Philosopher, c’est avant tout savoir questionner, construire un raisonnement, et penser par soi-même… Par une approche originale, L’Apprenti Philosophe vous initie à cette démarche à travers les grands thèmes du programme. Voici donc, pour s’interroger sur la raison et le sensible : ● Des dialogues entre un « maître » et un « apprenti philosophe », qui dégagent les problématiques essentielles et les erreurs à éviter. ● Des citations, un résumé, et les définitions des notions à connaître, après chaque dialogue. ● Dans une seconde partie, des textes d’auteurs, associés aux différentes problématiques, pour approfondir la réflexion. Titres déjà parus : ● La conscience, l’inconscient et le sujetl ● L’art et le beau ● La raison et le sensible ● Liberté et déterminisme ISBN 2 09 184169-2 La Raison et le Sensible En prolongement du cours, ou pour préparer un devoir : L’Apprenti Philosophe, un outil original pour apprendre à penser par soi-même et réussir en philosophie ! Collection dirigée par Oscar Brenifier La Raison et le Sensible Oscar Brenifier Docteur en Philosophie et formateur (ateliers de philosophie et philosophie pour enfants) Joël Coclès Professeur certifié de Philosophie en Terminale Isabelle Millon Documentaliste Avant-propos Notre choix : la pratique philosophique Nous remercions Emmanuel Gross pour son aide précieuse, ainsi que Gilles Clamens, Paul Clavier et Christian Godin, pour leur contribution à cet ouvrage. Ce guide d’initiation au philosopher s’adresse plus particulièrement aux élèves de Terminale. Son choix est d’être avant tout une pratique philosophique, c’est-à-dire un exercice de questionnement, une construction visible de la pensée. Il part du principe que philosopher est un acte on ne peut plus naturel, même si de nombreux obstacles entravent ce processus – des habitudes déjà bien ancrées, induisant une certaine complaisance, qui nous font prendre pour acquises et certaines des opinions glanées ici ou là : à la télévision, à la maison, voire dans un cours. Pensées toutes faites qu’il ne vous viendrait plus à l’idée d’interroger, ne serait-ce qu’un bref instant. Nous proposons donc un dialogue, échange entre Victor et son amie philosophe, dialogue censé être celui de l’élève avec lui-même. C’est l’outil avec lequel, en même temps que Victor, vous pourrez vous entraîner à philosopher. Victor doit apprendre à s’interroger, pour penser par lui-même ; il doit installer en sa propre démarche le réflexe de mise à l’épreuve des idées, et à partir de ses propres idées, apprendre à formuler des questions, à profiter de ses intuitions mais aussi de ses erreurs. Ses tâtonnements et ses erreurs l’amèneront à comprendre ce qui constitue la démarche philosophique. Responsabilité éditoriale : Christine Jocz Édition : Christine Courme-Thubert Correction : Jean Pencréac’h Conception graphique : Marc et Yvette Coordination artistique : Thierry Méléard Fabrication : Jacque Lannoy Photocomposition : CGI Des commentaires insérés dans les dialogues explicitent les problèmes typiques de l’apprentissage de la pensée philosophique et mettent en valeur diverses solutions apportées. Des citations d’auteurs soutiennent ou contredisent les propos énoncés. Un certain nombre de grandes questions sur le thème à traiter – les problématiques –, recensées en marge au fil du dialogue, vous aideront à travailler les idées. Une sélection de textes classiques, dont chacun est suivi de trois questions de compréhension, vous permettra de préciser et d’approfondir la réflexion. Notre objectif est bien que l’apprenti s’entraîne à élaborer une pensée philosophique, en se confrontant à lui-même et aux autres. © Nathan/VUEF 2001 - ISBN 2.09.184169-2 , mode d’emploi L’Apprenti Philosophe comprend deux grandes parties, Dialogues et Textes, qui constituent deux modes d’entrée possibles dans l’ouvrage. Les Listes finales offrent une troisième possibilité. Les dialogues Les textes d’auteurs Ils vous aideront à élaborer et à reconnaître les problématiques. Chaque texte répond à une problématique surgie dans les dialogues. P a r t i e 2 / Te x t e s Dialogue 8 / Raison et jugement ➤ Identification d’une erreur méthodologique Identification du traitement réussi d’un obstacle (résolution). Illusion de synthèse Problématique 23 : ➤ La raison peut-elle être inconsciente ? (texte p. 112) Perte de l’unité Problématique surgie à cette étape du dialogue, avec renvoi à un texte de la Partie 2. Problématique 6 : Suffit-il de percevoir pour savoir ? Problématique 13 Idée réductrice d 23 La raison peut-elle être inconsciente ? ➤ Nietzsche V ICTO R – J’ai l’impression de ne pas avoir abouti lors de notre dernier dialogue. H ÉLOÏSE – De quelle manière ? V ICTO R – D’un côté la raison, de l’autre l’expérience sensible. Il me semble pourtant que l’un ne va pas sans l’autre. Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), « Des contempteurs du corps », trad. H. Albert, révisée par J. Lacoste, « Bouquins », © RobertLaffont, 1993, pp. 308-309. Problématique concernée. Placer côte à côte deux éléments différents en les déclarant indissociables ne suffit pas. Il faudrait articuler la nécessité du lien entre eux. H ÉLOÏSE – L’intention est très sympathique, mais comment les réunir ? V ICTO R – Je ne sais pas, mais on a besoin des deux. H ÉLOÏSE – Analysons le problème. V ICTO R – Je crois que la raison, ce n’est pas seulement pour la géométrie. C’est aussi pour le quotidien. On raisonne pour comprendre la réalité. H ÉLOÏSE – Dans quel but ? V ICTO R – Dans aucun but, je crois que l’être humain est fait ainsi. Même s’il ne s’en rend pas compte, même s’il ne le veut pas. ➝ CITATION 1 Renvoi à l’une des citations énoncées à la fin du dialogue. Elles confirment ou contredisent ce qui est exprimé. La proposition précédente « On raisonne pour comprendre la réalité » a été oubliée et abandonnée alors qu’il s’agissait de la développer. D’où la contradiction avec la réponse « aucun but ». H ÉLOÏSE – Alors pourquoi affirmes-tu : « On raisonne pour comprendre la réalité » ? V ICTO R – J’ai été trop rapide, tu as raison. En fait je veux dire que la raison, c’est comme les sens. On raisonne et on perçoit les choses, naturellement, et ça nous sert à connaître la réalité. On a besoin des deux pour connaître. ➝ CITATIONS 2 ET 3 H ÉLOÏSE – Donc c’est uniquement pour connaître ? V ICTO R – Je ne vois rien d’autre. Trois questions apprennent à identifier et à préciser les concepts de l’auteur. Les réponses figurent en fin d’ouvrage. La connaissance comme but exclusif de la raison et des sens est une perspective qui limite ces facultés, comme nous le verrons plus loin. H ÉLOÏSE – Tu dois être une encyclopédie vivante ! V ICTO R – Pourquoi te moques-tu de moi ? ➤ C’est aux contempteurs du corps que je veux dire leur fait. Ils ne doivent pas changer de doctrine et d’enseignement, mais seulement dire adieu à leur propre corps – et ainsi devenir muets. « Je suis corps et âme » – ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ? Mais celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre chose ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps. Le corps est une grande raison, une multiplicité avec un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger. Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles « esprit », mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison. Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est – ce à quoi tu ne veux pas croire – ton corps et sa grande raison : il ne dit pas moi, mais il est moi. Ce que les sens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de fin en soi. Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : tellement ils sont vains. Les sens et l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le soi. Le soi, lui aussi, cherche avec les yeux des sens et il écoute avec les oreilles de l’esprit. Toujours le soi écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert et détruit. Il règne, et domine aussi le moi. Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu – il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps. Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. Et qui donc sait pour quoi ton corps a précisément besoin de ta meilleure sagesse ? ➤ Remarques méthodologiques Problématique ➤ 8 Raison et jugement Texte classique proposant une réflexion en laison avec la problématique. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 La raison dépend-elle du moi, de la conscience ? 2 Quel est la principale erreur de l’intelligence ? 3 Le langage, les mots sont-ils de bons guides pour raisonner ? 1 112 81 À la fin de chaque dialogue : Un ensemble de citations L’essentiel du dialogue L Les échos des philosophes ➝ LES En résumé… NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE. 1- « Toujours et partout, en quelque temps ou lieu qu’il s’exerce, l’entendement cherche aussitôt lui-même, de tous côtés, la raison pour laquelle ce qu’il rencontre est tel qu’il est. » H E I D E G G E R, Le Principe de raison, 1957. 2- « Une intelligence d’homme doit s’exercer selon ce que l’on appelle Idée, en allant d’une multiplicité de sensations vers une unité, dont l’assemblage est acte de réflexion. » P L AT O N , Phèdre, IVe s. av. J.-C. La fonction de la raison ne se limite pas à son pouvoir de connaissance, elle a aussi un usage pratique, c’est-à-dire qu’elle énonce également des règles de conduite, valables pour l’action. On l’oppose à la sensibilité, mais cette dernière nous fournit aussi des éléments utilisables pour régir nos comportements. Des jugem Les définitions des notions apparues dans le dialogue 3- « C’est donc en vain que nous prétendrons déterminer un s événement ou co l Les notions-outils Les pensées de plusieurs auteurs feront écho aux vôtres, sous des formes plus accomplies. Jugement : Opération volontaire de la pensée posant, de façon affirmative ou négative, des relations entre des termes donnés. Le jugement peut être d’ordre moral, esthétique, intellectuel 89 Les listes finales Elles vous permettront de circuler dans l’ouvrage pour réfléchir à une problématique, préciser un concept ou acquérir un point de méthode. Liste des problématiques Liste des remarques méthodologiques Pour chaque problématique, un renvoi aux différents dialogues où cette problématique apparaît et au texte d’auteur où elle est abordée. Cette liste permet en outre d’avoir une vision globale des problématiques liées au thème. Elle recense et définit toutes les erreurs (obstacles) du dialogue et les solutions (résolutions) suggérées, exemples à l’appui. Index des notions-outils Il renvoie aux dialogues où elles sont définies. Sommaire Avant-propos Mode d'emploi Sommaire Partie 2 : Textes Schopenhauer - problématique 1 : La raison se résume-t-elle à des arguments ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Partie 1 : Dialogues Dialogue 1 : Avoir raison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .10 à 17 Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 18 En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 19 Dialogue 2 : La raison à l'épreuve des sens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .21 à 27 Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27 En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30 Dialogue 3 : La raison facteur de liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .31 à 37 Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 38 En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40 Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40 Dialogue 4 : L'autonomie de la raison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .42 à 49 Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49 En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 50 Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 51 Dialogue 5 : Raison et passion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .52 à 57 Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 57 En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 59 Dialogue 6 : Universel et relatif . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .61 à 67 Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67 En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 69 Dialogue 7 : Théorie et pratique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .71 à 77 Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77 En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79 Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 80 Dialogue 8 : Raison et jugement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .81 à 87 Les échos des philosophes : citations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87 En résumé . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 Les notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89 92 Pascal - problématique 2 : La raison peut-elle faire l'économie de la croyance ? . . . . . . . . . . . . . 93 Malebranche - problématique 3 : La raison est-elle universelle ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94 Descartes - problématique 4 : L'argument d'autorité est-il conforme à la raison ? . . . . . . . . . . . . . . . 95 Bergson - problématique 5 : La morale est-elle un produit de la raison ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96 Spinoza - problématique 7 : La raison oppose-t-elle les hommes plus que les sens ? . . . . . . . . . . . 97 Montaigne - problématique 8 : Peut-on se fier à la raison ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98 Kant - problématique 9 : La raison est-elle réductible à la logique ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Marx et Engels - problématique 10 : Le réel se réduit-il à ce que l'on perçoit ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 100 Hume - problématique 11 : Doit-on opposer raison et sensible ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 Rousseau - problématique 12 : La raison est-elle insensible ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 102 Hegel - problématique 14 : La raison est-elle une construction de l'esprit ? . . . . . . . . . . . . . . . . . 103 Pascal - problématique 15 : L'imagination est-elle incompatible avec la raison ? . . . . . . . . . . . . . . 103 Descartes - problématique 16 : Percevoir, est-ce seulement recevoir ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 104 Locke - problématique 17 : Sommes-nous prisonniers de nos sens ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 105 Alain - problématique 18 : La raison modifie-t-elle la perception sensorielle ? . . . . . . . . . . . . . . . 107 Sommaire Bergson - problématique 19 : Est-il raisonnable de faire confiance à ses intuitions ? . . . . . . . . . . . . 108 Leibniz - problématique 20 : La raison provient-elle de l'expérience sensible ? . . . . . . . . . . . . . . . . 109 Spinoza - problématique 21 : Le sensible est-il une qualité des choses ou du corps ? . . . . . . . . . . . 110 Kant - problématique 22 : La raison est-elle facteur de liberté ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 111 Nietzsche - problématique 23 : La raison peut-elle être inconsciente ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 112 Épictète - problématique 24 : Faut-il opposer raisonner et agir ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Platon - problématique 25 : La saisie du beau peut-elle se passer de la raison ? . . . . . . . . . . . . . . 114 Listes finales Liste des problématiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115 Liste des remarques méthodologiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 117 Index des notions-outils . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 122 Réponses aux questions sur les textes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 123 Partie 1 Dialogues Victor : un élève de Terminale. Héloïse : une amie philosophe. Ils s’interrogent sur la raison et le sensible. Partie 1 / Dialogues 1 Dialogue 1 / Avoir raison Avoir raison VICTOR – Il n’y a que les imbéciles qui ne changent pas d’avis ! Précipitation VICTOR – Je crois bien que c’est moi qui ai raison. HÉLOÏSE – Tu aimes bien avoir raison ? VICTOR – Évidemment. Comme tout le monde ! Alibi du nombre HÉLOÏSE – Pourtant, tu étais convaincu ? Perte de l’unité Emportement émotionnel Alléguer gratuitement la fréquence du phénomène ne constitue ni une démonstration, ni une explication. HÉLOÏSE – Qu’est-ce que cela prouve ? VICTOR – Ça prouve bien que je suis ouvert, que je ne suis pas buté. HÉLOÏSE – Pourquoi donc ? VICTOR – Si j’ai le dernier mot, cela prouve bien que je sais de quoi je parle. Glissement de sens HÉLOÏSE – Pourtant, tout à l’heure, tu disais avoir raison. VICTOR – En effet. « Avoir le dernier mot » signifie « l’emporter dans une discussion », ce qui n’implique pas nécessairement de « savoir de quoi l’on parle ». On ne peut pas remplacer une expression par une autre, de sens différent, comme si de rien n’était. HÉLOÏSE – Avais-tu raison ? VICTOR – Oui, mais alors on n’en sort plus. HÉLOÏSE – C’est-à-dire ? HÉLOÏSE – Comment cela ? V ICTOR – Si j’ai raison et que tu as tort, cela nous montre que je sais et que tu ne sais pas. HÉLOÏSE – Même si je ne suis pas d’accord avec toi ? VICTOR – Ceux qui ont tort ont en général beaucoup de mal à l’accepter. Précipitation Emportement émotionnel On répond trop immédiatement, au coup par coup, sans se rappeler l’ensemble de la discussion, sans tenter de suivre le fil général du discours. D’où une confusion entre les conséquences objectives du désaccord, et les motivations du désaccord. Dans un souci d’avoir raison coûte que coûte, l’objection formulée n’est pas entendue. La réponse ignore la question. Problématique 1 : La raison se résumet-elle à des arguments ? (texte p. 92) Problématique 2 Introduction d’un concept opératoire Concept indifférencié Les réponses viennent trop vite, sans prendre le temps de réfléchir et d’analyser les enjeux de la discussion. L’implication personnelle rend les réponses trop immédiates. HÉLOÏSE – As-tu déjà affirmé une opinion sur laquelle tu es revenu par la suite ? VICTOR – Bien sûr ! 10 VICTOR – Je crois qu’on a raison si on a de bonnes raisons pour dire les choses. Car on argumente parfois avec de mauvaises raisons. On croit alors avoir raison, simplement parce que l’on argumente, mais ce que l’on dit peut n’avoir aucun intérêt ou aucun sens. ➝ CITATION 1 La nouvelle acception du terme « raison », dans « bonnes raisons », distincte de « avoir raison », permet de définir quelque peu cette dernière expression. Cette idée de « bonnes raisons », pourtant lourde d’implications, est énoncée, sans tenter d’en discerner le contenu. HÉLOÏSE – De quoi dépend ce jugement ? VICTOR – Je ne juge pas, justement. HÉLOÏSE – Je ne comprends pas. VICTOR – Je ne juge pas. Chacun dit ce qu’il pense. Je ne porte pas de jugement. HÉLOÏSE – Pourtant tu as parlé de « bonnes raisons ». VICTOR – Oui, mes raisons sont bonnes pour moi, les tiennes sont bonnes pour toi. HÉLOÏSE – N’est-ce pas un jugement ? VICTOR – Peut-être, mais on ne juge pas les autres. HÉLOÏSE – Comment sais-tu alors que tu as raison ? VICTOR – Je le vois bien. HÉLOÏSE – Tu en es convaincu ? VICTOR – Certainement. Précipitation Toujours ce même type de réponses trop immédiates et peu réfléchies, qui ne laissent pas d’espace à la pensée. On répond du tac au tac, et les enjeux du dialogue ne réussissent pas à émerger. Le véritable sens des questions n’est pas entendu, l’écoute étant obscurcie par le souci d’avoir raison. Précipitation On répond toujours trop immédiatement, sans tenter d’établir les enjeux de la discussion et d’élaborer une problématique. 