car il n’est pas capable de repousser une attaque et de se défendre lui-même […].
Mais si nous considérions un autre genre de discours, frère germain de l’autre, et si nous examinions comment il naît, et combien il est meilleur et plus efficace que lui ?
P
HÈDRE
. – Quel discours ? et comment naît-il ?
S
OCRATE
. – Celui qui s’écrit avec la science dans l’âme de celui qui étudie, qui est capable de se défendre lui-même, qui sait parler et se taire suivant les personnes.
P
HÈDRE
. – Tu veux parler du discours de celui qui sait, du discours vivant et animé, dont le discours écrit n’est à proprement parler que l’image ?
99
P a r t i e 2 / Te x t e s
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quelle est la fonction de l’écrit ?
2 Échapper à son auteur, est-ce pour un livre une force ou une faiblesse ?
3 En quel sens peut-on parler d’un manque d’intelligence du texte écrit ?
Problématique
Bergson
Le Rire (1900),
© Éditions PUF, coll. « Quadrige »,
1999 (10 e
édition), pp. 115-116.
16 Pouvons-nous concevoir un rapport entre le beau et le vrai ?
Q
uel est l’objet de l’art ? Si la réalité venait frapper directement nos sens et notre conscience, si nous pouvions entrer en communication immédiate avec les choses et avec nous-mêmes, je crois bien que l’art serait inutile, ou plutôt que nous serions tous artistes, car notre âme vibrerait alors continuellement à l’unisson de la nature. Nos yeux, aidés de notre mémoire, découperaient dans l’espace et fixeraient dans le temps des tableaux inimitables.
Notre regard saisirait au passage, sculptés dans le marbre vivant du corps humain, des fragments de statue aussi beaux que ceux de la statuaire antique. Nous entendrions chanter au fond de nos
âmes, comme une musique quelquefois gaie, plus souvent plaintive, toujours originale, la mélodie ininterrompue de notre vie intérieure. Tout cela est autour de nous, tout cela est en nous, et pourtant rien de tout cela n’est perçu par nous distinctement.
Entre la nature et nous, que dis-je ? entre nous et notre propre conscience, un voile s’interpose, voile épais pour le commun des hommes, voile léger, presque transparent, pour l’artiste et le poète. Quelle fée a tissé ce voile ? Fut-ce par malice ou par amitié ? Il fallait vivre, et la vie exige que nous appréhendions les choses dans le rapport qu’elles ont à nos besoins. Vivre consiste à agir. Vivre, c’est n’accepter des objets que l’impression utile pour y répondre par des réactions appropriées : les autres impressions doivent s’obscurcir ou ne nous arriver que confusément. Je regarde et je crois voir, j’écoute et je crois entendre, je m’étudie et je crois lire dans le fond de mon cœur. Mais ce que je vois et ce que j’entends du monde extérieur, c’est simplement ce que mes sens en extraient pour éclairer ma conduite ; ce que je connais de moimême, c’est ce qui affleure à la surface, ce qui prend part à l’action. Mes sens et ma conscience ne me livrent donc de la réalité qu’une simplification pratique.
100
P r o b l é m a t i q u e s 1 6 e t 1 7
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Que nous faudrait-il pour pouvoir devenir artistes ?
2 Qu’est-ce qui commande, détermine notre conscience ordinaire du monde et de nous-même ?
3 En quel sens peut-on dire que l’art est réaliste ?
Problématique 17 L’art a-t-il une finalité ?
Hegel
« Introduction
à l’esthétique »
(1818-1819), chap. 1,
II e section, in Esthétique, trad. S. Jankélévitch,
© Éditions
Flammarion, coll. « Champs »,
1979, pp. 41-42.
É
veiller l’âme : tel est, dit-on, le but final de l’art, tel est l’effet qu’il doit chercher à obtenir. C’est de cela que nous avons à nous occuper en premier lieu. En envisageant le but final de l’art sous ce dernier aspect, en nous demandant notamment quelle est l’action qu’il doit exercer, qu’il peut exercer et qu’il exerce effectivement, nous constatons aussitôt que le contenu de l’art comprend tout le contenu de l’âme et de l’esprit, que son but consiste à révéler à l’âme tout ce qu’elle recèle d’essentiel, de grand, de sublime, de respectable et de vrai. Il nous procure, d’une part, l’expérience de la vie réelle, nous transporte dans des situations que notre expérience personnelle ne nous fait pas et ne nous fera peut-être jamais connaître : les expériences des personnes qu’il représente, et, grâce à la part que nous prenons à ce qui arrive à ces personnes, nous devenons capables de ressentir plus profondément ce qui se passe en nous-mêmes. D’une façon générale, le but de l’art consiste à rendre accessible à l’intuition ce qui existe dans l’esprit humain, la vérité que l’homme abrite dans son esprit, ce qui remue la poitrine humaine et agite l’esprit humain. C’est ce que l’art a pour tâche de représenter, et il le fait au moyen de l’apparence qui, comme telle, nous est indifférente, dès l’instant où elle sert
à éveiller en nous le sentiment et la conscience de quelque chose de plus élevé. C’est ainsi que l’art renseigne l’homme sur l’humain, éveille des sentiments endormis, nous met en présence des vrais intérêts de l’esprit. Nous voyons ainsi que l’art agit en remuant, dans leur profondeur, leur richesse et leur variété, tous les sentiments qui s’agitent dans l’âme humaine, et en intégrant dans le champ de notre expérience ce qui se passe dans les régions intimes de cette âme. Nihil humani a me alie-
num puto
1
: telle est la devise qu’on peut appliquer à l’art.
1. « Rien de ce qui est humain ne m’est étranger. »
101
P a r t i e 2 / Te x t e s
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Dans quel but l’art agit-il sur l’esprit ?
2 Quel moyen l’art utilise-t-il pour arriver à ce but ?
3 Quel est, d’après Hegel, l’aspect de l’art qui nous laisse indifférent ?
Problématique 18 L’œuvre d’art constitue-t-elle un moyen d’expression ?
Schelling
Textes esthétiques
(1800), trad. A. Pernet,
© Éditions
Klincksieck, 1978, p. 19.
L’
œuvre d’art réfléchit pour nous l’identité de l’activité consciente et de l’activité inconsciente. Mais l’opposition des deux est infinie, et elle est supprimée sans que la liberté intervienne. Le caractère fondamental de l’œuvre d’art est donc une infinité inconsciente
[synthèse de nature et de liberté]. L’artiste semble avoir représenté comme instinctivement dans son œuvre, en dehors de ce qu’il y a mis avec une intention marquée, une infinité qu’aucune intelligence finie n’est capable de développer intégralement. Pour illustrer ceci par un seul exemple, la mythologie grecque, dont on ne peut nier qu’elle enferme en elle-même un sens et des symboles infinis pour toutes les idées, est apparue chez un peuple et d’une manière qui, tous deux, écartent l’hypothèse d’une intention quelconque dans l’invention et dans l’harmonie par laquelle tout est fondu en un seul grand ensemble. Ainsi en va-t-il pour toute
œuvre d’art authentique, car chacune, comportant en quelque sorte une infinité d’intentions, est susceptible d’être interprétée à l’infini, sans que l’on puisse jamais dire si cette infinité a son siège chez l’artiste lui-même, ou bien si elle réside simplement dans l’œuvre d’art. Dans le produit qui affecte seulement l’apparence de l’œuvre d’art, en revanche, intention et règle n’apparaissent qu’en surface, si bornées et si limitées que le produit n’est rien que la réplique fidèle de l’activité consciente de l’artiste : ce n’est qu’un objet de réflexion, mais non pas d’intuition, car celle-ci aime s’abîmer dans ce qu’elle contemple et ne peut reposer que sur l’infini.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 L’œuvre d’art peut-elle être une activité consciente ?
2 En quoi l’expression artistique relève-t-elle de l’infini ?
3 Que montre l’exemple de la mythologie grecque ?
102
P r o b l é m a t i q u e s 1 8 e t 1 9
Problématique
Freud
Sigmund Freud présenté par lui-même
(1925), trad.