11 Partie 1 / Dialogues Emportement émotionnel Glissement de sens Dialogue 1 / Avoir raison Toujours le même souci d’avoir raison, c’est-à-dire de maintenir ce qui vient d’être dit précédemment. En remplaçant « juger » par « juger les autres », la question est déviée, et de fait complètement gommée. H ÉLOÏSE – Donc toutes les raisons sont bonnes, du moment qu’on les trouve bonnes ? Problématique 2 : La raison peut-elle faire l’économie de la croyance ? (texte p. 93) Problématiques 3, 4 Introduction d’un concept opératoire Problématique accomplie VICTOR – Si on veut. En tout cas, du moment qu’on croit ce que l’on dit, moi je dis que c’est vrai. Il faut juste être fidèle à soi-même, plutôt que d’écouter les autres. C’est pour cela qu’une raison est bonne d’abord pour celui qui l’utilise, ce qui nécessite aussi d’être cohérent avec soi-même, bien sûr. Et on comprend que ça puisse poser problème pour les autres, qui ne partent pas toujours des mêmes idées. ➝ CITATIONS 2 ET 3 HÉLOÏSE – Donc, ils ont peut-être raison ? VICTOR – Non, en fait je suis sûr qu’ils ont tort. Certitude dogmatique HÉLOÏSE – Comment le sais-tu ? Problématique 5 : La morale est-elle un produit de la raison ? (texte p. 96) Concept indifférencié HÉLOÏSE – Et ceux qui subissent la douleur ? VICTOR – Bien sûr. Eux savent bien de quoi il retourne puisqu’ils l’ont ressentie. VICTOR – D’une certaine manière. Fausse évidence Opinion reçue Énoncer l’interdiction, de manière aussi générale et catégorique, n’a pas à être accepté d’emblée, sans raisons. Le fait que la peine de mort soit abolie en France depuis plusieurs années ne justifie en rien l’universalité de son interdiction. HÉLOÏSE – Et ceux qui sont pour la peine de mort parce qu’ils la trouvent juste et bonne ? VICTOR – Je crois qu’ils ont tort. HÉLOÏSE – Ils ont tort ? VICTOR – J’ai dit « je crois ». 12 HÉLOÏSE – Comment sais-tu qu’ils souffrent ? VICTOR – Oui, mais ceux qui disent cela n’en n’ont pas fait l’expérience eux-mêmes. HÉLOÏSE – Ils savent uniquement pour eux-mêmes, ou pour les autres aussi ? HÉLOÏSE – Et si je déclare qu’il est juste de tuer son voisin lorsqu’il nous agace ? HÉLOÏSE – Pourquoi dis-tu cela ? L’idée que « moralement on n’a pas le droit de faire souffrir quelqu’un d’autre » est à peine ébauchée et nullement justifiée. HÉLOÏSE – Certains États américains utilisent des injections chimiques qui n’infligent aucune douleur. HÉLOÏSE – Ainsi tout le monde a raison ? VICTOR – Parce qu’on n’a pas le droit de tuer les autres. Même la peine de mort est inadmissible, et elle est d’ailleurs abolie chez nous depuis longtemps. VICTOR – Déjà parce qu’on n’a pas le droit de faire souffrir quelqu’un d’autre. Il suffit de réfléchir, on voit bien que moralement on n’a pas le droit. ➝ CITATION 4 V ICTOR – Là encore tu exagères ! On les tue quand même. Tu ne vas pas me dire que ça ne fait pas mal. Et la douleur physique, au moins, ça ne se discute pas. Le concept de « fidèle à soi-même » nous permet de comprendre et de justifier ce qui constitue une « bonne raison ». De surcroît, il est problématisé, dans la mesure où est prise en compte l’objection de l’altérité : « fidèle à soi-même » pose nécessairement difficulté à l’interlocuteur, qui n’est pas astreint à la même « fidélité ». L’idée de « cohérence » implique toutefois une exigence, afin d’éviter le banal relativisme du « chacun son opinion ». VICTOR – Oui, mais il ne faut quand même pas exagérer. Il est répété à plusieurs reprises, sous différentes formes, que la peine de mort est injustifiable, sans véritablement fournir un argument. Problématique 6 : Suffit-il de percevoir pour savoir ? Problématique 7 VICTOR – C’est sûr que si ça fait souffrir une personne, ça fera souffrir les autres aussi. La perception ne nous trompe pas. La douleur, les sensations, ce n’est pas comme les opinions : on ressent tous la même chose. ➝ CITATIONS 5 ET 6 HÉLOÏSE – Est-ce que poser la tête sur un oreiller en duvet fait mal ? V ICTOR – Non, c’est agréable, surtout lorsqu’on est fatigué. HÉLOÏSE – Et pour l’asthmatique qui est allergique à la plume ? VICTOR – Ça n’a rien à voir, il est malade. HÉLOÏSE – Est-ce que manger un bon repas est toujours agréable ? 13 Partie 1 / Dialogues Problématique 7 : La raison oppose-t-elle les hommes plus que les sens ? (texte p. 97) Perte de l’unité Difficulté à problématiser Problématique 4 : L’argument d’autorité est-il conforme à la raison ? (texte p. 95) Problématique 3 Opinion reçue Dialogue 1 / Avoir raison VICTOR – Évidemment, surtout lorsqu’on a faim. HÉLOÏSE – Et si l’on n’a pas faim ? VICTOR – Cela n’a rien à voir, bien sûr que manger n’est pas agréable lorsqu’on n’a plus faim. HÉLOÏSE – Que conclus-tu de tout cela ? VICTOR – D’accord, je vois où tu veux en venir. Tu veux que je me contredise ! Eh bien d’accord : ce que l’on ressent, c’est comme les opinions, ça dépend de chacun. ➝ CITATION 7 VICTOR – Oui, mais ça c’est la science, cela n’a rien à voir. Précipitation HÉLOÏSE – En quoi est-ce différent ? VICTOR – Il ne s’agit plus d’avoir raison ou de ne pas avoir raison, mais de savoir si c’est vrai ou si c’est faux. HÉLOÏSE – Quelle est la différence ? Le lien n’est pas fait entre les divers moments de l’échange. Seul ce lien permettrait de conceptualiser et de problématiser. La réflexion ne prend pas assez en compte les divers arguments énoncés, ce qui empêche de constituer une problématique. HÉLOÏSE – Cela signifie-t-il que rien de ce que nous savons ne vaut pour tous ? VICTOR – Oui, mais comme je te l’ai dit plus tôt, il ne faut pas exagérer. HÉLOÏSE – C’est-à-dire ? VICTOR – Il y a quand même des choses qui sont indéniables. HÉLOÏSE – Comment le sais-tu ? V I C T O R – Déjà parce que tout le monde le sait. Demande à n’importe qui ! Et parce que les scientifiques le disent. Je ne crois pas que tu en trouves un seul aujourd’hui qui soutienne l’idée que le soleil tourne autour de la terre, ou des idées de ce genre. ➝ CITATION 8 VICTOR – La réponse ne dépend plus du choix de chacun. HÉLOÏSE – Un scientifique ne peut pas se tromper ? VICTOR – Si, bien sûr. Mais il peut aussi lui arriver de dire des choses incontestables. HÉLOÏSE – Et ce sera toujours vrai ? Problématique 8 : Peut-on se fier à la raison ? (texte p. 98) Problématique 3 Introduction d’un concept opératoire Concept indifférencié 14 VICTOR – Non, car c’est vrai que la science avance et que ce qui était tenu pour vrai peut devenir faux. Rien n’est sûr finalement, à cause du progrès. En science comme dans tous les domaines de la pensée. ➝ CITATIONS 9 ET 10 Le concept de progrès permet de saisir en quoi les affirmations scientifiques ne sont pas toujours certaines. Toutefois, le problème posé par l’idée de progrès, sa dimension d’incertitude de la connaissance par exemple, n’est pas vraiment abordé ou explicité. HÉLOÏSE – Alors où est la différence entre une discussion habituelle et la science ? VICTOR – La science démontre, elle prouve. « Tout le monde le sait » et « les scientifiques le disent » sont des arguments d’autorité et ne constituent nullement une justification en soi. HÉLOÏSE – Il fut un temps où tout le monde croyait que la terre était plate, et que le soleil se levait chaque matin. VICTOR – Oui mais ça, c’était avant l’époque scientifique. Maintenant c’est autre chose. HÉLOÏSE – Mais qui savait, il y a vingt ans, que l’on pourrait cloner des mammifères ? VICTOR – Peut-être que quelques scientifiques y croyaient. HÉLOÏSE – Et la majorité des gens ? VICTOR – Ils n’en savaient rien. Peut-être même qu’ils ne l’auraient pas cru. HÉLOÏSE – Qui avait raison ? Cette réponse hâtive, irréfléchie, empêche de traiter la question posée. Pour qu’elle constitue un réel argument, il faudrait étayer le contenu de la thèse en question sur la spécificité de la science. HÉLOÏSE – Une démonstration suffit-elle à prouver la vérité d’une proposition ? Problématique 9 : La raison est-elle réductible à la logique ? (texte p. 99) Problématique 8 Indétermination du relatif Difficulté à problématiser VICTOR – Oui, si elle est logique. ➝ CITATION 11 HÉLOÏSE – Donc ce qui est logique est vrai ? VICTOR – Non. Je ne crois pas. En fait, je pense que dans tous les cas de figure on peut avoir raison ou avoir tort, et que cela varie avec les individus et les circonstances. Si avoir raison « varie avec les individus et les circonstances », il s’agirait de préciser quelles sont ces variations, plutôt que de se servir d’une position relativiste pour rester dans le flou. Les idées de démonstration et de logique, comme outils de validation de la pensée, sont suivies de l’affirmation d’un relativisme radical où tout dépend des circonstances, sans pour autant tenter d’articuler une problématique générale avec ses diverses propositions. 15 Partie 1 / Dialogues Dialogue 1 / Avoir raison HÉLOÏSE – N’y a-t-il rien que l’on puisse affirmer qui soit incontestable ? VICTOR – Si. Bien sûr ! HÉLOÏSE – Un exemple ? VICTOR – Eh bien, que l’être humain existe et qu’il pense. HÉLOÏSE – Comment le sait-on ? VICTOR – On le voit bien. HÉLOÏSE – Que voit-on ? Problématique 3 : La raison est-elle universelle ? (texte p. 94) VICTOR – On voit des êtres humains partout, et on voit bien qu’ils font des choses. HÉLOÏSE – Comment savoir qu’ils pensent ? Le voit-on aussi ? VICTOR – Non, mais on en voit les résultats. HÉLOÏSE – Par exemple ? VICTOR – Le progrès scientifique et l’art. Car les animaux ne connaissent pas cela. HÉLOÏSE – Mais comment sait-on que ce sont les résultats de quelque chose d’autre ? VICTOR – Il n’y a pas besoin d’être Einstein pour cela. Il n’y a qu’à réfléchir un minimum. Difficulté à problématiser Problématique 10 : Le réel se réduit-il à ce que l’on perçoit ? (texte p. 100) Illusion de synthèse La perception et la réflexion sont successivement proposées comme moyens « évidents » de connaissance, sans que l’on tente de formuler une proposition générale qui les engloberait toutes deux. HÉLOÏSE – Suffit-il donc de voir ? VICTOR – Non, bien sûr ! Sinon les animaux auraient aussi accès à la raison. Il ne suffit pas de voir, il faut aussi raisonner pour savoir de telles choses. ➝ CITATION 12 Voir et raisonner sont mentionnés tous deux comme moyens de connaissance, mais rien n’est proposé pour articuler de manière explicite leur rapport de fonctionnement. HÉLOÏSE – Qu’utilise-t-on pour réfléchir ? VICTOR – Notre cerveau, notre esprit. HÉLOÏSE – Et pour imaginer, inventer, se tromper ? VICTOR – La même chose : notre cerveau et notre esprit. HÉLOÏSE – Alors nous faisons appel au même fonctionnement ? VICTOR – Non, pour réfléchir, pour analyser, nous faisons appel à un autre. 16 Achèvement d’une idée H ÉLOÏSE – Comment pourrions-nous nommer cette fonction spécifique ? VICTOR – Oui, d’accord, je te vois venir depuis le début. Tu veux dire la fameuse « raison » dont parlent tes philosophes. HÉLOÏSE – Cela te gêne ? VICTOR – Un peu, parce qu’on dit « la raison », et s’il y a une seule raison, alors il y a un risque de dictature. Et comment peut-on savoir avec certitude que l’on a raison ? Elle est dangereuse cette idée ! ➝ CITATIONS 13 ET 14 HÉLOÏSE – Comment cela ? VICTOR – On n’aura plus le droit d’avoir ses opinions, puisque certains auront raison pour les autres. HÉLOÏSE – Peux-tu expliquer ton idée ? VICTOR – En science, les scientifiques ont toujours raison parce qu’ils connaissent la science. Si dans la vie c’est pareil, les spécialistes auront toujours raison. Par exemple, les politiciens en politique. Et cette vision des choses, je ne peux pas y adhérer. HÉLOÏSE – Fais-tu plutôt confiance à celui qui raisonne, ou à celui qui ignore la raison ? V ICTOR – Oui, évidemment je préfère celui qui raisonne, mais je crains surtout ceux qui ont des idées toutes faites, qui ont toujours raison et n’écoutent plus personne. HÉLOÏSE – Est-ce que ceux-là utilisent leur raison ? VICTOR – Non, ils sont sourds et aveugles, parce qu’ils croient tout savoir. HÉLOÏSE – Qu’en conclus-tu ? VICTOR – Finalement, avoir raison n’a pas toujours un rapport avec la raison. Déjà parce que lorsqu’on dit avoir raison, c’est comme si la pensée était terminée, alors que la raison ne cesse jamais. Je crois que c’est une différence importante. L’idée d’une pensée « terminée » ou non permet d’établir une distinction entre « raison » et « avoir raison ». 17 Partie 1 / Dialogues Dialogue 1 / Avoir raison Les échos des philosophes ➝ LES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE. 1- « On peut en effet avoir objectivement raison quant au débat lui-même tout en ayant tort aux yeux des personnes présentes, et parfois même à ses propres yeux. » SCHOPENHAUER, L’Art d’avoir toujours raison, 1864 (posthume). 2- « C’est le consentement de vous à vous-même, et la voie constante de votre raison, et non des autres, qui vous doit faire croire. » PASCAL, Pensées, 1670 (posthume). 3- « Il est assez difficile de comprendre comment il se peut faire que des gens qui ont de l’esprit aiment mieux se servir de l’esprit des autres dans la recherche de la vérité que de celui que Dieu leur a donné. » MALEBRANCHE, De la recherche de la vérité, 1674. 4- « Tout bien et tout mal réside dans la sensation. » ÉPICURE, Lettre à Ménécée, IIIe s. av. J.-C. 10- « Il est de la nature de la raison de percevoir les choses sous une certaine espèce d’éternité. » SPINOZA, Éthique, 1677 (posthume). 11- « [...] La logique ne peut pas aller plus loin ; aucune pierre de touche ne lui permet de découvrir l’erreur qui atteint non la forme, mais le contenu. » KANT, Critique de la raison pure, 1781. 12- « Il n’y a point d’objet qui manifeste, par ses qualités sensibles, les causes qui l’ont produit, ni les effets qu’il produira à son tour. » HUME, Enquête sur l’entendement humain, 1748. 13- « […] L’esprit de l’homme ne renferme pas dans lui-même les perfections ou les idées de tous les êtres qu’il est capable de voir : il n’est point l’être universel. » M ALEBRANCHE , De la recherche de la vérité, 1674. 14- « Une fin ultime domine la vie des peuples : la Raison est présente dans l’histoire universelle, non la raison subjective et particulière, mais la Raison divine, absolue […]. » HEGEL, La Raison dans l’histoire, 1837 (posthume). 5- « La connaissance de la vérité nous vient primitivement des sens et leur témoignage ne peut être convaincu d’erreur. » LUCRÈCE, De la Nature, Ier s. av. J.-C. 6- « Les hommes toutefois se servent toujours de leurs yeux pour se conduire, et ils ne se servent presque jamais de leur esprit pour découvrir la vérité. » MALEBRANCHE, De la recherche de la vérité, 1674. 7- « […] Par la même raison que nous croyons que tous les hommes reçoivent les mêmes sensations que nous des mêmes objets, nous pensons que tous les hommes sont agités des mêmes passions que nous pour les mêmes sujets […]. » MALEBRANCHE, De la recherche de la vérité, 1674. 8- « Ceux qui ont assez de raison, ou de modestie, pour juger qu’ils sont moins capables de distinguer le vrai d’avec le faux que quelques autres par lesquels ils peuvent être instruits, doivent bien plutôt se contenter de suivre les opinions de ces autres, qu’en chercher eux-mêmes de meilleures. » DESCARTES, Discours de la méthode, 1637. 9- « On s’imagine sans raison que les anciens ont été plus éclairés que nous ne pouvons l’être, et qu’il n’y a rien à faire où ils n’ont pas réussi. » MALEBRANCHE, De la recherche de la vérité, 1674. 18 En résumé… Le plus souvent, avoir raison, c’est s’imaginer que l’on dispose d’une opinion certaine ou que l’on peut l’imposer par la persuasion ou la force : « avoir le dernier mot ». Mais une telle conviction apparaît vite comme peu solide et nous conduit au relativisme : chacun a raison s’il croit avoir raison. D’où la tentation de chercher dans la sensation un critère plus fiable de la vérité. Hélas la sensibilité ne nous permet pas davantage d’échapper au relativisme. En tout ceci, la raison risque de prendre l’apparence d’une opinion parmi d’autres. Toutefois, comme en science, l’idée de prouver ou de démontrer peut nous sauver de l’incertitude, bien que là encore le vrai puisse souvent devenir faux. Les notions-outils Relativisme : Principe posant que toutes choses sont essentiellement variables, selon de nombreux facteurs, de sorte qu’aucun énoncé valable dans l’absolu n’est possible. 19 Partie 1 / Dialogues Argument : élément de raisonnement ayant pour finalité la mise en évidence de la vérité ou la fausseté d’une proposition. Argumentation : série ou enchaînement d’arguments visant à établir une conclusion. Démonstration : raisonnement déductif établissant nécessairement une conclusion à partir de données de base, les prémisses, celles-ci étant évidentes en elles-mêmes ou ayant fait l’objet d’une preuve antérieure. Preuve : information ou raisonnement destiné à justifier une proposition. 2 Sensation : perception de la présence d’un objet et de ses qualités par l’intermédiaire des sens. Ce terme peut également désigner ce qui est senti, l’objet même ou le contenu de la sensation. Sensibilité : désigne la faculté, pour un être, de percevoir par les sens ou d’être affecté par des sentiments. Dogmatisme : doctrine selon laquelle certaines vérités sont établies d’une façon définitive, sans possibilité de doute. Scepticisme : attitude contraire, qui considère que rien ne peut être affirmé avec certitude. En conséquence, toutes nos opinions doivent en permanence être remises en question et réexaminées. Précipitation Fausse évidence La réponse n’est pas pesée. L’idée de conclusion est refusée, sous prétexte sans doute que la réponse à la question paraît très évidente, sans nécessairement l’être pour autant. L’idée de « normalité » est ici invoquée pour éviter de penser le problème jusqu’au bout. HÉLOÏSE – Pourquoi ? VICTOR – Parce qu’on a faim. HÉLOÏSE – Ne t’est-il jamais arrivé de manger sans avoir faim ? VICTOR – Si, ça m’est déjà arrivé à deux ou trois occasions. Je me souviens d’un jour où ma mère avait fait un plat juste pour moi. J’ai mangé sans avoir faim. Exemple inexpliqué 20 HÉLOÏSE – Lors de notre discussion précédente je t’ai demandé si manger un bon repas était agréable. VICTOR – En effet, et je t’ai répondu « oui, surtout si l’on a faim ». HÉLOÏSE – Et si tu me présentes un repas et que je n’en veux pas ? VICTOR – J’en conclus que tu n’as pas faim, ou que tu es malade. HÉLOÏSE – De quel droit ? VICTOR – Comment cela de quel droit ? HÉLOÏSE – Si je mange ton bon repas, qu’en conclus-tu ? VICTOR – Je n’en conclus rien du tout. Je me dis simplement que tu as faim. HÉLOÏSE – Ne viens-tu pas de te contredire ? VICTOR – Comment cela ? HÉLOÏSE – Répète ce que tu viens de dire. VICTOR – Je me dis que tu as faim. HÉLOÏSE – N’est-ce pas une conclusion, cela ? VICTOR – Oui, mais enfin ça me paraît normal de manger un bon repas. Conviction : forte adhésion de l’esprit à une vérité ou à un impératif pratique. Persuasion : désigne une adhésion ou une tentative de faire adhérer, fondée moins sur la raison que sur le sentiment et l’imagination. Raison : Faculté de connaître, d’analyser, de critiquer, de juger, de formuler des hypothèses, d’établir des relations et de former des concepts, propre à l’homme. S’oppose aux sens, à l’instinct ou aux sentiments. Norme de la pensée. Peut être érigée en absolu. Cause ou explication. La raison à l’épreuve des sens L’exemple évoqué n’est pas développé. Il s’agirait de l’expliciter afin d’en tirer une conclusion, voire un concept ou une problématique. 21 Partie 1 / Dialogues Dialogue 2 / La raison à l’épreuve des sens HÉLOÏSE – Pourquoi as-tu fait cela ? Problématique 12 : La raison est-elle insensible ? (texte p. 102) Problématiques 8, 11 Exemple analysé VICTOR – Pour faire plaisir à ma mère : je me sentais obligé de manger, je ne voulais pas lui dire que j’avais déjà mangé. Pour être un bon fils quoi ! Mais je ne sais pas si c’était une bonne idée, j’ai été malade après. J’aurais peut-être dû écouter mon estomac, plutôt que de me forcer. Finalement, il faut écouter ses sensations avant tout, c’est plus réaliste. Les sens sont plus fiables que la raison, qui est un peu aveugle. ➝ CITATIONS 1 ET 2 L’analyse circonstanciée de l’exemple nous permet de conclure à la fiabilité des sens, plutôt qu’à celle de la raison. HÉLOÏSE – Or, si tu vois quelqu’un qui mange un bon repas, qu’en as-tu conclu précédemment ? VICTOR – Non, quand même pas. HÉLOÏSE – Alors qu’as-tu fait ? VICTOR – J’ai simplement donné une explication. Je t’ai expliqué pourquoi on oublie d’autres possibilités parce qu’elles sont plus rares, et pourquoi on croit souvent avoir raison. HÉLOÏSE – Et comment l’as-tu expliqué ? Problématique 14 : La raison est-elle une construction de l’esprit ? (texte p. 103) Problématique 1 HÉLOÏSE – Que faut-il donner ? VICTOR – Je vois, j’ai été un peu vite en affaire. V ICTOR – Des raisons, bien sûr. Je ne connais pas d’autre manière d’expliquer que de donner des raisons. HÉLOÏSE – C’est-à-dire ? VICTOR – J’ai tiré des conclusions un peu rapides en affirmant que l’on mangeait parce que l’on avait faim. Suspension du jugement HÉLOÏSE – Vois-tu le terme que tu as utilisé ? Le fait de suspendre au moins momentanément toute conclusion immédiate permet d’étudier l’hypothèse et d’examiner sa validité. VICTOR – J’ai utilisé le terme raison. HÉLOÏSE – Est-il faux d’affirmer que l’on mange parce que l’on a faim ? VICTOR – Si on veut. HÉLOÏSE – Comme dans « avoir raison » ? HÉLOÏSE – Comment cela ? VICTOR – Non, pas du tout. Mais c’est surtout qu’il y a d’autres raisons possibles, même si elles sont plus rares. VICTOR – C’est le même mot, mais en fait il ne signifie pas tout à fait la même chose. Ici on se sert d’une raison pour expliquer quelque chose. On l’utilise un peu comme un argument. Pour prouver qu’on a raison, et ce n’est pas la même chose que d’avoir raison. HÉLOÏSE – Leur rareté exclut-elle leur possibilité ? Problématique 8 : Peut-on se fier à la raison ? (texte p. 98) Problématiques 9, 13 Introduction d’un concept opératoire VICTOR – Comme on explique toujours pour justifier ce que l’on a dit : en trouvant des raisons. C’est pour cela que le dialogue est un moyen intéressant pour faire avancer la pensée : il faut donner les raisons de ce que l’on avance, pour justifier ses idées. ➝ CITATIONS 5 ET 6 VICTOR – Non, c’est vrai. Mais c’est tentant d’oublier les autres possibilités, parce qu’on pense toujours par rapport à ce qui se passe d’habitude, avec ce qui nous paraît logique ou immédiat, et donc raisonnable. L’impression d’évidence est toujours très tentante, sans prendre de recul. Ça doit être pour cette raison qu’on pense souvent avoir raison. ➝ CITATIONS 3 ET 4 Les concepts d’« habitude » et d’« évidence » nous expliquent comment la raison cesse d’agir, pour se transformer en « avoir raison ». HÉLOÏSE – Que viens-tu de faire ici ? HÉLOÏSE – Quelle est la différence ? VICTOR – Je dirais qu’« avoir raison », c’est une attitude, ou une certitude, alors que donner une raison, c’est fournir une preuve. Introduction d’un concept opératoire Une nouvelle acception du terme « raison » est introduite : la raison est définie comme une preuve. HÉLOÏSE – Et d’où tire-t-on ces raisons ? VICTOR – Je ne comprends pas ta question. VICTOR – De notre esprit. On les invente. HÉLOÏSE – M’as-tu interrogée ? HÉLOÏSE – Alors, d’où viennent-elles ? VICTOR – Non, je ne t’ai rien demandé. VICTOR – Mais de notre imagination ! HÉLOÏSE – M’as-tu donné un ordre ? HÉLOÏSE – De notre imagination ? 22 23 Partie 1 / Dialogues Problématique 15 : L’imagination est-elle incompatible avec la raison ? (texte p. 103) Problématiques 1, 14 Difficulté à problématiser Dialogue 2 / La raison à l’épreuve des sens VICTOR – Non ! Tu me fais le même coup que tout à l’heure. On fait une analyse, un raisonnement, cela n’a rien à voir avec l’imagination. VICTOR – C’est vrai que j’ai expédié un peu vite mon explication. Mais en vérité je commence à avoir du mal à m’y retrouver avec tous ces sens. HÉLOÏSE – Pourtant, tu as dit qu’il fallait inventer ces raisons. HÉLOÏSE – Justement, raison de plus pour les récapituler. VICTOR – D’accord. Alors nous avons « avoir raison », qui est comme je l’ai dit plus tôt une attitude, un sentiment de certitude. Nous avons ensuite « donner une raison », qui signifie fournir une explication ou dire pourquoi quelque chose arrive. Mais c’est avec le troisième sens que j’ai plus de mal. VICTOR – Oui, un peu peut-être, mais ça concerne plus la raison que l’imagination. L’imagination, c’est le contraire de la raison. ➝ CITATION 7 Tour à tour l’imagination est perçue comme outil de la raison, puis comme contraire à elle, sans que pour autant l’on profite de ce paradoxe pour articuler une problématique. HÉLOÏSE – Tiens donc ! VICTOR – Quoi ? HÉLOÏSE – Quel terme viens-tu d’utiliser ? VICTOR – La raison. Et alors ? HÉLOÏSE – Essaye quand même. Problématique 1 : La raison se résumet-elle à des arguments ? (texte p. 92) Problématique 14 HÉLOÏSE – Le terme possède-t-il ici le même sens que précédemment ? VICTOR – Tous ces sens sont liés, c’est évident, sinon on n’emploierait pas le même terme. Illusion de synthèse Il ne suffit pas de dire que différents éléments sont liés, il s’agit d’expliciter la nature du lien et les différences entre les éléments reliés. Achèvement d’une idée VICTOR – Mais non, ça n’a rien à voir ! Tu le sais bien. VICTOR – Les différents sens du mot raison. Ils sont liés, je viens juste de te le dire. On affirme ici une idée, sans l’expliciter ni la justifier. HÉLOÏSE – Dois-je te croire sur parole ? VICTOR – Je te le dis. Crois-moi si tu veux ! HÉLOÏSE – Que pourrais-tu faire pour me convaincre ? Problématique 2 : La raison peut-elle faire l’économie de la croyance ? (texte p. 93) Problématique 4 VICTOR – Je n’ai pas envie de te convaincre. Je te le dis, un point c’est tout. Maintenant tu penses ce qui te fait plaisir ! De toute façon, quoi qu’on fasse, chacun croit uniquement ce qu’il veut. ➝ CITATION 8 HÉLOÏSE – Comment cela ? Problématique 16 : Percevoir, est-ce seulement recevoir ? (texte p. 104) Problématiques 6, 17 Introduction d’un concept opératoire VICTOR – Je ne comprends pas ce que tu attends de moi. 24 VICTOR – Si c’est chaud, on le voit bien, ou plutôt on le sent bien. Il n’y a rien d’autre à faire pour le savoir. On subit, on reçoit l’information, un point c’est tout. ➝ CITATIONS 10 ET 11 Le sensible est défini comme un acte passif et immédiat, par le biais de « subir ». HÉLOÏSE – L’information est-elle fiable pour autant ? VICTOR – Il est toujours possible de se tromper ; je peux imaginer que l’objet est chaud, ce peut être une illusion, par exemple un mirage. Dans un mirage, on voit des choses qui n’existent pas. HÉLOÏSE – Et la discussion s’arrête là ? HÉLOÏSE – Tu m’affirmes que tous ces sens sont liés. Il faudrait peut-être t’expliquer. Les trois sens du terme « raison » ont été explicités et distingués, en particulier dans la phrase qui articule les trois acceptions. HÉLOÏSE – Dis-moi maintenant, pour percevoir la chaleur d’un objet, a-t-on besoin de la raison ? HÉLOÏSE – Qu’est-ce qui est lié ? Certitude dogmatique VICTOR – Ce n’est plus « avoir raison », ni « donner une raison », mais « la raison ». En fait c’est tout bête : c’est comme l’imagination, qui est, paraît-il, une faculté de l’esprit. Alors la raison doit être la faculté qui raisonne au lieu d’être celle qui imagine. Tiens, je vais même faire une phrase qui résume tout ça. La raison nous fournit des raisons qui nous permettent d’avoir raison. Ça te va ? ➝ CITATION 9 Position critique En dépit de la certitude et de l’immédiateté du sensible, une contre-hypothèse est avancée : les perceptions peuvent ne pas être fiables, l’exemple du mirage en est la preuve. 25 Partie 1 / Dialogues Exemple analysé Dialogue 2 / La raison à l’épreuve des sens L’exemple du mirage est expliqué : il met en doute les sens, puisque l’on voit quelque chose qui n’existe pas. HÉLOÏSE – Quel moyen avons-nous de reconnaître la chaleur ? VICTOR – Il n’y a qu’à toucher et on le sait. HÉLOÏSE – Mais si ce n’est pas l’imagination qui nous indique la chaleur, est-ce la raison ? Problématiques 8, 10, 14 Introduction d’un concept opératoire VICTOR – Non, cela n’a rien à voir. HÉLOÏSE – Pourtant, si je te dis qu’une voiture a longtemps roulé, peux-tu me dire que le capot est chaud sans avoir touché ni même approché la voiture ? VICTOR – Oui, je le peux. Mais je ne le sais pas par moimême. HÉLOÏSE – Pourtant, je ne t’ai pas dit qu’il était chaud. Problématique 9 : La raison est-elle réductible à la logique ? (texte p. 99) Problématique 14 V ICTOR – Non, en effet, c’est moi qui en ai tiré la conclusion. Mais c’est toi qui m’as dit qu’elle avait roulé longtemps et j’en ai tiré les conséquences qui s’imposaient, au moyen d’un raisonnement, qui se fonde quand même sur la réalité des choses, que je n’ai pas pu inventer. Mais mon raisonnement est peut-être faux. Déjà, je ne sais pas si la voiture est revenue depuis longtemps, si elle a eu le temps de refroidir. ➝ CITATIONS 12 ET 13 HÉLOÏSE – Que voudrais-tu donc faire ? VICTOR – Je préférerais toucher la voiture, ainsi je verrais bien si elle est chaude ou pas. Problématique 11 : Doit-on opposer raison et sensible ? (texte p. 101) Problématique 7 Difficulté à problématiser Illusion de synthèse constructions. C’est ça qui fausse tout dans la raison : elle n’est pas immédiate. Heureusement que les sens corrigent les erreurs de la raison. ➝ CITATION 16 Le concept d’« immédiateté » nous permet de distinguer raison et sensible. HÉLOÏSE – Et les illusions d’optique ? VICTOR – C’est que l’on a mal regardé. Le phénomène s’explique très bien. HÉLOÏSE – Mais qui s’aperçoit que c’est une illusion, qui explique le phénomène, est-ce l’œil ? VICTOR – Non, ce n’est pas l’œil, c’est l’esprit, c’est la raison. Peut-être que l’œil est là pour voir, et la raison pour douter, pour analyser, pour critiquer. En fait ils seraient complémentaires. HÉLOÏSE – Complémentaires, mais s’entendent-ils toujours bien ? VICTOR – C’est vrai que complémentaires, c’est un peu optimiste, car souvent ils ne sont pas d’accord. Je préciserais que la raison et les sens sont dans une relation à la fois complémentaire et contradictoire. ➝ CITATIONS 17 ET 18 Énoncer que raison et sensible sont « dans une relation à la fois complémentaire et contradictoire » ne suffit pas. Il s’agirait d’expliciter les mécanismes de cette relation dialectique. Placer côte à côte deux idées ne suffit pas pour évaluer leur rapport, si l’articulation est trop vague. HÉLOÏSE – Cela te paraît-il plus sûr ? Problématique 18 : La raison modifiet-elle la perception sensorielle ? (texte p. 107) Problématique 10 Idée réductrice VICTOR – Ce que nous savons avec nos sens me paraît toujours plus sûr que les idées que nous avons sur les choses. C’est la réalité en direct, si la raison ne s’en mêle pas. ➝ CITATIONS 14 ET 15 Le parti pris trop marqué pour la fiabilité du sensible empêche de saisir les enjeux du problème entre sensible et raison. Cette partialité laisse de côté des arguments pourtant évoqués contre le sensible. De ce fait, la problématique ne peut pas être articulée. HÉLOÏSE – C’est-à-dire ? Problématique 13 : La raison se suffit-elle à elle-même ? VICTOR – On le sait tout de suite. On n’a pas besoin de réfléchir, c’est immédiat. Réfléchir n’y changerait d’ailleurs rien du tout. C’est pour cela que les sens sont plus réels que la pensée. On ne fait pas toutes sortes de 26 Les échos des philosophes ➝ LES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE. 1- « Tous les raisonnements dont on s’arme contre les sens ne sont que de vaines déclamations. » LUCRÈCE, De la nature, Ier s. av. J.-C. 2- « Mais l’âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l’ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni quelque plaisir, mais qu’au contraire elle s’isole le plus complètement en elle-même en écartant le corps […]. » PLATON, Phédon, IVe av. J.-C. 27 Partie 1 / Dialogues Dialogue 2 / La raison à l’épreuve des sens 3- « Le premier [précepte] était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention […]. » DESCARTES, Discours de la méthode, 1637. 4- « Il est dans la constitution d’un être raisonnable de ne pas se montrer prompt à juger, ni facile à duper. » MARC AURÈLE, Pensées pour moi-même, IIe s. apr. J.-C. 5- « […] La controverse est souvent bénéfique aux deux parties car elle leur permet de rectifier leurs propres idées et de se faire aussi de nouvelles opinions. » SCHOPENHAUER, L’Art d’avoir toujours raison, 1864 (posthume). 13- « L’idée de cause et d’effet est dérivée de l’expérience qui, nous présentant certains objets constamment unis, produit en nous une telle habitude de les envisager dans cette relation, que nous ne pouvons plus sans nous faire sensiblement violence les envisager dans une autre. » HUME, Traité de la nature humaine, 1740. 14- « […] Parmi les objets de la sensation les uns n’invitent point l’esprit à l’examen, parce que les sens suffisent à en juger, tandis que les autres l’y invitent instamment, parce que la sensation, à leur sujet, ne donne rien de sain. » PLATON, République, IVe s. av. J.-C. 15- « Les idées que nous avons des corps extérieurs indiquent plutôt la constitution de notre corps que la nature des corps extérieurs. » SPINOZA, Éthique, 1677 (posthume). 6- « Ce sont bien sûr surtout ceux dont tout le temps se passe à controverser qui finissent par croire qu’ils sont devenus très savants et que seuls, ils se sont rendus compte que, ni dans les choses, ni dans les raisonnements, il n’y a rien qui ne soit sain ni solide. » PLATON, Phédon, IVe s. av. J.-C. 16- « L’erreur est généralement le fruit des jugements portés par l’esprit sur les faits, jugements qui nous font apercevoir ce que nos organes des sens ne nous ont point montré. » LUCRÈCE, De la nature, Ier s. av. J.-C. 7- « Cette superbe puissance [l’imagination], ennemie de la rai- 17- « […] Car la science ne comporte rien de sensible. » PLATON, République, IVe s. av. J.-C. son, qui se plaît à la contrôler et à la dominer [...]. » PASCAL, Pensées, 1670 (posthume). 8- « On croit les choses parce qu’on a été conditionné à les croire. L’art de trouver de mauvaises raisons à ce que l’on croit en vertu d’autres mauvaises raisons, c’est cela, la philosophie. » HUXLEY, Le Meilleur des mondes, 1931. 18- « Aucune connaissance ne précède donc en nous, dans le temps, l’expérience et toutes commencent avec elle. Mais, si toutes nos connaissances commencent avec l’expérience, il n’en résulte pas qu’elles dérivent toutes de l’expérience. » KANT, Critique de la raison pure, 1781. 9- « La raison est la “faculté de saisir la raison des choses”. » COURNOT, Matérialisme, vitalisme, rationalisme, 1875. 10- « […] Ils [les hommes] ne sont autre chose que des assemblages ou collections de différentes perceptions qui se succèdent avec une inconcevable rapidité et sont dans un état de flux et de mouvement perpétuel. » H U M E , Traité de la nature humaine, 1740. 11- « Le principal défaut, jusqu’ici, du matérialisme de tous les philosophes […] est que l’objet, la réalité, le monde sensible n’y sont saisis que sous la forme d’objet ou d’intuition, mais non en tant qu’activité humaine concrète, non en tant que pratique, de façon subjective. » MARX, Première thèse sur Feuerbach, 1845. 12- « La logique est l’art de bien conduire sa raison dans la connaissance des choses. » ARNAULD ET NICOLE, La logique ou l’art de bien penser, dite Logique de Port-Royal, 1662. 28 En résumé… Les données sensibles, plus immédiates et passives, permettent d’appliquer des raisonnements par induction dont la pertinence logique est tout aussi incertaine que ceux de la déduction. Ce qui nous fait soupçonner que les erreurs des sens pourraient parfois être des illusions de la raison elle-même. Cette dernière n’est-elle qu’un artifice ? Passer de l’idée d’avoir raison à la raison met en lumière l’importance de l’activité proprement argumentative de la raison. On peut en gros distinguer trois acceptions principales du mot raison : 1) la raison est la faculté qui nous rend capable de réfléchir, de penser, de raisonner. 2) Elle est le motif d’une action, 29 Partie 1 / Dialogues l’argument d’une idée, ou la cause d’un fait. 3) « Raison » apparaît enfin dans « avoir raison », qui indique une conformité – du reste assez problématique – entre le sentiment de certitude et la vérité. 3 La raison facteur de liberté HÉLOÏSE – Comment sait-on quelque chose ? VICTOR – C’est une drôle de question. Je ne la comprends pas. HÉLOÏSE – Par quels moyens connaissons-nous ce que nous connaissons ? Les notions-outils VICTOR – Si ce que nous avons dit jusque-là est vrai, nous connaissons d’après nos sens et notre raison. Induction : raisonnement qui consiste à passer d’un fait particulier à un énoncé général, d’une conséquence à un principe, ou encore de l’effet à la cause. S’oppose à la déduction. Déduction : raisonnement qui consiste à passer d’une ou de plusieurs propositions générales, à une nouvelle proposition générale ou particulière. Elle procède de la cause à l’effet, du principe à la conséquence. HÉLOÏSE – Lequel vient d’abord ? VICTOR – Là, j’ai déjà répondu : j’ai dit qu’ils étaient complémentaires. Je crois que l’on ne peut pas parler de l’un sans l’autre. HÉLOÏSE – Sont-ils vraiment inséparables ? Imagination : Faculté de l’esprit permettant de se représenter des objets sensibles en leur absence, ou d’inventer des objets, des événements, des liens. Réceptivité : terme introduit par Kant pour caractériser la capacité pour un esprit d’être affecté par des impressions sensibles, donc de recevoir. Synonyme : passivité. Spontanéité : qualité de ce qui se produit par soi-même, sans interférence extérieure, que cette dernière soit de nature physique, morale ou intellectuelle. Souvent utilisé comme synonyme d’involontaire ou d’irréfléchi. Empirique : qui relève de l’expérience, d’un donné extérieur à nous, et non de la raison. Donnée immédiate, qui ne nécessite pas, pour être saisie, de passer par un raisonnement. Rationnel : qui provient de la raison seule, indépendamment ou concurremment aux données extérieures. Qui opère sous le contrôle ou la médiation de la raison. Synonyme : logique. Certitude : adhésion forte et inébranlable de l’esprit à une vérité, reposant sur des motifs divers, rationnels ou empiriques. Peut également désigner une proposition tenue pour certaine. Évidence : proposition qui d’elle-même entraîne ou doit entraîner immédiatement l’adhésion de l’esprit. 