F. Cambon, © Éditions
Gallimard, coll. « Folio
Essais », 1987, pp. 109-110.
19 L’activité artistique est-elle sublimation des sentiments ?
T
out cela invitait à entreprendre, à partir de là, l’analyse de la création littéraire et artistique en général. On s’aperçut que le royaume de l’imagination [Phantasie] était une « réserve » qui avait été ménagée lors du passage, ressenti comme douloureux, du principe de plaisir au principe de réalité, afin de fournir un substitut à des satisfactions pulsionnelles auxquelles on avait dû renoncer dans la vie réelle. À l’instar du névrosé, l’artiste s’était retiré de la réalité insatisfaisante dans ce monde imaginaire [Phantasiewelt], mais, à la différence du névrosé, il savait trouver le chemin qui permettait d’en sortir et de reprendre pied dans la réalité. Ses créations, les œuvres d’art, étaient des satisfactions fantasmatiques de vœux inconscients, tout comme les rêves avec lesquels elles avaient également en commun le caractère de compromis, car elles aussi devaient éviter d’entrer en conflit ouvert avec les puissances du refoulement. Mais, à la différence des productions du rêve, asociales et narcissiques, elles étaient conçues pour que d’autres hommes y participassent, elles pouvaient susciter et satisfaire chez ceux-ci les mêmes motions de désirs inconscients. En outre, elles se servaient du plaisir que procure la perception de la beauté formelle comme d’une « prime de séduction ». L’apport spécifique de la psychanalyse pouvait consister à reconstruire, par recoupement des impressions vécues, des destinées fortuites et des œuvres de l’artiste, sa constitution et les motions pulsionnelles qui
étaient à l’œuvre en elle, soit ce qu’il y avait en lui d’universellement humain.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Qu’est-ce qui rapproche l’artiste du névrosé ?
2 Qu’est-ce qui, cependant, les distingue ?
3 Comment expliquer que nous puissions être touchés par l’imaginaire particulier
à un artiste ?
103
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique 20 La création est-elle le propre de l’art ?
Nietzsche
Humain, trop humain I
(1878), trad. R. Rovini, in Œuvres complètes,
© Éditions Gallimard,
1968, tome III, p. 128.
C’
est ainsi notre vanité, notre amour-propre qui nous poussent au culte du génie : car il nous faut l’imaginer très loin de nous, en vrai miraculum, pour qu’il ne nous blesse pas […]. Mais, compte non tenu de ces insinuations de notre vanité, l’activité du génie ne paraît pas le moins du monde quelque chose de foncièrement différent de l’activité de l’inventeur en mécanique, du savant astronome ou historien, du maître en tactique. Toutes ces activités s’expliquent si l’on se représente des hommes dont la pensée est active dans une direction unique, qui utilisent tout comme matière première, qui ne cessent d’observer diligemment leur vie intérieure et celle d’autrui, qui ne se lassent pas de combiner leurs moyens. Le génie ne fait rien que d’apprendre d’abord à poser des pierres, ensuite à bâtir, que de chercher toujours des matériaux et de travailler toujours à y mettre la forme. Toute activité de l’homme est compliquée à miracle, non pas seulement celle du génie : mais aucune n’est un « miracle ». – D’où vient donc cette croyance qu’il n’y a de génie que chez l’artiste, l’orateur et le philosophe ? qu’eux seuls ont une « intuition » ? (mot par lequel on leur attribue une sorte de lorgnette merveilleuse avec laquelle ils voient directement dans l’« être » !). Les hommes ne parlent intentionnellement de génie que là où les effets de la grande intelligence leur sont le plus agréables et où ils ne veulent pas d’autre part éprouver d’envie. Nommer quelqu’un « divin » c’est dire : « Ici nous n’avons pas à rivaliser ». En outre : tout ce qui est fini, parfait, excite l’étonnement, tout ce qui est en train de se faire est déprécié. Or personne ne peut voir dans l’œuvre de l’artiste comment elle s’est faite ; c’est son avantage, car partout où l’on peut assister
à la formation, on est un peu refroidi. L’art achevé de l’expression
écarte toute idée de devenir ; il s’impose tyranniquement comme une perfection actuelle. Voilà pourquoi ce sont surtout les artistes de l’expression qui passent pour géniaux, et non les hommes de science. En réalité cette appréciation et cette dépréciation ne sont qu’un enfantillage de la raison.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Comment s’explique le sentiment de perfection que nous éprouvons devant une œuvre d’art ?
2 Doit-on rigoureusement distinguer le « génie » du commun des mortels ?
3 Selon l’opinion commune, de quelle source procéderait le génie ?
104
P r o b l é m a t i q u e s 2 0 e t 2 1
Problématique 21 Existe-t-il une moralité dans l’art ?
Rousseau
Dernière réponse
(à Bordes) sur le Discours
sur les sciences
et les arts (1752), in Œuvres complètes,
© Éditions Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1964, tome III, pp. 72-74.
L
es sciences sont le chef-d’œuvre du génie et de la raison.
L’esprit d’imitation a produit les beaux-arts, et l’expérience les a perfectionnés. Nous sommes redevables aux arts mécaniques d’un grand nombre d’inventions utiles qui ont ajouté aux charmes et aux commodités de la vie. Voilà des vérités dont je conviens de très bon cœur assurément. Mais considérons maintenant toutes ces connaissances par rapport aux mœurs […].
À mesure que le goût [des] niaiseries s’étend chez une nation, elle perd celui des solides vertus : car il en coûte moins pour se distinguer par du babil que par de bonnes mœurs, dès qu’on est dispensé d’être homme de bien pourvu qu’on soit un homme agréable.
Plus l’intérieur se corrompt et plus l’extérieur se compose : c’est ainsi que la culture des Lettres engendre insensiblement la politesse. Le goût naît encore de la même source. L’approbation publique étant le premier prix des travaux littéraires, il est naturel que ceux qui s’en occupent réfléchissent sur les moyens de plaire ; et ce sont ces réflexions qui à la longue forment le style,
épurent le goût, et répandent partout les grâces et l’urbanité.
Toutes ces choses seront, si l’on veut, le supplément de la vertu, et rarement elles s’associeront avec elle. Il y aura toujours cette différence, que celui qui se rend utile travaille pour les autres, et que celui qui ne songe qu’à se rendre agréable ne travaille que pour lui. Le flatteur, par exemple, n’épargne aucun soin pour plaire, et cependant il ne fait que du mal.
La vanité et l’oisiveté qui ont engendré nos sciences ont aussi engendré le luxe. Le goût du luxe accompagne toujours celui des Lettres, et le goût des Lettres accompagne souvent celui du luxe : toutes ces choses se tiennent assez fidèle compagnie, parce qu’elles sont l’ouvrage des mêmes vices.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 À quoi les arts et les techniques servent-il ?
2 Quelle est l’influence des arts sur les mœurs ?
3 Le but de l’art est-il l’amélioration morale du genre humain ?
105
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique 22 L’art est-il le produit de la liberté ?
Marx et Engels
L’Idéologie allemande
(1846), trad. H. Auger,
G. Badia, J. Baudrillard,
R. Cartelle,
© Éditions sociales,
1982, pp. 186-188.
«
P
ersonne ne peut, à Ta place, écrire Tes compositions musicales, exécuter les tableaux que Tu as imaginés. Les travaux d’un
Raphaël, personne ne peut les remplacer. » Sancho [Max Stirner] pourrait tout de même bien savoir que ce n’est pas Mozart luimême, mais un autre musicien qui a écrit la plus grande partie du
Requiem de Mozart et lui donné sa forme définitive.