30 VICTOR – Oui, tout à fait. HÉLOÏSE – Constituent-ils parfois la même opération ? VICTOR – Évidemment non ! Précipitation La réponse est trop rapide. Elle évite de penser à fond la question. Une position est prise, très tranchée, qui interrompt le processus de pensée. HÉLOÏSE – Qu’est-ce qui les distingue ? VICTOR – Ce n’est quand même pas la même chose, de percevoir et de raisonner. H ÉLOÏSE – Comment peuvent-ils être si distincts et aussi inséparables ? VICTOR – Je n’aime pas le mot séparer. Avec « séparer » on croirait que les choses ne viennent jamais ensemble. On ne peut pas séparer percevoir et raisonner, ils viennent toujours ensemble, ils viennent même l’un de l’autre. Mais on peut arriver à les distinguer. HÉLOÏSE – Quelle est la différence entre séparer et distinguer ? VICTOR – Bon ! N’insiste pas ! Supposons pour l’instant qu’il n’en n’existe pas. Bien que je ne sois pas vraiment convaincu. 31 Partie 1 / Dialogues Perte de l’unité Dialogue 3 / La raison facteur de liberté HÉLOÏSE – Comme tu veux. Alors, comment distinguer percevoir et raisonner ? V ICTOR – Remarque, tout à l’heure j’ai proposé une distinction. HÉLOÏSE – Laquelle ? VICTOR – Percevoir, c’est immédiat, alors que raisonner c’est réfléchir, ce qui n’est pas immédiat. La pensée ne peut pas être immédiate, ou alors c’est de l’intuition, c’est autre chose que la raison. Penser l’impensable Introduction d’un concept opératoire H ÉLOÏSE – D’accord. Mais peux-tu percevoir sans raisonner ? Les réponses s’élaborent au coup par coup. On ne tente pas d’articuler une problématique de fond. Les contradictions ne sont pas traitées. Problématique 17 : Sommes-nous prisonniers de nos sens ? (texte p. 105) Problématique 18 Difficulté à problématiser La pensée était définie comme un processus, en opposition à l’immédiateté du sensible. Mais la pensée devient immédiate grâce à l’intuition. Le concept d’intuition nous permet de concevoir la pensée comme immédiate. VICTOR – Si, cela m’est déjà arrivé. Mais c’est parce que j’avais très mal. HÉLOÏSE – N’est-ce pas une perception ? HÉLOÏSE – L’intuition, est-ce moins fiable que la raison ? Problématique 21 : Est-il raisonnable de faire confiance à ses intuitions ? (texte p. 108) Le sensible est-il une qualité des choses ou du corps ? (texte p. 110) Fausse évidence On ne sait pas pourquoi l’intuition serait « moins artificielle » que la raison. HÉLOÏSE – Pourquoi est-elle moins artificielle ? VICTOR – Parce qu’elle est plus immédiate. Ce n’est pas une construction de l’esprit. Elle vient du cœur, elle est plus sincère. HÉLOÏSE – Et la sincérité est un critère de vérité ? La raison provient-elle de l’expérience sensible ? (texte p. 109) Introduction d’un concept opératoire VICTOR – Si, bien sûr. Avoir mal, ce n’est plus percevoir les choses, mais uniquement sa douleur, la douleur que les événements et les objets extérieurs nous causent à l’intérieur. J’appellerais cela une perception intérieure. ➝ CITATIONS 6 ET 7 Le concept de « perception intérieure » nous permet de résoudre la difficulté de la perception qui ne correspond plus exclusivement à l’objet extérieur, et de distinguer deux composantes dans le sensible : l’objet lui-même et la sensation qu’il cause. H ÉLOÏSE – Ne t’est-il jamais arrivé de voir quelque chose alors que tu étais occupé, et de t’en apercevoir seulement un peu plus tard, lorsque tu t’en es souvenu, une fois plus détendu ? VICTOR – Pas vraiment, en effet : on peut se tromper en toute bonne foi. VICTOR – Si, mais c’est parce que je pensais à autre chose au moment où je voyais cette chose, ce qui n’est pas normal. En général, comme tout le monde, je pense naturellement aux choses que je vois. H ÉLOÏSE – Revenons à la raison et à la perception. Crois-tu que l’on puisse raisonner sans passer par la perception ? HÉLOÏSE – Lorsque tu es en ville et qu’il y a beaucoup de monde, tu vois toutes sortes de gens autour de toi. Arrives-tu à penser à chacun d’entre eux ? VICTOR – Je ne vois pas sur quoi je raisonnerais alors. Il faut bien que j’aie quelque chose qui me serve d’objet de réflexion. Sinon de quoi vais-je partir, comment vais-je démarrer mon raisonnement ? ➝ CITATIONS 3 ET 4 VICTOR – Je crois que je deviendrais fou s’il fallait penser à chacun d’entre eux ! VICTOR – Peut-être pas, mais au moins de bonne foi. HÉLOÏSE – Est-ce identique ? Problématique 20 : Si raison et sensible ne peuvent fonctionner l’un sans l’autre, une problématique mériterait d’être articulée pour expliquer la nature de leur rapport. HÉLOÏSE – Ne t’est-il jamais arrivé de te faire très mal, assez pour tout d’un coup ne plus penser et être entièrement concentré sur l’objet qui a causé la douleur ? VICTOR – Je ne sais pas. L’intuition doit certainement être moins artificielle que la raison. Et en tout cas, l’intuition nous donne des informations que ne peut pas donner la raison. ➝ CITATIONS 1 ET 2 Problématique 19 : VICTOR – C’est pareil, je ne peux pas. Dès que je perçois quelque chose, je me mets aussitôt à penser : je ne peux pas faire l’un sans l’autre. Dois-je en conclure que tout ce que je perçois est affecté par ce que je pense ? ➝ CITATION 5 32 HÉLOÏSE – Et s’il fallait penser à tous les bruits que tu entends ? 33 Partie 1 / Dialogues Problématique 22 : La raison est-elle facteur de liberté ? (texte p. 111) Problématique 8 Exemple analysé Introduction d’un concept opératoire Problématique 16 : Percevoir, est-ce seulement recevoir ? (texte p. 104) Problématique 17 Introduction d’un concept opératoire Concept indifférencié Dialogue 3 / La raison facteur de liberté V ICTOR – C’est la même chose. Heureusement que nous filtrons ce qui parvient à notre oreille. HÉLOÏSE – Qu’en conclus-tu ? VICTOR – En fait, il vaut mieux que je ne pense pas à tout ce que je perçois. Et il est vrai que je vais me concentrer uniquement sur certaines choses, celles que je vais réellement percevoir. C’est peut-être là que nous sommes relativement libres par rapport à nos sens : grâce à la conscience, à la volonté, à la liberté qui viennent avec la raison, nous pouvons mieux sélectionner ce que nous percevons. ➝ CITATIONS 8 ET 9 Problématique 23 : La raison peut-elle être inconsciente ? (texte p. 112) Problématiques 8, 13 Incertitude paralysante VICTOR – Normalement, parce que je peux l’expliquer. HÉLOÏSE – Peux-tu imaginer un raisonnement dont tu ignorerais comment il s’est passé ? Problématique 19 : Est-il raisonnable de faire confiance à ses intuitions ? (texte p. 108) Problématique 23 34 VICTOR – Parfois je ne me souviens plus comment j’ai fait, mais je sais que j’ai longuement réfléchi, donc quelque part j’ai bien dû raisonner. Mais il ne me reste plus grand-chose : une simple intuition. Et les intuitions sont souvent vraies. ➝ CITATION 12 HÉLOÏSE – Mais comment vérifier qu’il s’agit d’un raisonnement ? VICTOR – D’accord, on doit pouvoir expliquer comment un raisonnement s’est passé pour qu’il en soit un. H ÉLOÏSE – Cette explication est-elle du domaine de l’inconscient ? Le concept d’« inconscient » permet de prendre en charge les perceptions qui ne sont pas traitées par la raison. Il se définit ici comme ce qui influence l’esprit sans passer par la raison. Le concept d’« inconscient » est introduit comme une évidence, alors qu’il devrait être explicité. HÉLOÏSE – Lorsque l’on parle de l’inconscient, n’y a-t-il aucun rapport avec la raison ? VICTOR – En fait je ne sais pas. Je l’ai dit, mais j’ai un doute tout d’un coup. HÉLOÏSE – Tentons quand même une distinction, si elle est possible. VICTOR – Ici, c’est plus dur. Parce que l’inconscient, on ne sait justement pas ce qui s’y passe. C’est inconscient, quoi ! HÉLOÏSE – Crois-tu que l’on puisse dire la même chose de la raison ? Placé devant un choix difficile sur le rapport entre la raison et l’inconscient, le processus de pensée s’interrompt. Il aurait fallu examiner les données du problème ou se risquer à l’élaboration d’un jugement, reléguant la décision à un futur indéterminé. HÉLOÏSE – Comment sais-tu que tu as raisonné pour savoir quelque chose ? Les exemples fournis ont été analysés et ont permis d’articuler une nouvelle thèse sur le rapport entre sensible et pensée. Le traitement des objections a permis de faire émerger le concept de liberté qui entre en jeu dans le rapport entre sensible et raison. HÉLOÏSE – Donc la raison, ou pensée, et la perception, seraient deux activités séparées ? VICTOR – Non, car je vais quand même percevoir certaines choses auxquelles je pense. H ÉLOÏSE – Mais certaines autres auront été perçues sans y réfléchir ? V ICTOR – Oui mais mon inconscient, lui, est quand même affecté ! Tout ce que notre esprit reçoit l’influence nécessairement, qu’on le veuille ou non, même si la raison n’intervient pas. ➝ CITATION 10 VICTOR – On ne peut pas savoir tout ce qui se passe lorsqu’on raisonne, l’inconscient agit lui aussi sur notre raisonnement. Il fausse le raisonnement. Tout cela est très subjectif et flou. Donc on ne peut même pas répondre à ta question. ➝ CITATION 11 VICTOR – Non, plutôt de celui de la conscience. HÉLOÏSE – Et les perceptions, doivent-elles être nécessairement conscientes ? VICTOR – Non, il y a des perceptions subliminales, dont on ne s’aperçoit jamais : on ne peut même pas s’en apercevoir. HÉLOÏSE – Comment articules-tu la problématique ? Problématique 6 : Suffit-il de percevoir pour savoir ? Problématiques 11, 23 VICTOR – La conscience est toujours nécessaire à la raison, mais pas à ce que nous percevons, ni aux pensées en général. Pour les sens, il faut en plus s’apercevoir de ce que l’on perçoit pour en être conscient. C’est comme pour bon nombre d’idées que nous avons sans le savoir. Mais tout ce que nous percevons ou pensons marque 35 Partie 1 / Dialogues Dialogue 3 / La raison facteur de liberté quand même l’inconscient, en fait partie. C’est pour cela que la liberté est caractéristique de la raison : la raison agit uniquement de manière délibérée. ➝ CITATION 13 Problématique accomplie Introduction d’un concept opératoire La raison et le sensible sont définis par rapport à la conscience, à l’inconscient et à la liberté, ce qui nous permet de distinguer quelque peu leurs fonctionnements respectifs. HÉLOÏSE – Y a-t-il d’autres critères qui distinguent la raison et le sensible ? V I C T O R – Non, je ne crois pas. Rien à part la conscience. Et encore, ça ne permet pas de tout distinguer. Car je crois quand même que l’intuition est aussi la raison, même si on ignore comment elle est venue. HÉLOÏSE – Qu’est-ce qui fait que l’on réfléchit à certaines choses et pas à d’autres ? HÉLOÏSE – Laquelle ? « Tellement de facteurs » ne signifie rien et ne prouve rien, à moins de donner au moins quelques exemples que l’on pourrait analyser. VICTOR – La perception est immédiate, alors que le raisonnement opère dans le temps. C’est d’ailleurs pour cela, sans doute, qu’il est plus difficile de raisonner que de percevoir. HÉLOÏSE – S’il y en a tellement, donne-m’en toujours un, on verra bien ! VICTOR – C’est très difficile de choisir. HÉLOÏSE – De faire quoi ? VICTOR – De choisir. HÉLOÏSE – Tiens donc ! VICTOR – Ah oui ! C’est vrai qu’on peut choisir ce à quoi l’on va réfléchir. HÉLOÏSE – Mais quelles sont les conditions qui nous permettent de choisir ? HÉLOÏSE – Peux-tu faire une synthèse de tout cela ? Problématique 11 : Doit-on opposer raison et sensible ? (texte p. 101) Problématiques 16, 22, 24 Problématique accomplie VICTOR – Non, il faut aussi avoir de la volonté, pour choisir un sujet de réflexion et s’y tenir. HÉLOÏSE – Tu veux dire que si tu comprends bien ce qu’est la couleur verte, tu pourras te passer de savoir de quoi elle a l’air ? HÉLOÏSE – Et pour percevoir ? Faut-il opposer raisonner et agir ? (texte p. 113) Problématiques 6, 11, 22 36 Nous avons maintenant un ensemble de facteurs permettant de distinguer raison et sensible, avec les déterminations, avantages et inconvénients respectifs des deux modes de connaissance. VICTOR – J’ajouterai aussi qu’on connaît mieux ce à quoi on a réfléchi que ce que l’on perçoit, comme si la perception restait extérieure alors que la raison analyse les choses de l’intérieur. HÉLOÏSE – Cette liberté suffit-elle pour raisonner ? Problématique 24 : VICTOR – Je dirais que ce qui est du domaine du sensible est plus immédiat, plus passif, moins libre et plus facile, alors que la raison se construit dans le temps, elle est plus complexe, elle demande d’agir et d’avoir de la volonté, mais en même temps elle est plus libre. ➝ CITATION 14 HÉLOÏSE – Autre chose ? VICTOR – Là, je me souviens des discussions que nous avons tenues à propos de la liberté. Il faut la liberté de choisir. VICTOR – Ce que je perçois, je le subis, c’est ce qui se passe devant moi. J’ai quand même l’impression d’être plus passif, alors que pour raisonner je dois être actif. Et pour être actif, je dois être libre et avoir de la volonté. HÉLOÏSE – Pour toucher, tu peux agir aussi, te déplacer par exemple. VICTOR – Oui, mais ce n’est pas pareil : je bouge pour pouvoir toucher, pas pour toucher en tant que tel. Mon action, je la fais avant le toucher. HÉLOÏSE – Et pour raisonner ? VICTOR – Je dois avoir la volonté de persévérer. Quand je me concentre, je suis tenté de penser à autre chose, de regarder tout ce qui se passe autour de moi. C’est pour cela que je n’arrive pas à travailler lorsqu’il y a des gens autour de moi. HÉLOÏSE – Rien d’autre ? VICTOR – Si, j’avais oublié l’idée que j’avais eue précédemment. VICTOR – Ça, ça reste un mystère ! Ça dépend de tellement de facteurs. Indétermination du relatif L’introduction de l’antinomie actif/passif permet aussi de distinguer raison et sensible. Problématique 8 : Peut-on se fier à la raison ? (texte p. 98) Problématiques 6, 11 VICTOR – Tu veux toujours me coincer, toi ! Et tu es convaincue de toujours m’avoir avec ta satanée raison, que tu crois invincible. ➝ CITATIONS 15 ET 16 37 Partie 1 / Dialogues Dialogue 3 / La raison facteur de liberté Les échos des philosophes ➝ LES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE. 1- « Les propositions qui sont la conséquence immédiate des premiers principes se connaissent d’un point de vue différent, tantôt par intuition, tantôt par déduction ; quant aux premiers principes eux-mêmes, ils sont connus seulement par l’intuition. » DESCARTES, Règles pour la direction de l’esprit, 1701 (posthume). 2- « Intuition et concepts, tels sont donc les éléments de toute notre connaissance, de telle sorte que ni les concepts sans une intuition qui leur corresponde de quelque manière, ni l’intuition sans les concepts, ne peuvent fournir une connaissance. » KANT, Critique de la raison pure, 1781. 3- « Si les sens nous induisent en erreur, la raison pourra-t-elle déposer contre eux, elle qui leur doit toute son existence ? » LUCRÈCE, De la nature, Ier s. av. J.-C. 4- « On m’opposera cet axiome reçu parmi les philosophes : qu’il n’est rien dans l’âme qui ne vienne des sens ; mais il faut excepter l’âme même et ses affections […]. » LEIBNIZ, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1704. 5- « Il faut considérer que nous pensons à quantités de choses à la fois, mais nous ne prenons garde qu’aux pensées qui sont les plus distinguées : et la chose ne saurait aller autrement, car, si nous prenions garde à tout, il faudrait penser avec attention à une infinité de choses en même temps, que nous sentons toutes et qui font impression sur nos sens. » LEIBNIZ, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1704. 6- « L’idée de chacune des façons dont le corps humain est affecté par les corps extérieurs doit envelopper à la fois la nature du corps humain et la nature du corps extérieur. » SPINOZA, Éthique, 1677 (posthume). 7- « L’objet qui fait naître en nous quelque passion, nous paraît en quelque façon renfermer en lui-même ce qui se réveille en nous lorsque nous pensons à lui : de même que les objets sensibles nous paraissent renfermer en eux-mêmes les sensations qu’ils excitent en nous par leur présence. » MALEBRANCHE, De la recherche de la vérité,1674. 8- « Les animaux autres que l’homme sont soumis seulement à 9- « L’esprit est une espèce de théâtre où différentes perceptions font successivement leur apparition, passent, repassent, s’écoulent et se mêlent en une infinité de situations et de positions. » HUME, Traité de la nature humaine, 1740. 10- « […] Il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c’est-à-dire des changements dans l’âme même, dont nous ne nous apercevons pas, parce que les impressions sont, ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies […]. » LEIBNIZ, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1704. 11- « Les géomètres ne tirent point leurs connaissances des images confuses de leur imagination, mais uniquement des idées claires de la raison. » MALEBRANCHE, Entretiens sur la métaphysique et la religion, 1688. 12- « C’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie et qu’elle y fonde tout son discours. » PASCAL, Pensées, 1670 (posthume). 13- « Notre expérience quotidienne la plus personnelle nous met en présence d’idées qui nous viennent sans que nous en connaissions l’origine, et de résultats de pensée dont l’élaboration nous est demeurée cachée. » FREUD, Métapsychologie, 1915. 14 « Un homme libre, c’est-à-dire qui vit suivant le seul commandement de la Raison […]. » S PINOZA , Éthique, 1677 (posthume). 15- « La raison s’intéresse d’une façon universelle au monde parce qu’elle est la certitude d’avoir dans ce monde sa propre présence, et parce qu’elle est certaine que cette présence du monde est rationnelle. La raison cherche son autre, sachant bien qu’en lui elle ne possédera rien d’autre qu’elle-même ; elle quête seulement sa propre infinité. » HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, 1807. 16- « La raison humaine est soumise, dans une partie de ses connaissances, à cette condition singulière qu’elle ne peut éviter certaines questions et qu’elle en est accablée. Elles lui sont suggérées par sa nature même, mais elles ne sauraient les résoudre, parce qu’elles dépassent sa portée. » KANT, Critique de la raison pure, 1781. l’empire de la nature […]. L’homme est le seul qui joigne la raison aux habitudes et à la nature. Car seul il possède la raison. » ARISTOTE, Politique, IVe s. av. J.-C. 38 39 Partie 1 / Dialogues Dialogue 3 / La raison facteur de liberté En résumé… On peut identifier deux sources de la connaissance : les sens et la raison. Elles semblent à la fois distinctes et inséparables. Distinctes car elles sont contraires par un aspect essentiel : les sens saisissent immédiatement leur objet, alors que la raison ne peut saisir un objet qu’à travers des médiations, de façon indirecte. Mais en même temps inséparables, car il est tout aussi difficile de comprendre ce que serait une raison pure – un raisonnement sans objet donné – que de comprendre ce que serait une perception pure – une sensation à laquelle ne se mêlerait aucun raisonnement, ni aucune pensée. L’expérience de l’attention, par exemple, nous montre comment nous ne percevons parfois que ce que nous voulons bien percevoir. La raison se distingue à la fois de l’intuition et de la sensation par son aspect volontaire, conscient et donc libre. Conscience : intuition immédiate que la pensée a d’elle-même ou d’un objet extérieur. Au sens moral, sentiment immédiat ou jugement réfléchi sur la valeur des actes humains. Réflexion : opération intellectuelle par laquelle la pensée, s’abstrayant de toute adhésion au concret, fait retour sur ellemême et sur ses actes. Implique un processus temporel. Immédiat : Relation entre deux termes, telle que l’un étant posé, l’autre est également présent sans qu’il soit nécessaire pour les connecter de faire appel à un troisième terme, appelé « intermédiaire » ou « moyen terme ». Le langage courant ne conserve que le sens temporel de cette notion : est immédiat ce qui est présent, ce qui survient sans qu’il faille attendre un intervalle de temps. Les notions-outils Distinction de raison – Distinction réelle : La distinction est l’opération par laquelle l’esprit sépare, différencie ou oppose deux termes. Elle est appelée réelle si l’on conçoit les termes séparés comme des choses différentes. On parle de distinction de raison si l’on souhaite différencier deux idées ou deux mots sans qu’ils désignent par là deux réalités distinctes. Exemple : Napoléon et Louis XVI : distinction réelle. Le vainqueur d’Austerlitz et le perdant de Waterloo : distinction de raison, car il s’agit d’une même personne, Napoléon. Attention : Effort volontaire de la pensée qui conduit soit à ramener à la conscience un objet qui en est actuellement absent, soit à privilégier un objet qui, sans elle, resterait inaperçu. Intuition : saisie directe d’un objet par la pensée, sans passer par l’intermédiaire d’un raisonnement. Si l’objet considéré est une chose, on parle d’intuition sensible, s’il s’agit d’une idée, d’une intuition intellectuelle. Discursif : lorsque la pensée doit passer par une série de raisonnements intermédiaires pour parvenir à une connaissance, on dit qu’elle a un savoir discursif. 40 41 Partie 1 / Dialogues 4 D i a l o g u e 4 / L’ a u t o n o m i e d e l a r a i s o n L’autonomie de la raison VICTOR – Un tournevis et une vis sont très différents, et pourtant ils fonctionnent ensemble. HÉLOÏSE – Mais dis-moi, n’ont-ils rien en commun dans ce qu’ils sont ? VICTOR – Pas grand-chose. À part qu’ils sont matériels et résistants tous les deux, et puis que la vis a une fente où peut s’encastrer le tournevis, je ne vois pas. VICTOR – J’ai réfléchi à la dernière question que tu m’as posée à la fin de l’autre discussion. HÉLOÏSE – Quelle question ? VICTOR – À propos de savoir si la raison pouvait remplacer la perception sensible. Exemple inexpliqué HÉLOÏSE – N’est-ce pas déjà beaucoup ? HÉLOÏSE – Et alors, quelle réponse m’as-tu préparée ? Problématique 11 : Doit-on opposer raison et sensible ? (texte p. 101) Problématique 20 Idée réductrice VICTOR – Si on veut. C’est une question d’appréciation. VICTOR – Je me dis que les deux n’ont rien à voir l’une avec l’autre. Elles sont tellement différentes que l’on ne peut pas les comparer. HÉLOÏSE – Une gomme ou une idée pourraient-elles servir de tournevis ? HÉLOÏSE – En quoi n’ont-elles rien à voir l’une avec l’autre ? VICTOR – On fait de la philo, pas du bricolage. Bien sûr que non ! VICTOR – C’est comme mélanger de l’huile et de l’eau. Ce n’est pas possible, ce sont deux choses très distinctes. C’est pour cela que je dis qu’elles n’ont rien à voir l’une avec l’autre. ➝ CITATION 1 Précipitation VICTOR – Oui, mais nous avons travaillé depuis, nous avons réfléchi, et je vois bien que c’était une opinion toute faite qui n’allait pas très loin. Toutefois, je ne vois pas le problème : tout le monde fait cela. Le fait que de nombreuses personnes agissent d’une manière donnée ne justifie en rien cet acte. VICTOR – Pourtant j’ai écouté un peintre à la télévision, qui expliquait que pour bien voir, l’artiste devait s’arrêter de penser. Je pense que cet homme doit savoir de quoi il parle : c’est son métier quand même ! Il expliquait que la pensée parasite la vision. Opinion reçue Perte de l’unité HÉLOÏSE – Supposons que ce soit le cas. Et maintenant tu décrètes qu’elles n’ont rien à voir ensemble. VICTOR – Je vais quand même modérer un peu ma position. Je dirais qu’elles sont totalement différentes, mais elles ont pourtant un rapport puisqu’elles servent toutes deux à composer ce que nous savons et ce que nous pensons. H ÉLOÏSE – Mais comment peuvent-elles fonctionner ensemble si elles sont si différentes ? 42 L’argument entendu n’est pas pensé jusqu’au bout. La réponse est trop immédiate, pas assez réfléchie. Elle ne prend pas en compte les conséquences de ses propres affirmations. HÉLOÏSE – Alors ne faut-il pas qu’ils aient suffisamment en commun, cette vis et ce tournevis, pour opérer ? Par rapport au travail déjà effectué, cette nouvelle position semble rigide et peu dialectique. HÉLOÏSE – Toi qui les avais déclarées inséparables ! Alibi du nombre L’exemple proposé n’est pas vraiment analysé. Les éléments associant les deux objets, rapidement évoqués, sont plutôt ignorés, alors qu’ils sont la condition même du fonctionnement en commun. Les déclarations d’un spécialiste – argument d’autorité – ne constituent pas une preuve en soi. Elles peuvent servir à soutenir ou à proposer une idée, mais il reste encore à la justifier. La réflexion sur l’exemple du tournevis n’est pas aboutie, pourtant le dialogue embraye sur un autre argument, sans aucunement justifier la transition. Visiblement, il s’agit simplement de contourner la difficulté pour ne pas la traiter. HÉLOÏSE – Comment cela ? VICTOR – C’est comme lorsque je vois quelqu’un que je connais déjà. Exemple inexpliqué La manière dont l’exemple illustre l’idée émise précédemment n’est pas claire. L’auditeur peut toujours l’imaginer, mais c’est à l’orateur de préciser son intention. 43 Partie 1 / Dialogues D i a l o g u e 4 / L’ a u t o n o m i e d e l a r a i s o n HÉLOÏSE – C’est-à-dire ? VICTOR – Je ne vois pas de quel autre endroit nous tirerions les informations. VICTOR – Je ne le vois plus vraiment. Je connais quantité de choses sur cette personne, et puis je l’aime ou je ne l’aime pas, toutes sortes d’idées ou de sentiments qui m’empêchent de la voir vraiment, telle qu’elle est au moment où je la vois. Problématique 18 : La raison modifie-t-elle la perception sensorielle ? (texte p. 107) Problématiques 11, 16 Exemple analysé Problématique 20 : La raison provient-elle de l’expérience sensible ? (texte p. 109) Penser l’impensable H ÉLOÏSE – Mais est-ce que la raison est composée d’informations ? VICTOR – Sans informations au départ, comment pourrions-nous raisonner ? HÉLOÏSE – Quelle conclusion générale tires-tu de cet exemple ? HÉLOÏSE – La raison ressemble donc à une liste d’informations ? VICTOR – Que ce que nous pensons affecte ce que nous percevons. Nos perceptions ne peuvent jamais être neutres. ➝ CITATION 2 VICTOR – Une liste d’informations ? Non, quand même pas. Les informations ne suffisent pas à la raison. Nous avons besoin d’abord des informations, mais nous établissons ensuite des rapports, des liens. Des liens que nous choisissons, c’est pour cela que nous sommes libres, comme je l’ai dit plus tôt. L’utilisation de cet exemple est clarifiée. Il sert à montrer comment la pensée affecte la perception. HÉLOÏSE – Cette idée te paraît-elle avoir du sens ? VICTOR – Certainement ! HÉLOÏSE – Crois-tu que l’inverse aussi soit vrai ? VICTOR – Pas sûr. Non ! Puis l’inverse serait quoi ? HÉLOÏSE – Essaie de formuler une proposition inverse. VICTOR – Pour quoi faire ? HÉLOÏSE – Juste pour voir. VICTOR – Mais il y en a des tas. HÉLOÏSE – Tu as déclaré plus tôt que raisonner, c’est choisir, alors vas-y, raisonne, prends le risque ! VICTOR – D’accord, allons-y puisqu’il le faut. Je proposerais donc l’idée que ce que nous percevons affecte ce que nous pensons. HÉLOÏSE – Cela a-t-il un sens ? VICTOR – Ah ça oui ! C’est trop fort ! Je dirai même plus : tout ce que nous pensons vient de ce que nous percevons. ➝ CITATIONS 3 ET 4 HÉLOÏSE – Qu’appelles-tu un lien ? Problématique 9 : La raison est-elle réductible à la logique ? (texte p. 99) Problématiques 11, 20 Position critique Introduction d’un concept opératoire 44 Après avoir affirmé que la pensée provient des perceptions qui fournissent les informations, l’idée inverse est proposée grâce au concept de lien. Il constitue la forme même du concept en général, qui est extrinsèque à la perception. Le concept de lien permet de rendre compte de la spécificité du fonctionnement de la pensée, différent de celui du sensible. HÉLOÏSE – C’est-à-dire ? VICTOR – Une rose et son odeur par exemple. Si je sens l’odeur, je sais qu’il y a une rose. HÉLOÏSE – Comment expliques-tu cela ? VICTOR – Les roses produisent une odeur, comme de nombreuses fleurs. L’idée première était d’affirmer que « la pensée affecte la perception ». Puis, en dépit d’une certaine résistance initiale, la proposition inverse, « la perception affecte la pensée » est finalement proposée, par simple souci de mise à l’épreuve conceptuelle. Une fois formulée, la deuxième proposition semble en fin de compte tout aussi crédible que la première. HÉLOÏSE – La raison est donc entièrement dépendante des sens ? V ICTOR – C’est ce qui fait que les idées viennent ensemble, et que l’on dit que c’est cohérent, que c’est logique. Les liens sont les rapports entre les idées. Je crois que c’est ce qui constitue la raison, or cela ne peut pas provenir des perceptions. ➝ CITATIONS 5 ET 6 HÉLOÏSE – Quelle est la nature du lien entre elles ? VICTOR – Je ne comprends pas. H É L O Ï S E – Est-ce le même lien qu’entre mari et femme ? VICTOR – C’est un peu ridicule comme question. Précipitation Mieux vaut ne pas rejeter trop vite une idée, avant d’en avoir examiné soigneusement le contenu. 45 Partie 1 / Dialogues Exemple inexpliqué D i a l o g u e 4 / L’ a u t o n o m i e d e l a r a i s o n Il est recommandé de toujours tenter d’entrevoir la possibilité de la comparaison ou de l’analogie, même si la nature du rapport n’apparaît pas immédiatement. Ici, il s’agit de distinguer le rapport de causalité de celui d’union. HÉLOÏSE – Est-ce le même lien qu’entre le vert et le bleu ? VICTOR – C’est un peu mieux, je crois voir ce que tu me demandes. Eh bien, je dirais que la rose est la cause de l’odeur et que l’odeur est l’effet. Le lien serait donc la cause et l’effet. C’est cela que tu me demandes ? Exemple analysé Le rapport entre fleur et odeur comme cause et effet a été identifié. Un lien de nature importante a été introduit : le principe de causalité, ou de cause et d’effet. Problématique 20 : La raison provient-elle de l’expérience sensible ? (texte p. 109) Problématiques 6, 8, 11 Exemple analysé Problématique 10 : Le réel se réduit-il à ce que l’on perçoit ? (texte p. 100) Problématiques 6, 17 La raison est-elle une construction de l’esprit ? (texte p. 103) Problématiques 6, 10 Perte de l’unité VICTOR – Tout ce que nous savons est tiré des sens. Même le lien est donné par les sens : on voit la fleur et l’odeur vient avec. Franchement, la raison, c’est juste de l’observation. La cause et l’effet, on les voit partout. ➝ CITATIONS 7 ET 8 Après qu’il a été déclaré un peu plus haut que le lien ne peut pas provenir des perceptions, le contraire est affirmé, sans se soucier de souligner et d’expliquer ce revirement. HÉLOÏSE – Si les sens nous donnent ces informations, pourquoi a-t-il fallu tant de temps à l’humanité pour découvrir la gravitation universelle ? Parce que l’on voit mieux la lune maintenant qu’autrefois ? VICTOR – J’y pensais justement. VICTOR – Qu’elle n’est pas fiable non plus ; c’est évident. HÉLOÏSE – Oui, mais encore ? Problématique 13 : La raison se suffit-elle à elle-même ? Problématiques 8, 20 Achèvement d’une idée 46 VICTOR – La raison se base sur les sens, puisque c’est de là que viennent les premières informations. Donc on ne peut pas lui faire confiance non plus, puisque sa source principale de renseignements n’est pas fiable. ➝ CITATIONS 11 ET 12 L’imperfection du sensible et son importance pour la connaissance ont été combinées en une proposition générale qui révèle les enjeux de cette idée sur la pensée. HÉLOÏSE – Mais est-ce sa faute si elle n’est pas fiable ? VICTOR – C’est à cause des sens que l’on se trompe. D’ailleurs, beaucoup d’auteurs disent que c’est le cas. HÉLOÏSE – Qu’en conclus-tu ? HÉLOÏSE – Que conclus-tu de cet exemple ? VICTOR – Bizarrement, je finis par penser qu’on ne peut pas croire tout ce que l’on voit ou tout ce que l’on entend. Et pourtant, c’est par là que nous recevons la majorité des renseignements sur ce qui nous entoure. C’est quand même un problème : notre source principale d’informations n’est pas fiable. ➝ CITATION 10 HÉLOÏSE – Et notre raison ? HÉLOÏSE – Et qu’en pensais-tu ? VICTOR – Là tu me poses un problème. C’est vrai que la science ne peut pas être juste de l’observation. Sinon l’intelligence n’ajouterait rien au savoir. VICTOR – Déjà il y a un exemple qui me traverse l’esprit. Nous percevons tous un peu la même chose, mais nous n’en déduisons pas les mêmes conclusions. Je le vois bien avec mon frère : même si nous vivons ensemble depuis longtemps et si nous avons vécu beaucoup d’expériences communes, nous pensons très différemment. D’un exemple singulier : la communauté d’expériences entre deux frères et la diversité de leur pensée, est tiré un principe général : l’expérience ne suffit pas à rendre compte de la pensée. HÉLOÏSE – Que penses-tu alors de la perception sensible ? HÉLOÏSE – L’identification de ce lien en tant que cause et effet est-elle tirée des sens ? Problématique 14 : VICTOR – Qu’il ne suffit pas de percevoir les événements ou d’en faire l’expérience pour connaître, mais que l’intelligence, la raison, sont aussi nécessaires pour connaître ce qui nous entoure. Encore plus peut-être, en fin de compte. ➝ CITATION 9 Certitude dogmatique Perte de l’unité Ce qui est demandé ici est de questionner l’imperfection de la raison elle-même et donc son indépendance relative. On refuse cette interrogation en réitérant l’affirmation d’une dépendance complète de la raison sur les sens. Il est oublié que l’on avait attribué plus tôt à la raison un certain fonctionnement autonome. On ne peut pas l’ignorer et discourir comme si de rien n’était. HÉLOÏSE – Notre raison, elle, ne se trompe pas ? 47 Partie 1 / Dialogues D i a l o g u e 4 / L’ a u t o n o m i e d e l a r a i s o n VICTOR – Il ne faut pas exagérer. Je n’ai jamais dit cela. comme la logique qui n’appartient qu’à elle, avec ses propres dysfonctionnements. J’avais déjà entendu l’expression « raison pure », c’est peut-être ça… L’important est de ne pas confondre ce qui provient des sens et ce qui provient de la raison. HÉLOÏSE – En es-tu certain ? VICTOR – Oui, je sais ce que je dis. HÉLOÏSE – Et qu’as-tu dit ? VICTOR – Simplement que les sens induisaient la raison en erreur. H ÉLOÏSE – Te rappelles-tu quelle question je t’avais posée ? VICTOR – Ah oui ! Tu m’avais demandé si la raison était responsable des erreurs que nous commettons. Et c’est vrai que j’ai répondu uniquement en parlant des erreurs de la perception. Donc tu pouvais croire en effet à partir de ce que je disais que la raison ne se trompe pas. Avec toi, il faut vraiment que je fasse attention à mes paroles. HÉLOÏSE – Mais revenons à notre problème. Notre raison peut-elle se tromper ? VICTOR – Ah oui, c’est incontestable ! HÉLOÏSE – Comment cela ? VICTOR – Les erreurs de logique. Par exemple, ce que j’ai fait juste avant : en oubliant ce que j’avais dit, je me suis contredit. Je n’ai pas mené le raisonnement jusqu’au bout. HÉLOÏSE – Mais la raison, est-ce la logique ? Problématique 9 : La raison est-elle réductible à la logique ? (texte p. 99) Problématique 8 VICTOR – Je crois. Je ne vois rien d’autre. Et notre raison ne suit pas toujours la logique, c’est pour cela qu’elle se trompe. ➝ CITATIONS 13 ET 14 HÉLOÏSE – Mais alors, si la raison peut se tromper par elle-même, que faut-il en conclure ? VICTOR – Ça alors, c’est trop fort ! HÉLOÏSE – Quoi donc ? VICTOR – Je viens de penser à une chose. Si elle peut se tromper, c’est bien qu’elle a une sorte d’indépendance, un certain degré d’autonomie. HÉLOÏSE – Et alors ? VICTOR – Eh bien, je dois conclure que la raison ne dépend pas de la perception sensible. Qu’elle en tire certaines informations, y compris les erreurs qui en proviennent, mais qu’elle a aussi son propre fonctionnement, 48 Problématique accomplie Raison et sensible fonctionnent simultanément dans une relation de dépendance et d’indépendance, chacun avec son fonctionnement propre et ses possibilités de dysfonctionnement. Les échos des philosophes ➝ LES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE. 1- « Or ces choses [sensibles], on peut les toucher, les voir et les saisir par les autres sens ; au contraire, celles qui sont toujours les mêmes on ne peut les saisir par aucun autre moyen que par un raisonnement de l’esprit, les choses de ce genre étant invisibles et hors de la vue. » PLATON, Phédon, IVe s. av. J.-C. 2- « Nous attribuons imprudemment aux objets qui les causent ou qui semblent les causer toutes les dispositions de notre cœur, notre bonté, notre malice, notre aigreur et toutes les autres qualités de notre esprit. » MALEBRANCHE, De la recherche de la vérité, 1674. 3- « Notre connaissance naturelle a son origine dans les sens, elle ne peut donc pas s’étendre au-delà du point où le sensible peut la conduire. » THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, 1266-1274. 4- « Le premier qui démontra le triangle isocèle […] fut frappé d’une grande lumière ; car il trouva qu’il ne devait pas s’attacher à ce qu’il voyait dans la figure, ou même au simple concept qu’il en avait, pour en apprendre en quelque sorte les propriétés, mais qu’il n’avait qu’à dégager ce que lui-même y faisait entrer par la pensée et construisait a priori […]. » KANT, Critique de la raison pure, 1787. 5- « Une intelligence d’homme doit s’exercer selon ce que l’on appelle Idée, en allant d’une multiplicité de sensations vers une unité, dont l’assemblage est acte de réflexion. » P LATON , Phèdre, IVe s. av. J.-C. 6- « Le vrai, que ce soit une chose vraie ou un jugement vrai, est ce qui est en accord, ce qui concorde. » HEIDEGGER, De l’essence de la vérité, 1943. 49 Partie 1 / Dialogues D i a l o g u e 4 / L’ a u t o n o m i e d e l a r a i s o n 7- « Ce n’est pas la raison, mais l’expérience qui nous instruit des causes et des effets. » H UME , Enquête sur l’entendement humain, 1740. 8- « […] Les principes dont elle [la raison] se sert sortent des limites de toute expérience […]. » KANT, Critique de la raison pure, 1781. 9- « Tous les raisonnements sur les faits paraissent se fonder sur On tente de trouver une relation dans l’idée d’une interaction, d’une causalité réciproque, d’abord. L’idée empirique semble dominer : la raison dériverait des sens, ses erreurs ou sa capacité à découvrir le vrai dépendant d’eux. Ce qui pose le problème d’une possible autonomie de la raison. Mais le fait qu’elle puisse se tromper dans les opérations qui lui appartiennent en propre, tels la logique ou le raisonnement en général, tend à confirmer cette autonomie. la relation de la cause à l’effet. C’est au moyen de cette seule relation que nous dépassons l’évidence de notre mémoire et de nos sens. » HUME, Enquête sur l’entendement humain, 1748. 10- « […] Il faut assimiler le monde visible au séjour de la prison […] » PLATON, République, IVe s. av. J.-C. 11- « Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous percevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-même, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. » LOCKE, Essai sur l’entendement humain, 1690. 12- « Mais l’âme ne raisonne jamais mieux que quand rien ne la trouble, ni l’ouïe, ni la vue, ni la douleur, ni quelque plaisir, mais qu’au contraire elle s’isole le plus complètement en elle-même en écartant le corps, et qu’elle rompt, autant qu’elle peut, tout commerce et tout contact avec lui pour essayer de saisir le réel. » PLATON, Phédon, IVe s. av. J.