Raphaël, aussi bien que n’importe quel autre artiste, a été conditionné par les progrès techniques que l’art avait réalisés avant lui, par l’organisation de la société et la division du travail qui existaient là où il habitait, et enfin par la division du travail dans tous les pays avec lesquels la ville qu’il habitait entretenait des relations. Qu’un individu comme Raphaël développe ou non son talent, cela dépend entièrement de la commande, qui dépend elle-même de la division du travail et du degré de culture atteint par les individus, dans ces conditions. […]
La concentration exclusive du talent artistique chez quelques individualités, et corrélativement son étouffement dans la grande masse des gens, est une conséquence de la division du travail. À supposer même que dans certaines conditions sociales chaque individu soit un excellent peintre, cela n’exclurait en aucune façon que chacun fût un peintre original, si bien que, là aussi, la distinction entre travail « humain » et travail
« unique » aboutisse à un pur non-sens. Dans une organisation communiste de la société ce qui sera supprimé en tout état de cause, ce sont les barrières locales et nationales, produits de la division du travail, dans lesquelles l’artiste est enfermé, tandis que l’individu ne sera plus enfermé dans les limites d’un art déterminé, limites qui font qu’il y a des peintres, des sculpteurs, etc., qui ne sont que cela, et le nom à lui seul exprime suffisamment la limitation des possibilités d’activité de cet individu et sa dépendance par rapport à la division du travail. Dans une société communiste, il n’y aura plus de peintres, mais tout au plus des gens qui, entre autres choses, feront de la peinture.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quelle vision de l’artiste Marx et Engels critiquent-il ?
2 Le libre arbitre est-il la condition première de l’émergence d’un artiste ?
3 Pour être artiste, est-il nécessaire de se spécialiser ?
106
P r o b l é m a t i q u e s 2 2 e t 2 3
Problématique 23 Embellir la vie, est-ce la fonction de l’art ?
Nietzsche
Humain, trop humain
II (1878), trad. R. Rovini, in Œuvres complètes,
© Éditions Gallimard,
1968, tome III, pp. 81-82.
L’
art doit surtout et avant tout embellir la vie, nous rendre donc supportables et, si possible, agréables aux autres : cette tâche sous les yeux, il nous modère et nous tient en bride, crée des formes de civilité, lie des êtres sans éducation à des lois de convenance, de propreté, de courtoisie, leur apprend à parler et se taire au bon moment. L’art doit ensuite dissimuler ou réinterpréter toute laideur, chaque trait pénible, horrible, dégoûtant, qui ne cessera de reparaître en dépit de tous les efforts, conformément à l’origine de la nature humaine ; il doit surtout procéder ainsi au sujet des passions, des douleurs et des angoisses de l’âme, il doit, dans la laideur inévitable ou insurmontable, laisser transparaître son côté
significatif. Après cette grande, cette trop grande tâche de l’art, ce qui se dit proprement de l’art, celui des œuvres, n’est qu’un appen-
dice. Un homme qui sent en soi une surabondance de ces vertus d’embellissement, d’occultation et de réinterprétation, cherchera finalement à se décharger encore de ce superflu dans des œuvres d’art ; dans certaines circonstances, tout un peuple fera de même.
– Mais d’ordinaire, on prend maintenant l’art par l’autre bout, on se raccroche à sa queue, et on se figure que l’art des œuvres d’art est le vrai, que c’est à partir de lui qu’il faudra améliorer et transformer la vie – fous que nous sommes ! À commencer notre repas par le dessert et à savourer douceurs sur douceurs, quoi d’étonnant si nous nous gâtons l’estomac et même l’appétit pour la bonne chère solide et nourrissante, à laquelle l’art nous convie !
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Comment l’art embellit-il la vie ?
2 En quoi le fait de faire ressortir ce qui est significatif participe-t-il de la fonction de l’art ?
3 Pourquoi les œuvres représentent-elles un élément secondaire ?
107
P a r t i e 2 / Te x t e s
Problématique 24 Peut-on assimiler l’art à une connaissance ?
Schopenhauer
Le Monde comme volonté et comme
représentation (1818), trad. Burdeau,
© Éditions PUF, 1998
(15 e
édition), pp. 300-301.
[…]
L’
objet que l’artiste s’efforce de représenter, l’objet dont la connaissance doit précéder et engendrer l’œuvre, comme le germe précède et engendre la plante, cet objet est une Idée, au sens platonicien du mot, et n’est point autre chose ; ce n’est point la chose particulière, car ce n’est point l’objet de notre conception vulgaire ; ce n’est point non plus le concept, car ce n’est point l’objet de l’entendement, ni de la science. Sans doute l’Idée et le concept ont quelque chose de commun, en ce qu’ils sont tous deux des unités représentant une pluralité de choses réelles ; malgré tout, il y a entre eux une grande différence […].
Le concept est abstrait et discursif ; complètement indéterminé, quant à son contenu, rien n’est précis en lui que ses limites ; l’entendement suffit pour le comprendre et pour le concevoir ; les mots, sans autre intermédiaire, suffisent à l’exprimer ; sa propre définition, enfin, l’épuise tout entier. L’Idée, au contraire, que l’on peut à la rigueur définir le représentant adéquat du concept, est absolument concrète ; elle a beau représenter une infinité de choses particulières, elle n’en est pas moins déterminée sur toutes ses faces ; l’individu, en tant qu’individu, ne la peut jamais connaître ; il faut, pour la concevoir, dépouiller toute volonté, toute individualité, et s’élever à l’état de sujet connaissant pur ; autant vaut dire qu’elle est cachée à tous, si ce n’est au génie et à celui qui, grâce à une exaltation de la faculté de connaissance pure […], se trouve dans un état voisin du génie ; l’Idée n’est point essentiellement communicable, elle ne l’est que relativement ; car, une fois conçue et exprimée dans l’œuvre d’art, elle ne se révèle à chacun que proportionnellement à la valeur de son esprit ; voilà justement pourquoi les œuvres les plus excellentes de tous les arts, les monuments les plus glorieux du génie sont destinés à demeurer éternellement lettres closes pour la stupide majorité des mortels […].
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quelle erreur doit-on éviter à propos de l’œuvre d’art ?
2 En quoi l’art se distingue-t-il de la science ou de la philosophie ?
3 L’art a-t-il pour fonction de vulgariser la connaissance ?
108
P r o b l é m a t i q u e s 2 4 , 2 5 e t 2 6
Problématique 25 L’art se définit-il comme une imitation du réel ?
Goethe
« L’Essai
sur la peinture
de Diderot » (1799), in Écrits sur l’art, trad. J.-M. Schaeffer,
© Éditions
GF-Flammarion,
1996, p. 199.
L
a nature semble agir pour elle-même, l’artiste agit en tant qu’homme, pour le bien des hommes. Parmi tout ce que la nature nous offre au cours de notre vie, nous ne choisissons qu’avec parcimonie ce qui est désirable et agréable. Tout ce que l’artiste offre à l’homme doit être entièrement à la portée des sens et leur être agréable, cela doit être stimulant et attrayant, procurer jouissance et satisfaction, être nourrissant et formateur pour l’esprit et être capable de l’élever. Et ainsi l’artiste, reconnaissant envers la nature qui l’a créé lui aussi, lui rend-il une deuxième nature, mais une nature sentie, pensée et humainement parfaite.
Mais, pour que cela puisse se produire, il faut que le génie, l’artiste qui a la vocation, agisse selon des lois et des règles que la nature elle-même lui a prescrites et qui ne la contredisent pas ; et ces lois sont la plus grande richesse de l’artiste, parce qu’elles lui permettent d’apprendre à maîtriser et à utiliser aussi bien l’opulence de la nature que la richesse de son âme.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quelle est la différence fondamentale entre les productions naturelles et les productions artistiques ?
2 Pour quelle raison l’artiste devrait-il forcément obéir à des règles ou à des lois naturelles ?
3 Peut-on imaginer qu’un génie s’affranchisse de telles lois ?
Problématique
Proust
Le Côté de Guermantes
(1920), tome II,
© Éditions
GF-Flammarion,
1987, pp. 67-68.