-C. Les notions-outils Identité : qualité de ce qui est identique, de ce qui ne se distingue en rien d’autre chose. Principe d’identité : axiome logique, selon lequel une même chose, en particulier un terme ou une proposition logique, doit rester fixe, identique à ellemême tout au long d’une démonstration. Différence : caractéristique spécifique qui permet de distinguer deux éléments qui ont en commun d’autres caractéristiques. Opposition : Position de deux termes l’un en face de l’autre. Relation impliquant qu’un terme étant posé, il en appelle un autre, soit à titre de complément, soit comme contraire. Résistance à une action, une idée ou une personne. 13- « Parce qu’il y a des hommes qui se méprennent en raisonnant, même touchant les plus simples matières de géométrie, et y font des paralogismes, jugeant que j’étais sujet à faillir, autant qu’aucun autre, je rejetais comme fausses toutes les raisons que j’avais prises auparavant pour démonstrations. » DESCARTES, Discours de la méthode, 1637. 14- « Ce qui est rationnel est réel, ce qui est réel est rationnel. » HEGEL, Principes de la philosophie du droit, Préface, 1821. En résumé… La raison et la sensibilité ayant été clairement reconnues comme deux facultés distinctes, il reste à penser leur liaison, à les articuler entre elles. Ce qui suppose qu’on découvre ce qu’elles ont de commun, malgré leurs différences et interférences diverses. 50 Cause : ce qui est antérieur à autre chose logiquement ou chronologiquement, et le produit à titre d’effet. Principe ou fondement. Empirisme : doctrine ou principe philosophique selon lequel toute connaissance provient des données de l’expérience, à l’exclusion de toute autre source. Peut désigner également une méthode qui procède ainsi. Rationalisme : doctrine ou principe philosophique qui affirme la primauté de la raison et du raisonnement comme outil de connaissance et comme moyen d’action. Erreur : jugement ou croyance non conforme à la réalité, posant le faux comme vrai, ou inversement. Contraire à la logique ou à la réalité. Mensonge : énoncé faux, connu comme tel par celui qui le profère. Faute : violation d’une règle morale ou intellectuelle. Ne consiste pas en un jugement ou une croyance, mais en un acte. 51 Dialogue 5 / Raison et passion Partie 1 / Dialogues 5 Problématique 25 : La saisie du beau peutelle se passer de la raison ? (texte p. 114) Problématiques 8, 19, 26 Opinion reçue Raison et passion Problématique 26 : Peut-on parler de conflit entre la raison et les passions ? Problématique 4 VICTOR – Je repensais à mon peintre de tout à l’heure. HÉLOÏSE – À quel propos ? VICTOR – Il était très critique envers la raison. Il disait même que notre société abuse de la raison, qu’elle en est prisonnière. Il expliquait que l’on ne sait plus écouter ses yeux et son cœur par exemple. D’autant plus que la raison est très limitée : elle ne peut pas comprendre le beau par exemple. En plus elle dénonce et critique tout ce qu’elle ne comprend pas. ➝ CITATIONS 1 ET 2 HÉLOÏSE – Et toi, qu’en penses-tu ? VICTOR – Il n’est pas le seul à le dire. Beaucoup de gens pensent de la même manière. Le nombre de personnes qui pensent ainsi ne fournit pas un argument. HÉLOÏSE – Ah bon ! Exemple analysé VICTOR – Je dis qu’il raisonne de façon stupide. HÉLOÏSE – Pourquoi affirmes-tu qu’il raisonne stupidement ? VICTOR – Parce qu’il ne s’interroge pas. HÉLOÏSE – Pourtant, tu as dit que face au choix qu’il avait à faire, il réfléchissait. Problématique 4 : L’argument d’autorité est-il conforme à la raison ? (texte p. 95) Problématiques 1, 5, 14 HÉLOÏSE – Tiens donc ! HÉLOÏSE – Penses-tu que, par miracle, je puisse savoir d’emblée de quoi tu parles ? Suspension du jugement VICTOR – Bon ! Troisième essai ! Rodrigue est partagé. Le raisonnement est le suivant : soit il obéit à toutes 52 Interruption de la certitude, afin de vérifier l’hypothèse selon laquelle la raison pourrait tout questionner. HÉLOÏSE – Alors ? VICTOR – En fait non. Tu as raison, on ne peut peut-être pas questionner tout ce que l’on dit et ce que l’on pense ; on n’en sortirait pas. J’imagine que l’on accepte certaines choses d’emblée, on fait confiance. Sinon, nous refuserions par exemple d’apprendre la géographie sans avoir vu de nos propres yeux les endroits à étudier. Il ne suffit pas de fournir quelques éléments narratifs pour rendre compte des enjeux d’un exemple : il faut les expliciter. HÉLOÏSE – Il me manque encore quelque chose pour comprendre complètement. VICTOR – Oui, mais sur l’honneur et la vengeance, pas du tout. Son père lui a appris qu’il fallait défendre l’honneur de la famille, et il accepte cette idée sans trop se poser de questions. Ce n’est pas raisonner, car pour raisonner il faut tout remettre à plat. C’est la raison qui doit nous guider, plutôt que toutes sortes d’obligations et d’interdits ridicules. Il faut tout questionner pour savoir quoi faire. Il faut douter. ➝ CITATION 5 HÉLOÏSE – Penses-tu qu’il soit possible de tout questionner ? VICTOR – On peut toujours essayer, mais est-ce vraiment possible ? Je me le demande. VICTOR – Je m’explique. Soit il vengeait son père, à cause de l’honneur, de la tradition, et alors il perdait Chimène, son amour, soit il ne vengeait pas son père et il gardait sa Chimène. Je crois qu’il a pris la mauvaise décision. Exemple inexpliqué Les enjeux de l’histoire – l’opposition entre raison et passion – ont été énoncés. HÉLOÏSE – Et alors ? VICTOR – D’accord ! Tu te moques de moi ! Tu veux savoir ce que je pense, plutôt que de faire un sondage d’opinions. VICTOR – Depuis la cinquième, je me pose une question à propos du Cid de Corneille que nous avons étudié cette année-là. Avait-il raison d’agir comme il l’a fait ? sortes de raisonnements sur l’honneur et la tradition, comme lui raconte son père, soit il écoute son cœur. Or il choisit d’écouter son père, assez stupidement selon moi, plutôt que l’amour, qu’il réprime. Ça va mieux comme ça ? ➝ CITATIONS 3 ET 4 Position critique Après avoir interrogé l’idée générale que rien ne doit être accepté d’office, on fait une rectification : l’hypothèse n’est pas aussi évidente qu’elle le paraissait au premier abord. HÉLOÏSE – Où est le problème ? 53 Partie 1 / Dialogues Dialogue 5 / Raison et passion VICTOR – Quand même, l’histoire de l’honneur, c’est un peu ridicule. Aujourd’hui tout le monde sait cela. Opinion reçue on ne fait que justifier ses croyances, on n’en sort pas. Nous pensons ce qui nous arrange a priori. C’est ce que j’appelle les perceptions intérieures. C’est pour ça qu’on ne questionne pas tout. ➝ CITATION 7 Que l’on pense aujourd’hui autrement ou pas ne confirme ni n’infirme la validité d’une position. HÉLOÏSE – Ah bon ! Dis-m’en un peu plus. VICTOR – Plus personne ne tue pour l’honneur aujourd’hui ! Achèvement d’une idée HÉLOÏSE – On tue pour quelles raisons alors ? HÉLOÏSE – Comment cela ? VICTOR – Nous prétendons raisonner, mais en fait nous faisons ce qui nous plaît. HÉLOÏSE – Mais le Cid ? VICTOR – Comme tout le monde, il fait ce qui lui plaît. VICTOR – Remarque que l’on tue surtout pour le pouvoir ou pour s’enrichir. HÉLOÏSE – Où est la différence ? Problématique 8 : Peut-on se fier à la raison ? (texte p. 98) Problématiques 2, 3 VICTOR – Peut-être qu’il n’en existe pas. En fait c’est une question d’époque, et peut-être d’endroit ; je crois que les raisonnements varient selon les cultures. C’est pour cela que la raison varie avec les cultures et les croyances, et qu’il faut se méfier des raisonnements. ➝ CITATION 6 HÉLOÏSE – Est-ce la raison elle-même qui change ? Perte de l’unité VICTOR – Ça me rappelle le problème de tout à l’heure, à propos de la raison et de la perception ! HÉLOÏSE – Explique-toi. VICTOR – En fait, la raison se base sur les perceptions, mais elle se base aussi sur d’autres perceptions. Mais pas celle des yeux et des oreilles ou des autres sens. HÉLOÏSE – Je ne comprends pas. Problématique 26 : Peut-on parler de conflit entre la raison et les passions ? Problématiques 5, 8, 22 VICTOR – C’est la croyance ! HÉLOÏSE – Là c’est vraiment clair… VICTOR – Écoute. Je veux dire que pour la perception nous acceptons les informations que nous donnent nos sens, même s’ils nous trompent parfois, et c’est pareil pour la pensée. On pourrait appeler cela des perceptions intérieures. HÉLOÏSE – Comment cela se passe-t-il pour la pensée ? Problématique 2 : La raison peut-elle faire l’économie de la croyance ? (texte p. 93) Problématiques 8, 19 VICTOR – Il y a des choses auxquelles nous croyons, qui nous paraissent totalement évidentes, des choses que nous acceptons sans même y réfléchir, et tous nos raisonnements sont affectés par ces croyances. En fait, pour être plus rigoureux, je ne sais même pas si nous raisonnons vraiment. Je crois que lorsque l’on prétend raisonner, 54 L’idée de perceptions intérieures a été explicitée. Il s’agit d’évidences intérieures, par opposition aux sens qui sont des évidences extérieures. Problématique accomplie Diverses idées potentiellement contradictoires sur l’opposition entre passion et raison ont été émises à propos du Cid. Mais ces contradictions n’ont pas été prises en charge. HÉLOÏSE – Je croyais qu’il n’écoutait pas son cœur mais sa raison ? VICTOR – En effet. Petit problème ! HÉLOÏSE – Alors ? VICTOR – Bon, je reprends. En fait, le Cid ne fait pas ce qui lui plaît, il fait ce que son éducation l’oblige à faire. Comme une sorte de morale, quoi ! La morale au lieu des sentiments. La morale est une obligation, comme le raisonnement, alors que le sentiment est une liberté. Oui voilà, c’est ça : la raison nous oblige à faire les choses que nous pensons devoir faire, alors que notre cœur nous indique ce que nous avons envie de faire. C’est l’opposition que nous ressentons souvent entre le désir et la raison, entre la liberté et l’obligation. ➝ CITATIONS 8 ET 9 L’opposition importante entre passion et raison a été articulée. HÉLOÏSE – Et ton peintre ? VICTOR – Le peintre avait raison. Je suis d’accord avec lui quand il dit que l’on raisonne trop, au lieu d’écouter son cœur. Il faut écouter ses envies plutôt que sa raison pour être libre. HÉLOÏSE – Donc les enfants, qui n’ont pas encore appris à raisonner, sont libres ? VICTOR – J’aurais dû m’y attendre ! HÉLOÏSE – Alors ? 55 Partie 1 / Dialogues Difficulté à problématiser Problématique 13 : La raison se suffit-elle à elle-même ? Problématiques 8, 19, 22, 24 Dialogue 5 / Raison et passion VICTOR – Tu marques un point : il est incontestable qu’il vaut mieux savoir raisonner pour prendre les bonnes décisions. Mais je continue à penser que parfois il vaut mieux ne pas trop raisonner pour agir. On ne fait plus rien, à cause de ceci et à cause de cela. On se donne beaucoup d’interdits, on se trouve toutes sortes de raisons pour ne rien faire. Ma grand-mère est une spécialiste de la chose : à force d’hésitations elle n’ose jamais rien faire. Je ne crois pas que ce soit très libre comme attitude. Problématiques 5, 8, 22 Même si l’on envisage brièvement les avantages de la raison, le parti pris contre elle empêche d’articuler une réelle problématique sur raison, passion, liberté et action. Problématiques 1, 8 H ÉLOÏSE – Comment formuler à partir de cela une conclusion ? VICTOR – Je dirais que la raison nous donne une certaine liberté, car il faut réfléchir pour juger et pour agir, mais j’ajouterais que parfois elle nous emprisonne, avec son côté inhibant, et il vaut mieux alors écouter ses sentiments ou voir simplement ce que l’on a en face de soi et réagir. Ça me semble d’ailleurs plus humain. ➝ CITATIONS 10 ET 11 HÉLOÏSE – Que reproches-tu à la raison ? VICTOR – Je vais te donner un exemple. J’ai récemment vu un film, où un jeune délinquant sauvait des enfants d’un incendie et se faisait très mal. Eh bien, à l’hôpital où ses amis viennent le voir, il dit que s’il avait réfléchi il n’aurait jamais fait cela. Parce qu’il aurait bien calculé son coup, il aurait pensé que c’était trop dangereux et qu’il fallait d’abord sauver sa peau. HÉLOÏSE – Tu ne me dis toujours pas ce que tu reproches à la raison. VICTOR – Elle est égoïste et calculatrice. Mais il n’y a pas que cela. Un autre problème avec la raison est que l’on n’a jamais fini de raisonner, et que l’on peut toujours trouver de nouvelles raisons et d’autres arguments. C’est pour cela qu’on ne fait rien. HÉLOÏSE – Donc la raison empêche l’action ? Problématique 19 : Est-il raisonnable de faire confiance à ses intuitions ? (texte p. 108) VICTOR – Oui, dans tous ces cas de figures, la raison nous empêche d’agir comme il faut. Il vaut donc mieux faire confiance à ses intuitions pour agir. D’ailleurs je pense que les héros ne sont jamais raisonnables : tout le 56 Idée réductrice Problématique 3 : La raison est-elle universelle ? (texte p. 94) monde s’oppose à eux, même s’ils ont raison. On le voit bien dans les films et les romans. ➝ CITATION 12 La critique unilatérale de la raison se poursuit sans que l’on interroge ni mette à l’épreuve ses propres présupposés. HÉLOÏSE – Tu sembles vouloir ajouter autre chose. VICTOR – Oui, ce n’est pas tout. Le pire avec la raison, c’est que l’on croit toujours avoir raison, pour soi et surtout pour les autres. Car on oublie trop facilement que l’on a tous sa propre manière de raisonner et les croyances correspondantes. Alors on ne dit pas « Je préfère ce plat », mais on dit plutôt « Ce plat est meilleur », simplement parce que l’on donne deux ou trois arguments. Et après on veut dire aux autres ce qu’il faut penser. ➝ CITATION 13 HÉLOÏSE – Lorsque tu prends le bus, tu espères que le chauffeur suivra sa raison et qu’il pensera aux passagers, ou qu’il sera libre et agira à sa guise ? VICTOR – Oui, mais là, c’est pour la société. Et peut-être que la raison convient mieux quand il s’agit de plusieurs personnes. HÉLOÏSE – Donc tu prônes le sentiment pour l’individu et la raison pour le groupe ? VICTOR – D’accord, ce n’est peut-être pas si simple. Je pense en fin de compte qu’il faut de la raison et du sentiment partout. Peut-être est-ce une question de proportion. Les échos des philosophes ➝ LES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE. 1- « Le beau est ce qui plaît universellement et sans concept. » KANT, Critique de la faculté de juger, 1790. 2- « Deux excès : exclure la raison, n’admettre que la raison. » PASCAL, Pensées, 1670 (posthume). 3- « La froide raison n’a jamais rien fait d’illustre et l’on ne triomphe des passions qu’en les opposant l’une à l’autre. » ROUSSEAU, Julie ou la Nouvelle Héloïse, 1761. 4- « Une affection qui est une passion, cesse d’être une passion sitôt que nous nous en formons une idée claire et distincte. » SPINOZA, Éthique, 1677 (posthume). 57 Partie 1 / Dialogues Dialogue 5 / Raison et passion 5- « Et, faisant particulièrement réflexion, en chaque matière, sur ce qui la pouvait rendre suspecte et nous donner occasion de nous méprendre, je déracinais cependant de mon esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser auparavant. » DESCARTES, Discours de la méthode, 1637. 6- « Il faut éviter de donner accès dans notre âme à l’idée que dans les raisonnements il y a une chance qu’il n’y ait rien de sain ; préférons cette autre idée : que c’est nous qui ne nous comportons pas encore sainement. » PLATON, Phédon, IVe s. av. J.-C. 7- « C’est la raison qui engendre l’amour-propre, et c’est la réflexion qui le fortifie ; c’est elle qui replie l’homme sur luimême ; c’est elle qui le sépare de tout ce qui le gêne et l’afflige […]. » R OUSSEAU , Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754. En résumé… On peut penser que la raison laisse échapper tout un domaine de la vie humaine : celui de la conscience esthétique, et plus généralement la vie affective et les sentiments. D’autre part la raison est conditionnée par divers éléments culturels et éducatifs qu’elle ne sait plus interroger. Mais peut-elle faire l’économie de l’acceptation, de la confiance a priori, de l’acte de foi, et tout remettre en question ? La raison peut toutefois s’efforcer de mettre sous son pouvoir, sous sa juridiction, les autres facettes du psychisme. La question reste de savoir si une maîtrise rationnelle constitue pour l’homme un asservissement ou une libération. Une telle prétention est-elle bien raisonnable ? 8- « […] Être captif de son plaisir et incapable de rien voir ni faire qui nous soit vraiment utile, c’est le pire esclavage et la liberté n’est qu’à celui qui de son entier consentement vit sous la seule conduite de la Raison. » SPINOZA, Traité théologico-politique, 1670. 9- « La raison est, et elle ne peut être que l’esclave des passions ; elle ne peut prétendre à d’autre rôle qu’à les servir et à leur obéir. » HUME, Traité de la nature humaine, 1740. 10- « J’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé. » ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754. 11- « Toutes les fois que nous parvenons à exercer une grande action, c’est seulement parce que la connaissance des lois naturelles nous permet d’introduire […] quelques éléments modificateurs, qui, quelque faibles qu’ils soient en eux-mêmes, suffisent, dans certains cas, pour faire tourner à notre satisfaction les résultats définitifs de l’ensemble des causes extérieures. » COMTE, Cours de philosophie positive, 1830. 12- « Quoiqu’il puisse appartenir à Socrate et aux esprits de sa trempe, d’acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n’eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent. » ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1754. 13- « La raison que nous consultons quand nous rentrons dans nous-mêmes est une raison universelle. » MALEBRANCHE, De la recherche de la vérité, 1676. 58 Les notions-outils Sentiment : état affectif, relativement durable, non nécessairement déterminé par la relation à un objet ou à un être, même s’il peut en résulter. Se distingue de la sensation, état d’origine plutôt physique que psychique (voir dialogue 1). Passion : sentiment profond et durable, capable de modifier considérablement le caractère et de dominer entièrement la conscience. Inclination psychique particulière et relativement exclusive, pouvant être considérée comme perturbation ou au contraire comme moteur du psychisme. État subi, s’oppose à la volonté ou à la raison. Normal : Conforme à ce qui doit être, en vertu d’une règle, d’une norme, de nature logique, morale, voire d’un usage social. Croyance : acte de confiance, conduisant à tenir d’emblée pour vrai ou pour bon une proposition ou un être. Savoir : ce qui résulte de la connaissance rationnelle d’un objet, d’une proposition ou d’un domaine. Subjectif : qui appartient au sujet, en général l’homme, soit en tant que personne douée de sensations, de sentiments, soit en tant qu’esprit raisonnant. Qualifie la connaissance ou la perception d’un objet, réduite 59 Partie 1 / Dialogues ou modifiée par la nature du sujet. En opposition à objectif, prend le sens de partial ou de partiel. Peut prendre aussi le sens péjoratif d’illusoire ou d’infondé. Objectif : ce qui appartient à l’objet en lui-même, en sa réalité propre, hors de l’esprit qui le pense. Absence de préjugé ou de parti pris. Peut être employé au sens de réel ou de scientifique. Peut avoir aussi le sens de finalité ou de destination. Opinion : pensée particulière, en ce qu’elle a de plus immédiat et de non réfléchi. Préjugé : jugement prématuré, car ne reposant pas sur une information ou sur une réflexion suffisante. Idée : représentation mentale, sous forme de concept, image ou autre. Pensée particulière, conçue comme le produit d’une réflexion ou d’une mise à l’épreuve. Concept : idée qui présuppose une sorte de consensus, une définition sur laquelle tous s’accordent. Exemple : l’homme est un mammifère bipède, doué de langage et de raison. Ou idée spécifique dont l’utilisation est rigoureusement définie. 