26 Existe-t-il un progrès dans les arts ?
L
es gens de goût nous disent aujourd’hui que Renoir est un grand peintre du
XVIIIe siècle. Mais en disant cela ils oublient le
Temps et qu’il en a fallu beaucoup, même en plein
XIXe
, pour que Renoir fût salué grand artiste. Pour réussir à être ainsi reconnus, le peintre original, l’artiste original procèdent à la façon des oculistes. Le traitement par leur peinture, par le prose, n’est pas toujours agréable. Quand il est terminé, le praticien nous dit : Maintenant regardez ! Et voici que le monde
109
P a r t i e 2 / Te x t e s
(qui n’a pas été créé une fois, mais aussi souvent qu’un artiste original est survenu) nous apparaît entièrement différent de l’ancien, mais parfaitement clair. Des femmes passent dans la rue, différentes de celles d’autrefois, puisque ce sont des Renoir, ces Renoir où nous nous refusions jadis à voir des femmes. Les voitures aussi sont des Renoir, et l’eau, et le ciel : nous avons envie de nous promener dans la forêt pareille à celle qui le premier jour nous semblait tout excepté une forêt, et par exemple une tapisserie aux nuances nombreuses mais où manquaient justement les nuances propres aux forêts. Tel est l’univers nouveau et périssable qui vient d’être créé. Il durera jusqu’à la prochaine catastrophe géologique que déchaîneront un nouveau peintre ou un nouvel écrivain originaux.
[…] Et j’arrivais à me demander s’il y avait quelque vérité en cette distinction que nous faisons toujours entre l’art, qui n’est pas plus avancé qu’au temps d’Homère, et la science aux progrès continus. Peut-être l’art ressemblait-il au contraire en cela à la science, chaque nouvel écrivain original me semblait en progrès sur celui qui l’avait précédé […].
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 Quels sont les deux points communs entre la création artistique et la pratique des « oculistes » ?
2 En quoi l’art peut-il être rapproché de la science ?
3 Qu’est-ce que l’expérience esthétique nous permet de découvrir ?
Problématique
Nietzsche
Le Gai Savoir
(1883-1887), trad. P. Klossowski,
© Éditions UGE, coll. « 10/18 », 1957, pp. 186-187.
27 L’activité artistique peut-elle libérer l’homme ?
S
i nous n’avions approuvé les arts et inventé cette sorte de culte du non-vrai, nous ne saurions du tout supporter la faculté que nous procure maintenant la science de comprendre l’universel esprit de non-vérité et de mensonge, de comprendre le délire et l’erreur en tant que conditions de l’existence connaissante et sensible. La probité aurait pour conséquence le dégoût et le suicide ; or, il se trouve que notre probité dispose d’un puissant recours pour éluder pareille conséquence : l’art, en tant que consentement à l’apparence. Nous n’interdisons pas toujours à notre regard d’arrondir, de finir ce que nous imaginons : et alors ce n’est plus l’éternelle imperfection que nous portons par-delà le fleuve du devenir, mais nous croyons porter
110
P r o b l é m a t i q u e s 2 7 e t 2 9 une déesse et nous nous montrons fiers et enfantins en lui rendant ce service. En tant que phénomène esthétique l’existence nous est toujours supportable, et en vertu de l’art, l’œil et la main et avant tout la bonne conscience nous ont été donnés pour pouvoir nous transformer en pareil phénomène.
Il est bon de temps en temps de nous délasser de nous-mêmes à la faveur de l’art qui nous permet de nous considérer à distance et, de haut, de rire de nous-mêmes ou de pleurer sur nous : de déceler le héros et non moins le bouffon qui se cachent dans notre passion de connaître, de jouir de temps en temps de notre folie pour continuer à jouir de notre sagesse ! – Et parce que dans le fond nous sommes précisément des esprits graves, ayant plutôt la gravité du poids que celle des hommes, rien ne saurait nous faire autant de bien que le bonnet de fou : nous en avons besoin comme d’un remède contre nous-mêmes, – nous avons besoin de tout art pétulant, flottant, dansant, moqueur, puéril et serein, pour ne rien perdre de cette liberté au-dessus des choses qui attend de nousmêmes notre idéal.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 De quoi l’art peut-il nous libérer ?
2 La dimension esthétique est-elle un luxe pour l’existence ?
3 La connaissance rationnelle récuse-t-elle nécessairement l’art ?
Problématique
Hegel
« Introduction
à l’esthétique »
(1818-1819), chap. 1,
I re section, in Esthétique, trad. S. Jankélévitch,
© Éditions
Flammarion, coll. « Champs »,
1979, pp. 9-10.
29 L’expérience de la beauté passe-t-elle nécessairement par l’œuvre d’art ?
C
et ouvrage est consacré à l’esthétique, c’est-à-dire à la philosophie, à la science du beau, plus précisément du beau artistique, à l’exclusion du beau naturel. Pour justifier cette exclusion, nous pourrions dire, d’une part, que toute science est en droit de se tracer les limites qu’elle veut ; mais, d’autre part, ce n’est pas en vertu d’une décision arbitraire que la philosophie a choisi pour objet le seul beau artistique.
Ce qui serait de nature à faire trouver dans l’exclusion du beau naturel une limitation arbitraire, c’est l’habitude que nous avons, dans la vie courante, de parler d’un beau ciel, d’un bel arbre, d’un homme beau, d’une belle démonstration, d’une belle couleur, etc.
Il nous est impossible de nous lancer ici dans l’examen de la question de savoir si l’on a raison de qualifier de beaux des objets de la nature, tels que le ciel, le son, la couleur, etc., si ces objets méri-
111
P a r t i e 2 / Te x t e s tent en général cette qualification et si, par conséquent, le beau naturel doit être placé sur le même rang que le beau artistique.
D’après l’opinion courante, la beauté créée par l’art serait même bien au-dessous du beau naturel, et le plus grand mérite de l’art consisterait à se rapprocher, dans ses créations, du beau naturel
[…]. Mais nous croyons pouvoir affirmer, à l’encontre de cette manière de voir, que le beau artistique est supérieur au beau naturel, parce qu’il est un produit de l’esprit. L’esprit étant supérieur à la nature, sa supériorité se communique également à ses produits et, par conséquent, à l’art […]. Tout ce qui vient de l’esprit est supérieur à ce qui vient de la nature. La plus mauvaise idée qui traverse l’esprit d’un homme est meilleure et plus élevée que la plus grande production de la nature, et cela justement parce qu’elle participe de l’esprit et que le spirituel est supérieur au naturel.
Avez-vous compris l’essentiel ?
1 L’esthétique traite-t-elle de toutes les manifestations de la beauté ?
2 Faut-il établir une hiérarchie entre la beauté naturelle et la beauté produite par l’art ?
3 Les choses naturelles pourraient-elles naître de l’esprit ?
112
Liste des problématiques
Les problématiques apparaissent dans plusieurs dialogues et sont généralement illustrées par un texte portant le même numéro que la problématique.
Ne l’oublions pas, ces problématiques se recoupent parfois. Elles peuvent donc se remplacer les unes les autres, ou se cumuler en une même proposition.
1 L’art a-t-il du sens ?
• Dialogues 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 • Texte : Merleau-Ponty
2 L’art doit-il nous rendre heureux ?
• Dialogues 1, 2, 4, 5, 6, 7, 8 • Texte : Aristote
3 L’art s’adresse-t-il principalement aux sens ?
• Dialogues 2, 3, 5, 8 • Texte : Rodin
4 L’art peut-il échapper au critère du beau et du laid ?
• Dialogues 1, 2, 8 • Texte : Adorno
5 Peut-on postuler une universalité du jugement de goût ?
• Dialogues 1, 2, 5, 7, 8 • Texte : Kant
6 L’art a-t-il des fonctions sociales à remplir ?
• Dialogues 1, 4, 5
7 L’art peut-il se priver de règles ?
• Dialogues 1, 5 • Texte : Matisse
8 L’art se soumet-il à la reconnaissance sociale ?
• Dialogues 1, 4, 5, 8 • Texte : Dubuffet
9 La beauté est-elle dans le regard ou dans l’objet regardé ?
• Dialogues 1, 2, 7, 8 • Texte : Wilde
10 Faut-il distinguer artiste et artisan ?
• Dialogues 1, 5, 7 • Texte : Alain
11 L’œuvre d’art permet-elle une réalisation de soi ?
• Dialogues 1, 4, 5, 6, 7, 8
12 Le beau peut-il être utile ?
• Dialogues 1, 6, 7 • Texte : Hume
13 Peut-on donner une éducation esthétique ?
• Dialogues 1, 2, 3, 5, 7, 8 • Texte : Platon
14 La saisie du beau est-elle immédiate ?
• Dialogues 2, 3, 7, 8 • Texte : Aristote
113
15 L’œuvre d’art échappe-t-elle à son auteur ?
• Dialogues 2, 4, 7, 8 • Texte : Platon
16 Pouvons-nous concevoir un rapport entre le beau et le vrai ?
• Dialogues 2, 6, 7, 8 • Texte : Bergson
17 L’art a-t-il une finalité ?
• Dialogues 3, 4 • Texte : Hegel
18 L’œuvre d’art constitue-t-elle un moyen d’expression ?
• Dialogues 3, 4, 5 • Texte : Schelling
19 L’activité artistique est-elle sublimation des sentiments ?
• Dialogues 4, 6, 7 • Texte : Freud
20 La création est-elle le propre de l’art ?
• Dialogues 4, 5, 6, 7, 8 • Texte : Nietzsche
21 Existe-t-il une moralité dans l’art ?
• Dialogues 4, 5, 6, 7, 8 • Texte : Rousseau
22 L’art est-il le produit de la liberté ?
• Dialogues 4, 5, 6, 8 • Texte : Marx et Engels
23 Embellir la vie, est-ce la fonction de l’art ?
• Dialogues 4, 6, 7, 8 • Texte : Nietzsche
24 Peut-on assimiler l’art à une connaissance ?
• Dialogues 5, 7 • Texte : Schopenhauer
25 L’art se définit-il comme une imitation du réel ?
• Dialogues 5, 7, 8 • Texte : Goethe
26 Existe-t-il un progrès dans les arts ?
• Dialogue 5 • Texte : Proust
27 L’activité artistique peut-elle libérer l’homme ?
• Dialogues 5, 6, 8 • Texte : Nietzsche
28 L’art est-il le règne de l’apparence ?
• Dialogues 6, 7, 8
29 L’expérience de la beauté passe-t-elle nécessairement par l’œuvre d’art ?
• Dialogues 7, 8 • Texte : Hegel
114
Liste des remarques méthodologiques
Nous rencontrons deux catégories de remarques méthodologiques : obstacle et résolution. Les différents obstacles ou résolutions établis sont parfois assez proches les uns des autres. Ils se recoupent, et peuvent donc se remplacer, ou se cumuler en un même endroit.
Obstacles
1
Glissement de sens : dialogues 1, 4, 8
Transformation d’une proposition ou d’une idée, s’effectuant subrepticement et insensiblement, par la conversion de cette proposition ou de cette idée en une formulation voisine proche, mais de sens substantiellement différent.
Exemple : Transformer la proposition : « L’art est inhérent à l’homme » en la proposition :
« L’art est un don », la seconde proposition ne s’appliquant pas nécessairement à tous les
êtres humains.
(Voir Précipitation, Emportement émotionnel)
2
Indétermination du relatif : dialogues 6, 7
Refus de répondre, d’expliquer une idée ou de mettre à l’épreuve son sens, en invoquant la multiplicité indéterminée des points de vue subjectifs possibles.
Exemple : À la question : « L’activité artistique est-elle libératrice ? », répondre simplement que cela dépend de chacun et du point de vue où l’on se place.
(Voir Concept indifférencié)
3
Fausse évidence : dialogues 1, 2, 5
Fait de considérer comme indiscutable un lieu commun, un propos banal, justifié d’emblée par son apparente évidence, évidence qui relève en fait de la prévention, du préjugé ou de l’absence de pensée.
Exemple : Prendre d’emblée pour acquis la proposition suivante : « Les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas. » On pourrait citer comme contre-exemple l’enseignement artistique.
(Voir Certitude dogmatique, Alibi du nombre, Emportement émotionnel, Opinion reçue)
4
Certitude dogmatique : dialogues 1, 2, 3, 5
Attitude de l’esprit qui juge incontestable une idée particulière et se contente de l’énoncer hâtivement, voire de la réitérer, sans chercher à la justifier, sans en creuser les présupposés et les conséquences, sans tenter de la mettre à l’épreuve, ni d’envisager une hypothèse contraire. Défaut de la pensée qui enraye toute possibilité de problématique.
Exemple : Affirmer que « L’art est libérateur » sans envisager en quoi « L’art est illusion ».
(Voir Emportement émotionnel, Fausse évidence, Opinion reçue, Idée réductrice)
115
5
Alibi du nombre : dialogues 5, 6
Allégation d’une prétendue multiplicité dont l’évocation est censée confirmer indubitablement une proposition exprimée au préalable.
Exemples : « Tout le monde sait que l’art est libérateur », « De nombreux exemples prouvent que l’activité artistique libère l’homme ». Le nombre dans sa généralité ne prouve rien en soi, à moins, à la rigueur, d’être précisé ou explicité.
(Voir Certitude dogmatique, Fausse évidence, Opinion reçue)
6
Opinion reçue : dialogues 1, 6
Fait d’admettre une idée ou une proposition pour la seule raison qu’elle serait validée par l’autorité de la tradition, d’une habitude, du milieu social, d’un spécialiste, reconnu ou non, ou par l’évidence d’une quelconque « nature éternelle ».
Exemple : Affirmer la proposition : « L’art libère l’homme » en la justifiant par les expressions suivantes : « L’histoire nous prouve que… », » Depuis l’Antiquité nous savons que… », « Le philosophe untel dit que… », ou bien : « La société est fondée sur l’idée que… », en guise de toute explication.
(Voir Alibi du nombre, Certitude dogmatique, Emportement émotionnel, Fausse évidence,
Idée réductrice, Précipitation)
7
Emportement émotionnel : dialogue 5
Moment de la réflexion où nos convictions nous conduisent à refuser l’analyse et la mise à l’épreuve de nos propos, afin de poursuivre notre discours sans envisager d’autres possibilités de sens.
Exemple : Lorsque je soutiens l’idée que « L’art permet à l’homme d’être libre » et que, lancé dans mon discours, je ne réponds pas à l’objection suivante : « L’art n’est-il pas une fuite hors du réel ? », soit parce que je refuse de répondre aux objections qui me sont faites, soit parce que je ne prends pas le temps de les formuler moi-même.
(Voir Certitude dogmatique, Concept indifférencié, Fausse évidence, Idée réductrice)
8
Précipitation : dialogues 1, 3, 4, 6, 7, 8
Attitude consistant à formuler une réponse hâtive, voire peu claire, sans avoir au préalable pris la peine d’identifier les divers facteurs pouvant intervenir dans la résolution de la question à traiter. Entraîne un risque de confusion et de contresens.
Exemple : À la question : « L’art libère-t-il l’homme ? », répondre : « L’activité artistique est inhérente à l’homme », sans prendre le temps de se demander en quoi cette réponse explique que l’art est libérateur.
(Voir Glissement de sens, Certitude dogmatique, Emportement émotionnel)
9
Exemple inexpliqué : dialogues 3, 4, 6, 7, 8
Utilisation abusive d’un exemple consistant à considérer que sa seule formulation sous forme narrative, ou même sa simple évocation, suffit à justifier une idée ou une thèse, sans que soit fournie l’analyse qui permettrait de démontrer l’intérêt et la portée de l’exemple en question.
116
Exemple : Lorsque pour défendre l’idée que « L’œuvre d’art est contraire à la raison », je mentionne en guise de preuve le nom de Van Gogh, sans autre forme d’explication.