6 Universel et relatif HÉLOÏSE – Tu semblais indiquer tout à l’heure que la raison était quelque peu dictatoriale ? VICTOR – C’est tout à fait ça. Dès que quelqu’un raisonne, il pense qu’il a le droit de dire aux autres ce qu’il faut penser. HÉLOÏSE – Et pourquoi n’agirait-il pas ainsi ? Problématique 4 : L’argument d’autorité est-il conforme à la raison ? (texte p. 95) Problématiques 3, 8 Fausse évidence Précipitation VICTOR – On n’a pas le droit ! Chacun pense ce qui lui plaît, chacun raisonne à sa façon. De quel droit peut-on dire à l’autre ce qu’il doit penser ? ➝ CITATION 1 Il n’est pas absolument évident que l’on « pense ce qui nous plaît ». Cette thèse peut être avancée, mais elle demande à être justifiée. La réponse trop immédiate ne laisse pas le temps de réfléchir à ses propres contradictions : elle prône simultanément un interdit catégorique et un relativisme radical. HÉLOÏSE – Et toi, là, ne viens-tu pas de me dire ce que je dois penser ? VICTOR – Pas du tout ! H ÉLOÏSE – N’as-tu pas énoncé ce que tu considères comme une vérité incontestable ? VICTOR – Mais ce n’est pas pareil. J’ai dit que chacun pouvait penser ce qu’il voulait. Sinon c’est la dispute et la guerre : lorsque chacun pense que l’autre devrait penser comme lui. H ÉLOÏSE – Et en mathématiques ? Chacun pense ce qu’il veut ? VICTOR – Mais cela n’a rien à voir ! Ce sont les mathématiques, c’est la science. Certitude dogmatique Emporté par ses convictions, on ne pense pas jusqu’au bout l’objection de la science. Si cela n’a rien à voir, il faut le justifier. Mais auparavant il serait utile de vérifier en quoi l’argument peut être approprié. HÉLOÏSE – Que veux-tu dire par là ? VICTOR – En science on démontre. 60 61 Partie 1 / Dialogues Dialogue 6 / Universel et relatif HÉLOÏSE – Et en biologie, est-ce que l’on démontre aussi ? VICTOR – Il y a des preuves, des informations qui permettent aussi de démontrer, pour la théorie de l’évolution par exemple. VICTOR – Tu peux toujours, mais il faudra me donner de bons arguments, des preuves solides, pour que je change d’avis. Perte de l’unité HÉLOÏSE – Et lorsque l’on raisonne, ne démontre-t-on pas, ne prouve-t-on pas ? VICTOR – Si, mais ce n’est pas pareil. HÉLOÏSE – En quoi est-ce différent ? VICTOR – On le voit bien quand même. Tout le monde le sait. Fausse évidence Opinion reçue « On le voit bien » ne constitue pas une preuve, il s’agirait de proposer des arguments pour justifier cette « évidence ». Le fait que cette idée soit répandue ne constitue pas un argument, c’est une justification insuffisante. Problématique 1 : La raison se résumet-elle à des arguments ? (texte p. 92) HÉLOÏSE – Mais plus concrètement… Problématique 22 : La raison est-elle facteur de liberté ? (texte p. 111) Problématique 4 VICTOR – Mais enfin, ce serait horrible si en philosophie par exemple, on nous disait ce qu’il faut penser ! Où serait notre liberté ? C’est de notre vie qu’il est question ! De quel droit nous dire ce que nous devons faire ? ➝ CITATION 2 HÉLOÏSE – Et le médecin, n’est-ce pas notre vie dont il a la charge ? Or, ne lui obéissons-nous pas en grande partie ? VICTOR – Oui, mais il ne nous force pas à lui obéir. Glissement de sens L’idée de « prouver » ou de « dire aux autres ce qu’il faut penser » est remplacée par l’idée de « forcer à obéir ». Le glissement d’une expression à l’autre est possible, mais il s’agirait de l’articuler et de le démontrer. HÉLOÏSE – Comment la raison, qui n’est qu’un raisonnement et une parole, pourrait-elle obliger à quoi que ce soit ? VICTOR – Et les dictatures alors ? HÉLOÏSE – Parce que les dictateurs sont, bien sûr, des gens raisonnables ? VICTOR – Tu me fais dire n’importe quoi. Ce que je veux dire, c’est que si c’est universel, on n’a plus le droit de dire le contraire. HÉLOÏSE – Si tu dis que l’homme est un animal pensant, penses-tu qu’il y a objet à débat ? VICTOR – Non, là c’est évident tout de même. HÉLOÏSE – Je n’ai donc pas le droit de le contester ? 62 Problématique 3 : La raison est-elle universelle ? (texte p. 94) Glissement de sens Une certaine incohérence s’est introduite. Des évidences sont maintenant acceptées, sans que soit marqué le changement de perspective. De surcroît la notion de preuve est introduite ; le principe du simple relativisme est donc en partie réfuté, puisque la preuve sert de critère objectif. HÉLOÏSE – Et comment appelles-tu cela ? VICTOR – Bien joué ! C’est raisonner en effet, puisqu’il s’agit de prouver et de démontrer. ➝ CITATIONS 3 ET 4 HÉLOÏSE – Mais peut-on mal raisonner ? VICTOR – Certainement. HÉLOÏSE – Comment sait-on que l’on raisonne mal ? VICTOR – Il y a des critères, comme la cohérence. Sinon on ferait n’importe quoi. H ÉLOÏSE – Donc il existe des critères incontestables pour la raison ? VICTOR – Oui, je crois. HÉLOÏSE – Peux-tu concevoir quelqu’un dont la raison ne défaille jamais ? VICTOR – Certainement pas. Il n’existe pas. HÉLOÏSE – Mais peux-tu le concevoir ? VICTOR – Si tu veux. Ce serait Dieu, ou une raison parfaite. Ça y est, j’ai compris ! Tu veux me faire dire qu’il existe une raison absolue et parfaite, une sorte de raison universelle. Eh bien non ! Il n’existe rien de tel. Il n’existe pas de raison absolue. ➝ CITATIONS 5 ET 6 Il ne faut pas confondre « concevoir », terme qui renvoie à une abstraction, à une production de l’esprit, et « exister », qui renvoie à un être, un objet, à une présence morale ou physique. HÉLOÏSE – Mais peux-tu le concevoir ? VICTOR – J’avoue que ça m’agace un peu, mais en effet je peux le concevoir. Mais ça n’existe pas. C’est une fiction. Chacun raisonne comme il peut, même si je veux bien qu’il y ait des critères pour la raison. HÉLOÏSE – Et pour la perception ? VICTOR – Ce n’est pas pareil. Chacun aime ce qu’il veut. Il n’y a pas de critères. 63 Partie 1 / Dialogues Dialogue 6 / Universel et relatif HÉLOÏSE – Si tu dis que le rideau est noir, la table rouge, crois-tu que cela puisse faire l’objet d’un débat ? VICTOR – Si, maintenant que tu le dis. J’ai déjà remarqué que si j’appuie fortement sur un objet et que je le lâche, je crois toujours le sentir. VICTOR – Non, bien sûr, on voit bien les couleurs. HÉLOÏSE – Puis-je te prouver que le rideau est blanc si tu penses qu’il est noir ? VICTOR – Alors là je ne vois pas comment. HÉLOÏSE – De quel côté se trouvent les certitudes incontestables, du côté du sensible ou du côté de la raison ? Problématique 6 : Suffit-il de percevoir pour savoir ? Problématiques 7, 10 Difficulté à problématiser VICTOR – Du côté du sensible, d’accord, mais parce que c’est la réalité dont on parle : elle est la même pour tout le monde, il n’y a qu’à ouvrir ses yeux, ses oreilles. Ce ne sont pas des opinions ou des idées, où chacun a les siennes. ➝ CITATIONS 7 ET 8 Les différents éléments de pensée rencontrés ne sont pas articulés en une problématique générale sur la raison et la perception. HÉLOÏSE – Qu’en conclus-tu ? Problématique 21 : Le sensible est-il une qualité des choses ou du corps ? (texte p. 110) Problématiques 7, 14 Introduction d’un concept opératoire Concept indifférencié V ICTOR – Je ne sais pas, moi. En comparant deux impressions peut-être. VICTOR – Déjà, c’est moins dangereux que pour la raison. Les conséquences des couleurs sont moins importantes. Prends la raison d’État par exemple. HÉLOÏSE – En les comparant ? VICTOR – Oui, en comparant par exemple ce que l’on voit avec ce que l’on entend. HÉLOÏSE – Qu’est-ce que c’est ? HÉLOÏSE – C’est-à-dire ? VICTOR – C’est quand le gouvernement décrète qu’il a raison sans discuter, et même sans dire les choses, en gardant le secret. VICTOR – J’entends un bruit. Je crois que c’est quelqu’un que je connais. Je regarde pour vérifier si je ne me suis pas trompé. HÉLOÏSE – Est-ce de la raison dont il est question ici ? HÉLOÏSE – Les couleurs ne sont-elles pas parfois ambiguës ? N’existe-t-il pas des daltoniens qui ne perçoivent pas certaines couleurs ? VICTOR – Oui, mais il y a des sensations qui ne trompent pas : lorsqu’on touche quelque chose par exemple. H ÉLOÏSE – Ne peux-tu pas croire toucher sans pour autant toucher ? 64 Le concept de subjectivité nous permet de traiter simultanément la raison et le sensible. Le concept de subjectivité n’est pas assez explicité. Il est rapidement tronqué en faveur de l’expression d’une préférence pour le sensible. HÉLOÏSE – Comment le sensible sait-il qu’il se trompe ? HÉLOÏSE – Donc, il n’y a pas de discussion possible ? VICTOR – Non, c’est vrai, on a vu cela plus tôt : c’est avoir une raison particulière et déterminée de faire les choses. Alors que la raison, elle ne s’arrête jamais. Je crois que je confonds trop souvent la raison, avoir raison et donner une raison. Mais quand même, la raison effectue des jugements, le sensible, lui, n’en fait pas. VICTOR – C’est vrai que la raison comme le sensible nous donnent tous deux des indications sur les choses et sur leur manière d’être, mais ils sont tous deux très subjectifs. Alors on doit effectuer des jugements. Je crois toutefois que le sensible est plus fiable : il se trompe moins souvent. La raison n’est faite que d’idées. ➝ CITATION 9 HÉLOÏSE – Mais qui a un doute, qui compare, et qui émet le jugement final ? Problématique 7 : La raison opposet-elle les hommes plus que les sens ? (texte p. 97) Illusion de synthèse VICTOR – C’est vrai qu’en fin de compte, c’est la raison. Le sensible ne fait pas tout cela. Mais c’est peut-être pour cela qu’il est plus fiable. Les gens se disputent moins sur la couleur de quelque chose que sur la nature de l’homme, parce que dès qu’il s’agit d’idées, c’est toujours la bagarre. Néanmoins la raison est utile aussi. ➝ CITATIONS 10 ET 11 Sensible et raison sont placés côte à côte, leur utilité respective est reconnue, mais leur rapport n’est pas articulé en une problématique. HÉLOÏSE – Mais peux-tu te contenter du sensible ? VICTOR – Non. C’est vrai que c’est un peu limité comme information. Mais je crois aussi qu’il empêche la raison de dire n’importe quoi. 65 Partie 1 / Dialogues Dialogue 6 / Universel et relatif HÉLOÏSE – Et comment vérifie-t-on ce que l’on voit ou ce que l’on entend ? VICTOR – Par la raison, nous l’avons vu. HÉLOÏSE – Alors ? VICTOR – Il me semble que le sensible et la raison ont chacun leur fonctionnement et leurs limites, et qu’ils sont complémentaires. Problématique 4 : L’argument d’autorité est-il conforme à la raison ? (texte p. 95) Problématique 5 Concept indifférencié HÉLOÏSE – Chacun fait sa part de travail et l’on fait une addition ? Problématique 10 : Le réel se réduit-il à ce que l’on perçoit ? (texte p. 100) Problématiques 6, 13, 15 Difficulté à problématiser VICTOR – Ça me paraît un peu mécanique ce que tu dis. Car je crois que le sensible et la raison peuvent aussi s’opposer assez souvent. Ils sont complémentaires et contradictoires. Ainsi ils se vérifient mutuellement. Par exemple on va voir ou toucher pour vérifier ce que l’on pense, car notre imagination nous joue des tours. Elle fausse tout. Mais je continue à préférer le sensible, je le trouve plus fiable. Peut-être avons-nous chacun nos propres préférences, et c’est bien ainsi. ➝ CITATION 12 La relation « complémentaire et contradictoire » entre raison et sensible n’est pas assez explicitée. Il faudrait examiner plus spécifiquement en quoi consiste ce rapport. HÉLOÏSE – Et si je préfère tuer un homme parce qu’il me gêne ? Problématique 19 : Est-il raisonnable de faire confiance à ses intuitions ? (texte p. 108) Problématique 12 VICTOR – Mais tu n’as pas le droit de disposer de la vie des gens ! HÉLOÏSE – Es-tu un dictateur pour décréter ainsi un interdit universel ? VICTOR – Je ne t’empêche pas de dire le contraire. HÉLOÏSE – Souhaites-tu m’empêcher de le faire ? Idée réductrice V ICTOR – Peut-être pas, non. Mais je n’aime pas la morale toute faite, où l’on te dit ce que tu dois faire. C’est contraire à la raison. ➝ CITATION 13 Le concept de morale, que l’on vient d’introduire, n’est pas clarifié. Il vaudrait mieux l’expliciter, plutôt que de tenir des propos généraux à son sujet. HÉLOÏSE – Pourtant tu me dis ce que je dois faire, non ? VICTOR – C’est vrai. HÉLOÏSE – Peut-on faire autrement ? VICTOR – Je ne vois pas comment, mais c’est très dangereux quand même. HÉLOÏSE – De quel danger parles-tu ? VICTOR – Je te l’ai déjà dit : de la morale toute faite, au nom de laquelle on oblige bêtement les autres à faire et à penser des choses. HÉLOÏSE – Comment se protéger de ce danger ? VICTOR – Je sais ce que tu veux me faire dire : en raisonnant plutôt qu’en tentant d’avoir raison. Mais je crois surtout qu’il faut savoir écouter son cœur ; je suis convaincu qu’il sait toujours ce qu’il faut faire. En plus la raison est trop brutale. Il faut percevoir ses perceptions intérieures, ses intuitions à soi. Il faut écouter sa propre sensibilité. Elle nous parle directement. C’est ce qu’on appelle être sensible. Je trouve que c’est souvent plus vrai que de raisonner. Raisonner est un peu artificiel, un peu froid, un peu extérieur quoi. Alors qu’avec la sensibilité, on a tout de suite l’intuition des choses. ➝ CITATION 14 La critique de la raison est appuyée, mais il manque une contrepartie pour pouvoir problématiser. VICTOR – Évidemment, si je peux. HÉLOÏSE – De quel droit ? VICTOR – Du droit que tu n’as pas le droit. HÉLOÏSE – Et à quoi se réfère ce droit que tu invoques pour toi-même et me refuses, à moi ? VICTOR – Je n’en sais rien. À la morale peut-être. Elle donne parfois le droit d’interdire. HÉLOÏSE – Faut-il bannir la morale comme étant dictatoriale ? 66 Les échos des philosophes ➝ LES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE. 1- « Tout le monde répète : autant de têtes, autant d’avis ; chacun va dans son sens ; il n’y a pas moins de différence entre les cerveaux qu’entre les palais. » SPINOZA, Éthique, 1677 (posthume). 67 Partie 1 / Dialogues Dialogue 6 / Universel et relatif 2- « L’homme est libre ; sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains. » THOMAS D’AQUIN, Somme théologique, 1266-1274. 13- « La vraie morale se moque de la morale. » PASCAL, Pensées, 3- « Le raisonnement est une chose de l’esprit, par laquelle d’une chose on en infère une autre. » BOSSUET (1627-1704) donnent les sens, ni le jugement trompeur de l’imagination aux constructions mauvaises, mais le concept que l’intelligence pure et attentive forme avec tant de facilité et de distinction qu’il ne reste absolument aucun doute sur ce que nous comprenons. » DESCARTES, Règles pour la direction de l’esprit, 1701 (posthume). 4- « Raisonner est l’emploi de toute ma maison, et le raisonnement en bannit la raison. » MOLIÈRE, Les Femmes savantes, 1672. 5- « La seule idée qu’apporte la philosophie est la simple idée de la Raison, l’idée que la Raison gouverne le monde et que, par conséquent, l’histoire universelle s’est elle aussi déroulée rationnellement. » HEGEL, La Raison dans l’histoire, 1837. 1670 (posthume). 14- « Par intuition, j’entends non pas la confiance flottante que En résumé… 6- « La dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent ; elle n’est que faible, si elle ne va jusqu’à connaître cela. » PASCAL, Pensées, 1670 (posthume). 7- « Le principal objet de cet ouvrage est de faire voir comment toutes nos connaissances et toutes nos facultés viennent des sens, ou, pour parler exactement, des sensations […]. » CONDILLAC, Traité des sensations, 1754. 8- « Or l’âme renferme l’être, la substance, l’un, le même, la cause, la perception, le raisonnement, et quantité d’autres notions, que les sens ne sauraient donner. » LEIBNIZ, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1704. 9- « […] Il est besoin que nous ayons quelque raison, qui nous enseigne que nous devons en cette rencontre nous fier plutôt au jugement que nous faisons en suite de l’attouchement, qu’à celui où semble nous porter le sens de la vue. » DESCARTES, Réponses aux sixièmes objections, aux Méditations métaphysiques, 1641. La raison apparaît comme une exigence, qui, comme telle, implique des obligations. Ce qui n’autorise pas à assimiler à la raison toutes les contraintes. Ainsi, certaines règles morales ou sociales ne sont pas forcément rationnelles, bien qu’elles prétendent à l’universalité, de manière plus ou moins justifiée. La démonstration et l’argumentation restent les meilleures garanties d’une validité de la raison. Reste à savoir si l’on peut postuler une raison universelle ou pas. Parallèlement, les données sensibles s’imposent souvent à nous sans nous laisser plus de choix. Par ailleurs, elles ne nous prémunissent pas contre l’erreur, de sorte qu’elles ne peuvent, seules, nous satisfaire. En ce sens, la distinction entre raison et sensible permet une mise à l’épreuve permanente et mutuelle des deux facultés. 10- « Dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la raison, ils s’accordent toujours nécessairement par nature. » SPINOZA, Éthique, 1677 (posthume). 11- « Si nous disons de l’entendement qu’il est le pouvoir de ramener les phénomènes à l’unité au moyen des règles, il faut dire de la raison qu’elle est la faculté de ramener à l’unité les règles de l’entendement au moyen de principes. » KANT, Critique de la raison pure, 1781. Les notions-outils Morale : ensemble de principes et de règles de conduite définissant et prescrivant le permis et l’interdit, l’utile et le nuisible, le bien et le mal. Elle est dite rationnelle lorsque ses règles sont conçues comme émanant de la raison seule, et non de l’expérience, de la foi, de l’usage ou des normes sociales. 12- « Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné et sans l’entendement nul [objet] ne serait pensé. Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concept, aveugles. » KANT, Critique de la raison pure, 1781. 68 Autorité : désigne généralement une position de domination ou de supériorité personnelle ou sociale reconnue, permettant à celui qui en jouit d’exercer un pouvoir et d’être obéi. 69 Partie 1 / Dialogues Argument d’autorité : argument dont la force persuasive tient, non pas à sa valeur propre d’argument, mais à l’autorité, hiérarchique, morale ou intellectuelle, de la personne qui énonce l’idée. Discuter :examiner diverses propositions, à travers un dialogue faisant valoir des points de vue différenciés et argumentés sur un problème commun. Opération qui peut s’accomplir seul, ou en collaboration avec un ou plusieurs interlocuteurs. Disputer : processus qui ne consiste pas à effectuer une recherche en commun, il s’agit au contraire d’une concurrence ou d’une lutte théorique, où un point de vue doit l’emporter sur l’autre ou l’éliminer. 