(Voir Concept indifférencié, Fausse évidence, Idée réductrice)
10
Concept indifférencié : dialogues 1, 3, 4, 6
Utilisation imprécise et tronquée d’un concept, ayant pour conséquence d’engendrer une proposition qui n’est pas poussée jusqu’au bout, à la fois dans l’exploration de ses présupposés implicites et dans l’analyse de ses diverses conséquences possibles. La position adoptée n’est donc pas assumée dans sa logique argumentative complète.
Exemple : « L’art ne connaît pas la raison » : le terme raison renvoie-t-il ici à l’idée de raisonnement, à l’idée de sens, à l’idée de conscience ? La proposition varie énormément selon les diverses interprétations attendues, produisant différents sens qui peuvent radicalement s’opposer.
(Voir Certitude dogmatique, Précipitation)
11
Idée réductrice : dialogues 2, 6
Fait de choisir arbitrairement et de défendre un point de vue unique, qui s’avère incapable de prendre en compte l’ensemble des données d’une question ou d’un concept, en l’amputant ainsi de ses véritables enjeux. Justification d’une idée particulière, mais absence de position critique.
Exemple : À la question : « L’activité artistique libère-t-elle l’homme ? », répondre « non » et travailler uniquement à l’élaboration de ce point de vue.
(Voir Certitude dogmatique, Emportement émotionnel, Fausse évidence, Opinion reçue)
12
Incertitude paralysante : dialogues 1, 3, 5
Attitude de l’esprit inhibé dans la progression de sa réflexion, parce que deux ou plusieurs options contradictoires se présentent à lui, sans qu’aucune ne réussisse d’emblée à emporter son adhésion, et sans qu’il ose se risquer à analyser les thèses en présence ou à articuler une problématique.
Exemple : Énoncer d’abord l’idée que « L’art est vérité », énoncer ensuite que « L’art est illusoire », puis simplement dire que l’on hésite entre les deux propositions, pour en conclure que le problème est difficile et que l’on ne peut pas trancher.
(Voir Concept indifférencié, Difficulté à problématiser)
13
Illusion de synthèse : dialogues 5, 6, 8
Refus de considérer séparément deux ou plusieurs composantes d’une idée en les maintenant dans une unité factice, ce qui empêche d’évaluer adéquatement la dimension conflictuelle et de formuler une problématique prenant en charge ces divers aspects. Résolution superficielle d’une contradiction.
Exemple : La proposition : « À part certaines exceptions, on peut dire que l’art est libérateur. » Il s’agit ici d’expliquer en quoi l’activité artistique libère l’homme et en quoi elle ne le libère pas, sans gommer la portée de ces exceptions, aussi exceptionnelles soient-elles.
(Voir Difficulté à problématiser, Perte de l’unité)
117
14
Perte de l’unité : dialogues 1, 3, 5, 8
Oubli de ce qui fait office de lien entre les différents éléments constitutifs d’une réflexion, au profit d’une approche parcellaire et pointilliste, et au détriment d’une prise en considération de l’unité d’ensemble du propos. Rupture de cohérence ou de logique dans un développement d’idées.
Exemple : En réponse à la question : « L’activité artistique libère-t-elle l’homme ? », traiter l’aspect psychologique et intellectuel de la question, voire élaborer une problématique à ce propos, puis aborder son angle moral sans se soucier de relier ce nouvel aspect au travail déjà effectué.
(Voir Difficulté à problématiser, Illusion de synthèse, Idée réductrice)
15
Difficulté à problématiser : dialogues 3, 4
Insuffisance d’une réflexion qui, lorsqu’elle rencontre deux ou plusieurs propositions contradictoires sur un sujet donné, hésite ou se refuse à les articuler les unes avec les autres. Elle oscille dès lors entre l’une et l’autre, voire les accole simplement, sans chercher à les traiter et à les relier véritablement en produisant une problématique.
Exemple : Deux propositions sont énoncées en deux moments distincts : « L’activité artistique est un facteur de libération pour l’homme » et « L’art peut être un puissant outil de manipulation ». Elles sont énoncées tour à tour, ou accolées, et l’on conclut simplement à une impossibilité de trancher, sans les articuler l’une avec l’autre, par exemple sous la forme d’une problématique, ce qui permettrait de vérifier sur quelle notion pivote l’opposition entre les deux propositions. Ainsi l’on pourrait proposer la formulation suivante : « L’art est libérateur dans la mesure où il n’est pas instrumentalisé, mis au service d’un pouvoir idéologique, politique ou financier. »
(Voir Illusion de synthèse, Idée réductrice)
Résolutions
1
Suspension du jugement : dialogues 5, 7
Mise de côté temporaire de tout parti pris, afin d’énoncer et d’étudier les diverses possibilités de lecture d’une thèse ou d’une problématique.
Exemple : Même si l’on pense que la perception du beau est un plaisir, suspendre sa conviction afin d’étudier et de problématiser la question.
(Voir Position critique, Penser l’impensable)
2
Achèvement d’une idée : dialogues 2, 4, 5, 7, 8
Étude et prise en charge des éléments importants d’une thèse, reconnaissance de ses présupposés ou de ses conséquences, explication de ses différents sens ou nuances.
Exemple : Si l’on énonce l’idée que « L’activité artistique libère l’homme », montrer les différents sens du verbe libérer – libération psychologique, libération intellectuelle, libération morale – ou opter pour l’un de ces sens, en explicitant les conséquences.
(Voir Problématique accomplie)
118
3
Position critique : dialogues 2, 6
Soumettre à des questions ou à des objections une thèse, afin de l’analyser et de vérifier ses limites, ce qui permet de préciser son contenu, d’approfondir la compréhension de ses présupposés et de ses conséquences, et d’articuler une problématique.
Exemple : Si l’on énonce l’idée que « L’activité artistique libère l’homme », objecter que l’art est une négation de la raison, une négation du réel, une négation d’autrui, et répondre à ces objections.
(Voir Suspension de jugement, Penser l’impensable)
4
Penser l’impensable : dialogue 7
Imaginer et formuler une hypothèse, en analyser les implications et les conséquences, même si nos convictions a priori et notre raisonnement initial semblent se refuser à cette possibilité. Accepter une hypothèse qui s’impose à nous par la démonstration, même si intuitivement elle nous semble inacceptable.
Exemple : Si l’hypothèse de départ est l’idée que « L’activité artistique libère l’homme », tenter de justifier la position inverse : « L’activité artistique est un repli sur soi. »
(Voir Suspension de jugement, Position critique)
5
Exemple analysé : dialogues 7, 8
Citer ou inventer, puis expliquer un exemple mettant en situation une problématique ou un concept, afin de les étudier, de les expliquer ou d’en vérifier la validité.
Exemple : Si l’on veut défendre l’idée que « L’art est libérateur pour l’homme, dans la mesure où il est affirmation du désir », on peut citer l’exemple de Van Gogh, et l’analyser comme celui d’un artiste qui se détruit lui-même, la raison ne jouant plus chez lui son rôle critique.
(Voir Achèvement d’une idée, Introduction d’un concept opératoire)
6
Introduction d’un concept opératoire : dialogues 2, 3, 4, 5, 6, 8
Introduction dans la réflexion d’une nouvelle notion ou idée permettant d’articuler une problématique ou d’éclairer le traitement d’une question.
Le rôle de ce concept est d’éviter tout relativisme vide de sens comme « ça dépend », d’éclaircir les hypothèses, et d’établir des liens entre les idées.
Exemple : Pour justifier l’idée que « L’art libère l’homme », introduire le concept de « libération de l’inconscient » et l’expliciter.
(Voir Achèvement d’une idée, Problématique accomplie)
7
Problématique accomplie : dialogues 2, 4, 6, 7, 8
Mise en rapport concise de deux ou plusieurs propositions distinctes ou contradictoires sur un même sujet, afin d’articuler une problématique ou de faire émerger un concept. La problématique peut prendre soit la forme d’une question, soit celle d’une proposition exprimant un problème, un paradoxe ou une contradiction.
Exemple : Pour traiter la question du beau, formuler deux propositions : « Le beau est l’harmonie du monde » et « Le beau est un plaisir subjectif », puis articuler une problématique sous forme de question : « L’harmonie du monde est-elle accessible à l’individu ? », ou sous forme de réponse :
« Le plaisir lié au beau est en chaque homme l’accès privilégié du singulier à l’universel. »
(Voir Achèvement d’une idée, Introduction d’un concept opératoire)
119
Index des notions-outils
Les numéros renvoient aux dialogues.
On a généralement présenté les notions-outils en relation avec d’autres notions-outils de nature contraire ou voisine, afin de les mettre en valeur et d’en préciser le sens et l’utilisation.
Absurde (4)
Agréable (3)
Apparence (6)
Appréciation (2)
Argument (5)
Argumentation (5)
Artificiel (8)
Bonheur (2)
Certitude (6)
Communiquer (3)
Comprendre (3)
Concept (1)
Connaisseur (3)
Création (5)
Critère (1)
Critique (6)
Culture (8)
Démonstration (5)
Dialectique (2)
Don (5)
Éducation (8)
Émotion (4)
Erreur (6)
Éternité (7)
Esthétique (7)
Évidence (2)
Expliquer (3)
Exprimer (3)
Faute (6)
Finalité (7)
Goût (1)
Idée (1)
Imagination (8)
Imitation (5)
Inconscient (4)
Intuition (7)
Inspiration (4)
Intéressant (3)
Interprétation (2)
Jugement (2)
Logique (2)
Mensonge (6)
Métaphore (7)
Morale (7)
Mystère (6)
Nature (8)
Objectif (6)
Opinion (1)
Particulier (5)
Passion (4)
Plaisir (2)
Préjugé (1)
Problématique (2)
Progrès (5)
Raison (4)
Rationalisme (4)
Rationnel (4)
Reconnaissance (1)
Réflexion (7)
Règles (5)
Relatif/relativité (1)
Relativisme (1)
Représentation (8)
Ressemblance (5)
Scandale (6)
Sens (2)
Sensation (1)
Sensibilité (1)
Sentiment (4)
Subjectif (6)
Universel (5)
Vrai/Vérité (6)
120
Réponses aux questions sur les textes
Texte 1
Merleau-Ponty
1 - Le but de la peinture est de porter les choses à la visibilité, de les rendre visible dans tous leurs aspects.
2 - La réduction du monde, du réel, à la seule dimension du visible. Les autres dimensions de l’expérience sensible, comme le toucher, et même l’intériorité, sont ellesmêmes visualisées.
3 - La vision, en tant que simple sens, expérience sensible immédiate de ce qui se donne à voir, qui doit être distinguée de la visibilité « travaillée », qui advient en conséquence d’un effort artistique et donne accès à l’invisible.
Texte 2
Aristote
1 - Non, parce que le travail vise à satisfaire des besoins, mais n’est pas une fin en soi.
Le bonheur, en revanche, est recherché pour lui-même, non en vue d’autre chose.
2 - En quelque sorte oui, car elle n’est pas indispensable pour vivre. Elle ne produit ni la richesse, ni un savoir-faire technique, ni une situation sociale, ni la santé. On s’y adonne seulement pour le plaisir.
3 - Oui, car l’éducation n’a pas pour seule fonction de préparer à l’utilité et à la vie professionnelle, mais aussi à une vie de loisir, c’est-à-dire à des activités nobles, qui sont
à elles-mêmes leur propre fin.
Texte 3
Rodin
1 - Pas exactement. Il doit plutôt tenter de reproduire sa vision ou son sentiment de la nature. Il doit rester fidèle à ceux-ci.
2 - Il est particulièrement attentif à ce qui est significatif, à ce qui permet de faire ressortir un sens ou une émotion, à ce qui révèle les choses dans leur être même, au-delà de leur apparence.
3 - Ils peuvent sans doute permettre à ceux qui possèdent un talent de le développer, mais on n’ira pas s’imaginer qu’ils le donneront à ceux qui n’en ont pas déjà.
Texte 4
Adorno
1 - Non : la laideur a été prise comme sujet depuis l’antiquité grecque. L’art moderne a sur ce plan repris des thèmes anciens, peut-être en les soulignant davantage.
121
2 - Oui, en ceci que la laideur n’est plus à chercher seulement dans les sujets, mais que cette dimension est intégrée dans la forme même, dans le travail de construction et dans la réalisation de l’œuvre.
3 - Oui : le laid constitue un moment essentiel de l’art. Il est un élément perturbateur qui sert à produire une tension nécessaire, car le beau n’est pas un équilibre.
Texte 5
Kant
1 - Non : la beauté n’est pas dans les choses, mais dans le jugement sur ces choses.
Cependant ce jugement est tel que tout se passe comme si la beauté était une propriété de l’objet.
2 - Oui, parce qu’il n’y a aucune contradiction logique dans le fait que ce qui est agréable pour quelqu’un ne le soit pas pour quelqu’un d’autre.
3 - Non : lorsque l’on interroge plusieurs personnes sur une œuvre d’art, on ne constatera rien de tel. L’universalité est ici une exigence du jugement esthétique, nullement la constatation sociologique d’une unanimité.
Texte 7
Matisse
1 - Non, car une approche trop timorée leur interdirait de prendre le risque d’expérimenter tous les moyens d’expression qui sont à leur disposition.
2 - Tout au contraire, c’est le travail de la matière qui permet la meilleure traduction de l’émotion.
3 - Cet art produirait non pas des œuvres véritables, mais des produits standardisés, industriels.
Texte 8
Dubuffet
1 - Non, car il appartient à l’essence même de l’œuvre d’art d’être anticonformiste et non officielle.
2 - Oui, et c’est même ce que l’on fait le plus souvent. De sorte que la véritable œuvre d’art est rarement reconnue comme telle.
3 - En étant en attente de lui, attentif et sans préjugés.
Texte 9
Wilde
1 - L’art agit sur notre esprit en lui apprenant à voir ce qui l’entoure, à découvrir le monde.
2 - Il n’y en n’a pas. Ce qui existe, c’est ce qui est pour nous, c’est-à-dire ce dont nous avons conscience : la réalité telle qu’elle est perçue ou sentie par l’homme.
3 - L’art est, non la production de quelque rêve imaginaire, mais une invention de la réalité.
122
Texte 10
Alain
1 - Non, car l’inspiration ne pourrait produire à elle seule que des œuvres creuses et superficielles.
2 - Non. Il faut les rapprocher, sur ce point essentiel que l’un comme l’autre ne peuvent réaliser une œuvre valable qu’en agissant à partir d’une contrainte matérielle.
3 - Pas du tout, car suivre sa fantaisie ou se laisser aller aux rêves de son imagination, c’est le plus souvent être soumis aux déterminations de son corps.
Texte 12
Hume
1 - Il existe un critère universel de la beauté : nous appelons beau l’objet qui produit en nous un plaisir lié à son utilité.
2 - Non, car le beau est toujours au fond l’utile
3 - Par un phénomène de « sympathie », nous nous identifions à d’autres hommes qui pourraient jouir de cette utilité.
Texte 13
Platon
1 - Cette beauté n’étant pas un objet sensible, elle ne peut être perçue que par la raison, par l’intelligence, qui demande en chacun à être éduquée.
2 - Oui, si l’on parle de la beauté d’une chose, ou d’une personne. Non, si l’on considère la beauté en elle-même.
3 - Oui, car l’amour n’est rien d’autre que le sentiment qui nous saisit en présence de la beauté, et les étapes de l’initiation à l’amour sont les étapes de l’initiation au beau.
Texte 14
Aristote
1 - Oui, par le fait qu’elles ne sont pas toujours agréables à voir dans un premier temps. Il ne faut pas trop se fier à une impression immédiate et irréfléchie ; il faut aussi penser !
2 - Que les choses les plus belles peuvent se trouver dans les choses les plus modestes ou les plus quotidiennes, là où on ne les attend pas.
3 - Une chose est belle en ce qu’elle remplit la fonction pour laquelle elle est faite, parce qu’elle accomplit une finalité. Le beau est ainsi rapporté à l’idée de perfection.
Texte 15
Platon
1 - L’écrit est un mémento, c’est-à-dire une aide contre les défaillances de la mémoire, qui permet de se souvenir de choses déjà connues, non d’en apprendre de nouvelles.
123
2 - C’est une faiblesse : le livre est comme « orphelin », privé de père, de sorte qu’il peut
être mal compris ou volontairement défiguré, sans pouvoir « se défendre ».
3 - En ce que son sens est limité, car les mots écrits restent ce qu’ils sont, de sorte que le texte dit toujours la même chose, quelles que soient les questions que l’on puisse poser à son sujet.
Texte 16
Bergson
1 - Il faudrait que nous puissions entrer directement en communication avec les choses et avec nous-mêmes.
2 - Les impératifs pratiques, ceux qui gouvernent l’action concrète de l’homme sur son environnement. Nous percevons le monde à travers des considérations utilitaires.
3 - Sans doute pas au sens habituel de ce terme, qui désigne un attachement exclusif à l’utilité pratique et aux commodités de la vie. Mais on peut le dire en ce sens que l’art nous donne toujours accès à une réalité, la réalité même, intérieure ou extérieure, celle-là même que le réalisme au sens habituel nous fait oublier.
Texte 17
Hegel
1 - L’art agit sur l’esprit dans le but de l’éveiller, c’est-à-dire de le faire accéder à la pleine conscience de lui-même.
2 - L’âme doit s’ouvrir à de nouvelles expériences en ce qui concerne l’humain.
3 - Les situations et les réalités matérielles représentées dans l’œuvre. Elles ne sont que la forme extérieure d’un contenu essentiellement spirituel.
Texte 18
Schelling
1 - Non, car elle serait une philosophie, une théorie, une réflexion, et non une œuvre d’art.
2 - En ce que le sens d’une œuvre ne peut jamais être réduit à une signification unique, fermée, définitive.
3 - La mythologie grecque est une production imaginaire que l’on ne peut attribuer à une personne en particulier, à un individu conscient ; on ne peut par conséquent la rapporter à une intention d’exprimer quelque chose en particulier.
Texte 19
Freud
1 - L’artiste comme le névrosé se placent tous deux sur le plan de l’imaginaire et du désir.
2 - Ce qui les distingue, c’est que le névrosé reste en quelque sorte enfermé dans son imaginaire et ses désirs, alors que l’artiste aspire à se réconcilier avec la réalité.
3 - Par le fait que l’artiste, qu’il le veuille ou non, n’exprime pas seulement ses propres désirs personnels et particuliers, mais aussi des aspirations universelles de l’humanité.
124
Texte 20
Nietzsche
1 - Ce sentiment s’explique par le fait que, le plus souvent, nous n’assistons pas à la production même de l’œuvre, mais seulement au résultat.
2 - Non, car il n’y a rien de miraculeux dans la création artistique, rien que l’on ne retrouve d’une autre façon, ou à d’autres degrés, dans toute activité humaine.
3 - Le génie procéderait d’une intuition, sorte de faculté mystérieuse ou merveilleuse, à laquelle l’auteur ne croit pas.
Texte 21
Rousseau
1 - À rendre la vie plus plaisante ou plus confortable.
2 - Les arts rendent rendent les mœurs plus polies, plus raffinées. Ils civilisent les relations humaines et les individus.
3 - Les arts visent à plaire, non à rendre les hommes meilleurs. Comme ils opèrent sur le mode de la flatterie, ils rendent plutôt les hommes pires sur le plan moral.
Texte 22
Marx et Engels
1 - Marx et Engels critiquent l’idée défendue par Max Stirner, selon laquelle l’artiste serait complètement unique, irremplaçable.
2 - Non ; il faut que les circonstances historiques dans lesquelles vit l’artiste le lui permettent. Sans cela, son génie resterait une simple potentialité, une qualité virtuelle.
3 - La spécialisation n’est nécessaire que dans le cadre d’une société où règne la division du travail, limitative et réductrice. Dans une autre perspective, comme la société communiste, cette spécialisation ne serait nullement nécessaire, ni souhaitable.
Texte 23
Nietzsche
1 - L’art embellit la vie en gommant ou en minimisant les aspects les moins agréables de l’existence.
2 - En ce qu’une douleur, une angoisse ou une passion dont on comprend le sens deviennent plus supportables.
3 - Parce que les œuvres ne sont que la résultante, un sous-produit de l’art. À trop y prêter attention, on risque de manquer le sens profond, consistant de l’activité artistique.
Texte 24
Schopenhauer
1 - Celle qui consisterait à croire que c’est la chose particulière représentée qui intéresse l’art : telle action que l’on raconte, tel objet que l’on peint, etc.
125
2 - La science ou la philosophie connaissent par l’intermédiaire du raisonnement et des concepts, alors que l’art s’élève plus haut encore, jusqu’à la connaissance des Idées.
3 - L’art n’a pas pour fonction de vulgariser la connaissance : bien au contraire, il représente la plus haute exigence en ce domaine, raison pour laquelle il n’est réellement accessible qu’à très peu de gens, encore moins nombreux que ceux qui peuvent saisir la connaissance abstraite des sciences.
Texte 25
Goethe
1 - Les productions naturelles n’ont pas d’autre fin qu’elles-mêmes, que de durer, et leur usage n’est donc pas forcément intéressant pour l’homme. Elles peuvent donc être inutiles, voire nuisibles. Les productions artistiques n’existent au contraire que pour l’homme.
2 - Parce que l’artiste est lui-même un produit de la nature, de sorte que, sans cette référence constante, il lui serait même impossible de se comprendre lui-même.
3 - Deux réponses sont envisageables :
a. Ce n’est pas possible : celui qui s’affranchirait de ces lois ne serait justement pas un génie.
b. C’est possible : car si l’auteur dit qu’« il faut » suivre ces lois, cette exigence indique implicitement que tel n’est pas, hélas, toujours le cas.
L’ambiguïté de la réponse tient à l’équivoque du « il faut », qui peut indiquer soit une nécessité (réponse a), soit un devoir (réponse b).
Texte 26
Proust
1 - D’une part, les moyens dont ils usent sont souvent désagréables. D’autre part, il en résulte que notre regard sur le monde s’en trouve changé.
2 - En ce que les artistes apportent à la fois une conception nouvelle, inédite, et que celle-ci est néanmoins périssable, passagère. L’art peut être rapproché de la science par son caractère à la fois inédit et pourtant destiné à être dépassé, que l’on trouve dans toute découverte scientifique.
3 - Tout simplement le monde, qu’il soit naturel ou imaginaire, un monde nouveau à chaque fois.
Texte 27
Nietzsche
1 - L’art peut nous libérer de la soumission à la vérité et à l’objectivité, qui nous rend incapables de comprendre et de vivre le mensonge et l’illusion.
2 - Non ; l’existence possède nécessairement une telle dimension, car nous avons besoin de nous représenter nous-mêmes, de devenir pour nous-mêmes un spectacle, afin que la vie soit supportable.
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3 - Non, car c’est un progrès d’une raison plus complète, plus étendue, de comprendre que le faux ou l’illusion ont autant d’importance ou d’influence dans la vie humaine que la vérité, ou l’honnêteté intellectuelle.
Texte 29
Hegel
1 - Non, car l’esthétique se limite à la beauté artistique, c’est-à-dire produite par l’art.
Elle ne considère donc ni la beauté naturelle, ni la beauté des objets artisanaux ou techniques.
2 - Oui, il faut établir une hiérarchie, la beauté artistique étant supérieure à la beauté naturelle, car elle est un produit de l’esprit.
3 - Non, parce que les choses naturelles ne résultent pas d’une réflexion ou d’une pensée, mais de l’action mécanique de facteurs inconscients, de forces aveugles.
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