7 VICTOR – Tu crois que la raison peut être contradictoire ? HÉLOÏSE – Pourquoi demandes-tu cela ? VICTOR – C’est une impression que j’ai. Il me semble que c’est parfois le cas. HÉLOÏSE – Pourrais-tu expliciter ton idée ? VICTOR – Pourtant, elle me paraît claire. HÉLOÏSE – À toi peut-être, mais pas à moi, or c’est à moi que tu parles. Général :qualifie un caractère ou une propriété convenant globalement à un ensemble d’objets donnés, ou du moins à la plus grande partie de cet ensemble. On lui oppose l’exceptionnel ou le particulier. Particulier : qualifie un caractère ou une propriété convenant à un élément unique, à quelques éléments spécifiques ou à une partie réduite d’un ensemble plus étendu. Universel :qui se rapporte sans exception à tous les éléments d’un ensemble donné. Exemples : attraction universelle (tout l’univers), suffrage universel (tous les citoyens). Peut désigner également un attribut commun à un ensemble donné, pris comme une réalité en soi. Exemple : raison universelle. Singulier : qui se rapporte exclusivement à un seul élément d’un ensemble. Synonyme : unique. Théorie et pratique VICTOR – Je crois que tu comprends quand même ce que je veux dire. HÉLOÏSE – Admettons. Mais supposons que ce ne soit pas clair, pourrais-tu expliquer un peu plus ? VICTOR – Je répondrais bien par un exemple, mais tu n’aimes pas trop les exemples. HÉLOÏSE – D’où tiens-tu cette idée ? Problématique 9 : La raison est-elle réductible à la logique ? (texte p. 99) Problématiques 1, 11 Alibi du nombre VICTOR – Les philosophes n’aiment pas les exemples. Comme ils aiment surtout la raison, ils n’aiment que les idées et les raisonnements. Peu leur importe ce que l’on voit ou ce que l’on raconte : ils disent que ce n’est pas la raison. ➝ CITATION 1 L’entité « Les philosophes » n’existe pas, surtout pour appuyer une affirmation aussi catégorique que celle-ci, qui, bien qu’elle contienne une part de vérité, mériterait d’être mieux articulée afin de ne pas véhiculer un interdit dogmatique. HÉLOÏSE – Je ne sais pas si je suis philosophe, mais t’ai-je jamais laissé entendre que je n’aimais pas les exemples ? VICTOR – Souvent je te donne un exemple et tu n’es pas satisfaite. HÉLOÏSE – Pourquoi ne suis-je pas satisfaite ? VICTOR – Tu exiges que j’analyse l’exemple. HÉLOÏSE – S’agit-il d’un refus de l’exemple ? VICTOR – J’imagine que non. Mais il ne te suffit pas. À chaque fois, on croirait que tu veux que je mette les 70 71 Partie 1 / Dialogues Problématique 11 : Doit-on opposer raison et sensible ? (texte p. 101) Problématiques 8, 10 Exemple inexpliqué Dialogue 7 / Théorie et pratique exemples en petits morceaux. En même temps, les idées abstraites te suffisent, elles ! HÉLOÏSE – En es-tu sûr ? VICTOR – En fait non. Lorsque je te propose une idée, tu me demandes aussi de justifier, d’expliquer, de démontrer. HÉLOÏSE – Eh bien, allons-y ! VICTOR – Allons-y quoi ? HÉLOÏSE – Tu ne te souviens pas ? Ton exemple ! VICTOR – Ah oui ! L’exemple pour expliquer mon idée sur la raison. HÉLOÏSE – Exactement. VICTOR – Voilà. La raison m’indique que le chemin le plus rapide d’un point à un autre est la ligne droite. Mais parfois, lorsqu’on se déplace en voiture, on sait que la ligne droite est une route avec beaucoup de feux rouges qui ralentissent la circulation, alors que par un autre chemin, qui fait un détour, donc est plus long, on met pourtant moins de temps parce c’est une voie rapide sans feux rouges. ➝ CITATION 2 L’exemple en lui-même est bien expliqué, mais ses conséquences, les conclusions que l’on en tire ne le sont pas. On ne sait pas ce qu’il est censé justifier. HÉLOÏSE – Mais encore ? VICTOR – L’exemple n’est pas clair ? Pourtant j’ai bien tout expliqué ! HÉLOÏSE – D’accord, seulement je ne vois pas le problème ! VICTOR – Je n’ai pas dit qu’il y avait un problème ! HÉLOÏSE – Alors pourquoi cites-tu cet exemple ? VICTOR – Parce que parfois on a simultanément raison et pas raison. Alors on ne sait pas quoi faire. Difficulté à problématiser L’intuition de départ n’est pas développée. Il s’agirait de l’étayer quelque peu, d’énoncer les problèmes et les enjeux de la contradiction qui a été soulevée, plutôt que de se contenter d’une déclaration laconique. HÉLOÏSE – Une proposition aussi contradictoire n’estelle pas un problème ? VICTOR – Si tu veux, si c’est ça un problème, alors d’accord : j’ai un problème. HÉLOÏSE – Que décides-tu ? 72 Problématique 8 : Peut-on se fier à la raison ? (texte p. 98) Problématiques 9, 13, 24 Incertitude paralysante VICTOR – Justement, je ne peux rien décider. C’est cela qui m’embête. Et personne ne peut décider, devant une telle contradiction. On ne sait pas quoi faire. ➝ CITATION 3 Le travail doit tirer parti de la contradiction qui a surgi, plutôt que de s’en inquiéter. S’il est possible de prendre parti et de justifier sa position, il est surtout conseillé d’analyser les implications et les conséquences de cette contradiction. HÉLOÏSE – Alors que faisons-nous ? VICTOR – Je n’en sais rien. HÉLOÏSE – À ton avis, d’où vient le problème ? VICTOR – Décidément, tu aimes ce mot ! Mais enfin, disons que le problème résulte d’une contradiction. HÉLOÏSE – Une contradiction entre quoi et quoi ? VICTOR – Entre deux idées différentes que j’ai. HÉLOÏSE – Quelles sont ces deux idées ? VICTOR – L’idée que le chemin le plus rapide est la ligne droite, et son contraire. HÉLOÏSE – Quel est le contraire ? VICTOR – L’idée que le chemin le plus rapide n’est pas la ligne droite. HÉLOÏSE – Quelle est la différence entre ces deux idées ? VICTOR – On l’a déjà dit, c’est évident non ? HÉLOÏSE – Exprime quand même la différence. VICTOR – Ces deux idées sont opposées l’une à l’autre. Tu es contente ? HÉLOÏSE – Est-ce le principe de la ligne droite et l’existence des feux rouges qui s’opposent ? VICTOR – Qu’est-ce que tu veux dire ? HÉLOÏSE – D’où vient l’opposition ici ? VICTOR – Elle vient de la contradiction entre les deux. HÉLOÏSE – Et cette contradiction ? VICTOR – Je ne sais pas. HÉLOÏSE – Penses-tu qu’il y ait réellement contradiction ? VICTOR – En fait, je crois qu’elle est dans ma tête, la contradiction. HÉLOÏSE – Pourquoi affirmes-tu cela ? VICTOR – Parce que le monde est ce qu’il est. HÉLOÏSE – Comment cela ? 73 Partie 1 / Dialogues Problématique 11 : Doit-on opposer raison et sensible ? (texte p. 101) Problématiques 8, 14 Problématique 23 : La raison peut-elle être inconsciente ? (texte p. 112) Problématiques 2, 19 Concept indifférencié Problématique 3 : La raison est-elle universelle ? (texte p. 94) Indétermination du relatif Dialogue 7 / Théorie et pratique VICTOR – Je ne sais pas comment le dire, mais je crois que la réalité se moque de la contradiction : elle ne raisonne pas. Il ne peut pas y avoir de contradictions dans le monde concret, mais uniquement dans l’esprit. ➝ CITATIONS 4 ET 5 HÉLOÏSE – Alors, il est inutile de se poser des questions ou de tenter de raisonner ? VICTOR – Non bien sûr ! Mais peut-être y a-t-il des raisons plus profondes ou plus précises qu’il nous reste à trouver pour expliquer les contradictions. HÉLOÏSE – Eh bien essayons ! VICTOR – Que fait-on ? HÉLOÏSE – Qu’est-ce qui oppose ces deux idées ? VICTOR – Ne suffit-il pas de constater qu’elles s’opposent ? Intuitivement on le voit bien ! Il n’y a pas besoin d’expliquer ou d’argumenter. On ne va quand même pas devoir justifier tout ce que l’on dit : on n’en sort plus sinon ! ➝ CITATIONS 6 ET 7 HÉLOÏSE – Qu’en conclus-tu ? VICTOR – Rien. Je connais cette route et je vois bien, c’est tout. Concept indifférencié HÉLOÏSE – Quel est le concept que tu utilises ? VICTOR – Je n’utilise pas de concept. HÉLOÏSE – D’où tires-tu cette information ? VICTOR – Ah oui ! Si, je le vois, cela vient de la vision. De l’expérience sensible, comme tu aimes bien le dire. Est-ce le concept ? HÉLOÏSE – Supposons-le. Et l’autre idée maintenant ? VICTOR – L’autre idée aussi. On voit bien que le chemin le plus rapide, c’est la ligne droite. HÉLOÏSE – Comment le vois-tu ? VICTOR – Bon, c’est vrai que je ne le vois pas vraiment, mais je le constate. Le concept d’« opposition » n’est pas assez explicité. Il faudrait rendre compte de la nature, des circonstances, des raisons de cette opposition, afin de mieux la saisir. HÉLOÏSE – Mais tu viens juste de déclarer qu’il fallait approfondir, afin de comprendre les raisons de l’opposition. VICTOR – Oui mais là, ça devient un peu compliqué. Ça dépend du point de vue où l’on se place. Chacun l’expliquera à sa manière. ➝ CITATION 8 Renvoyer un problème à la multiplicité des lectures possibles sert ici à éviter de traiter la question. S’il y a différents points de vue, il faut soit les articuler pour les comparer, soit ne pas en parler. HÉLOÏSE – Par quel moyen ? Problématique 19 : Est-il raisonnable de faire confiance à ses intuitions ? (texte p. 108) Problématique 23 Précipitation HÉLOÏSE – Examine les deux idées. Demande-toi peutêtre d’abord d’où tu tiens chacune d’entre elles. VICTOR – Pour les feux rouges, c’est facile, je les vois. 74 ➝ CITATION 9 Oubliant que tout savoir doit bien avoir une origine, on ne se demande pas comment on sait ce que l’on sait, d’où peut venir un tel savoir. VICTOR – Parce que tout le monde le sait. HÉLOÏSE – De quel droit affirmes-tu que tout le monde le sait ? VICTOR – Ne t’énerve pas ! Je vais essayer ! Simplement ce n’est pas facile. C’est plutôt abstrait ce que tu me demandes là. VICTOR – Comment ? VICTOR – Mais enfin, c’est évident. Il n’y a même pas besoin de quoi que ce soit pour le savoir ! On le sait, un point c’est tout ! HÉLOÏSE – Pourquoi dis-tu cela ? H ÉLOÏSE – Oublie ce « chacun » ! Comment peux-tu l’expliquer, toi ? HÉLOÏSE – Essayons. « Voir », qui est utilisé comme source de la connaissance, n’est pas une notion mise en question. Il s’agit de le conceptualiser, c’est-àdire de prendre conscience de ce qu’il signifie et de ses conséquences : il accrédite avant tout le sensible. VICTOR – Mais c’est une idée qui tombe sous le sens ! Il faut être idiot pour ne pas savoir cela ! Emportement émotionnel Le désir de prolonger le cours des idées se heurte au besoin d’analyser d’abord ce qui a déjà été dit, exigence qui provoque une certaine impatience. HÉLOÏSE – Ça tombe sous quoi ? VICTOR – D’accord ! Sous le sens, et non pas sous les 75 Partie 1 / Dialogues Dialogue 7 / Théorie et pratique sens ! C’est vrai que ce n’est pas pareil. Il te plaît mon jeu de mots ? HÉLOÏSE – Pas mal ! Quelle est la différence entre les deux idées ? contraire, sans se soucier de problématiser la contradiction précédemment identifiée. VICTOR – La première provient de l’expérience sensible, et la deuxième provient de la raison. HÉLOÏSE – Comment sais-tu qu’il s’agit de la raison ? VICTOR – On peut le démontrer par un raisonnement. On a vu ce principe en géométrie. On l’a même démontré. Le chemin le plus court est celui de la plus petite courbe, et la ligne droite est la courbe minimale : elle n’est même plus courbe, elle est droite. Problématique 3 : La raison est-elle universelle ? (texte p. 94) Problématique 11 HÉLOÏSE – D’accord. Alors résumons-nous. Quelle est la différence entre les deux idées ? Problématique 24 : Faut-il opposer raisonner et agir ? (texte p. 113) Problématique 11 Achèvement d’une idée V ICTOR – L’une provient de l’expérience sensible, l’autre de la raison. L’une de l’extérieur, l’autre de l’intérieur. En fait, j’ajouterais qu’elles s’opposent comme la pratique et la théorie. Et la philosophie choisit la théorie plutôt que la pratique. ➝ CITATIONS 10 ET 11 La nature de l’opposition entre les deux propositions contradictoires a été développée, au travers de l’opposition entre théorie et pratique. HÉLOÏSE – Comment choisir lorsque les deux principes s’opposent ? VICTOR – Ici, je me méfie. Je vais faire attention à ne pas tomber dans ton piège. Je ne vais pas dire que l’on ne peut pas décider, et je ne vais pas non plus choisir juste comme ça. Suspension du jugement Problématique 13 : La raison se suffit-elle à elle-même ? Problématiques 8, 11, 24 Perte de l’unité Penser l’impensable Problématique 26 : Peut-on parler de conflit entre la raison et les passions ? Problématiques 3, 24 HÉLOÏSE – Essaie l’hypothèse inverse. VICTOR – La raison comme critère principal ? Même si je n’y crois pas bien sûr ; je commence à te connaître ! HÉLOÏSE – Tu m’impressionnes ! V ICTOR – Alors voilà. La raison nous procure des connaissances qui sont vraies, sans avoir besoin des sens. C’est ce que nous enseigne par exemple la géométrie. Il n’y a pas besoin de mesurer les trois angles d’un triangle pour savoir que leur somme égale 180 degrés. Il suffit de le démontrer une fois, pour que ce soit toujours valable. En ce sens la raison est plus fiable que l’expérience, car elle est plus universelle, plus valable partout. Elle ne fonctionne pas au cas par cas et elle touche une réalité plus profonde. ➝ CITATIONS 13 ET 14 En dépit de ses convictions initiales, on accepte de développer l’hypothèse inverse de manière probante, condition nécessaire à la délibération et à toute problématisation. HÉLOÏSE – As-tu réussi à te convaincre toi-même ? VICTOR – Oui, bien sûr ! Ça marche pour la géométrie, mais en vérité je ne crois pas que le monde soit très géométrique. Il n’y a qu’à voir tous les problèmes qui affligent l’humanité ! Les hommes agissent en dépit du bon sens. Je crois qu’ils suivent surtout leurs désirs, qui ne sont pas très raisonnables. On peut dire que les êtres humains, dans leur comportement, sont irrationnels, plutôt que raisonnables : ce n’est pas la raison qui les guide. ➝ CITATIONS 15 ET 16 Avant de poursuivre l’analyse, on réfléchit sur l’un des écueils les plus courants à éviter : prendre immédiatement parti et en rester là. HÉLOÏSE – Impressionnant. Alors, que fait-on ? VICTOR – En fin de compte, je vais affirmer que l’expérience reste le critère principal du jugement. Car c’est le concret qui prime. On peut penser tout ce que l’on veut, mais le concret nous fournit la meilleure preuve de la réalité. On vit dans le concret après tout ! C’est le sensible et les actes qui comptent au final. La raison est trop partiale, et puis ce ne sont jamais que des idées. ➝ CITATION 12 1- « Tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu’ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité, car il ne suit point que ce qui est arrivé arrivera de même. » LEIBNIZ, Nouveaux Essais sur l’entendement humain, 1765 (posthume). Juste après avoir décidé de ne pas prendre parti, on fait le 2- « Tout le monde a pu constater que les conceptions les plus 76 Les échos des philosophes ➝ LES 77 NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE. Partie 1 / Dialogues Dialogue 7 / Théorie et pratique ingénieusement assemblées et les raisonnements les plus savamment échafaudés s’écroulent comme châteaux de cartes le jour où un fait – un seul fait réellement aperçu – vient heurter ces conceptions et ces raisonnements. » BERGSON, La Pensée et le Mouvant, 1934. 3- « Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport […]. Voilà le plus ferme de tous les principes. » ARISTOTE, Métaphysique, Ive s. av. J.-C. 4- « Il y a donc une nature qui contient et conserve le monde entier, et elle n’est pas privée de conscience et de raison. » CICÉRON, De la Nature des dieux, Ier s. apr. J.-C. 5- « C’est un fait d’expérience courante qu’il y a une foule de choses contradictoires, d’institutions contradictoires, etc., dont la contradiction n’a pas seulement sa source dans la réflexion extérieure, mais réside dans les choses et les institutions ellesmêmes. » HEGEL, Science de la logique, 1831 (posthume). 6- « Croyance : c’est le mot commun qui désigne toute certitude sans preuve. » ALAIN, Définitions, 1953 (posthume). 7- « Chacun cherchera donc généralement à faire triompher sa proposition, même lorsqu’elle lui paraît fausse ou douteuse. » SCHOPENHAUER, L’Art d’avoir toujours raison, 1864 (posthume). 8- « La pensée théorique de chaque époque, donc aussi celle de la nôtre, est un produit historique qui prend en des temps différents une forme très différente et, par là, un contenu très différent. » ENGELS, Anti-Dühring, 1876. 9- « Toutes les erreurs où peuvent tomber les hommes […] ne proviennent jamais d’une mauvaise inférence, mais seulement de ce qu’on admet certaines expériences mal comprises, ou que l’on porte des jugements à la légère et sans fondement. » DESCARTES, Règles pour la direction de l’esprit, 1701 (posthume). 10- « Deuxièmement, l’homme se constitue pour soi par son activité pratique, parce qu’il est poussé à se trouver lui-même, à se reconnaître lui-même dans ce qui lui est donné immédiatement, dans ce qui s’offre à lui extérieurement. » H E G E L , Esthétique, 1832 (posthume). 11- « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde de diffé78 rentes manières ; il s’agit de le transformer. » MARX, Thèses sur Feuerbach, 1932 (posthume). 12- « Les sens ne se trompent pas […] et cela non pas parce qu’ils jugent toujours juste, mais parce qu’ils ne jugent pas du tout, ce qui fait retomber l’erreur à la charge de l’entendement. » KANT, Critique de la raison pure, 1781. 13- « Euclide a bien compris, il démontre souvent par la raison ce qui se voit assez par l’expérience et les images sensibles. » LEIBNIZ, Nouveaux essais sur l’entendement humain, 1765 (posthume). 14- « La méthode d’Euclide n’est qu’une brillante absurdité. Maintenant, toute grande erreur, poursuivie consciemment, méthodiquement, et qui emporte avec cela l’assentiment général – qu’elle concerne la vie ou la science – a son principe dans la philosophie alors régnante. » S CHOPENHAUER , Le monde comme volonté et comme représentation, 1818. 15- « On n’ira pas caresser l’illusion qu’il serait possible d’amener la masse, ni les hommes engagés dans les affaires publiques, à vivre d’après la discipline exclusive de la raison. » SPINOZA, Traité politique, 1677 (posthume). 16- « Et la plupart des hommes, encore qu’ils aient assez d’usage du raisonnement pour faire quelques pas dans ce domaine (pour ce qui est, par exemple, de manier les nombres jusqu’à un certain point), n’en font guère d’usage dans la vie courante […]. » HOBBES, Léviathan, 1651. En résumé… Qu’il soit question d’un exemple ou d’une idée, il s’agit de raisonner, d’approfondir pour comprendre, expliquer et justifier nos pensées. Toutefois la raison ne semble pas nous mettre à l’abri des contradictions. Celles-ci proviennent-elles des choses, ou serait-ce la raison elle-même qui les introduit en elles ? La raison contredit-elle les données de la sensation ou se contredit-elle elle-même ? Le cas par cas du sensible doit-il primer sur l’universalité de la raison ? Si la raison semble fiable en géométrie, est-elle valable dans tous les domaines ? Sur ces dilemmes repose le conflit entre pratique et théorie. Mais même si c’était la pensée seule qui était contradictoire, faudrait-il pour autant renoncer à raisonner ? 79 Partie 1 / Dialogues Les notions-outils Exemple : cas ou fait particulier entrant sous une catégorie générale de faits du même ordre. Catégorie : concept général regroupant un ensemble d’idées ou de faits d’un genre identique. Analyse : opération intellectuelle ou matérielle consistant à décomposer un tout pour en dissocier les éléments constitutifs. Synthèse : opération intellectuelle ou matérielle qui pose ensemble ou réunit ce qui se présente d’abord comme dissocié. Problématique : formulation d’une série de questions ou d’hypothèses reliées entre elles, propres à faire surgir un problème fondamental. Ensemble qui représente la difficulté globale et les enjeux de la réflexion ainsi donnée. Question ou proposition de nature paradoxale qui soulève un problème de fond. Dialectique : processus de pensée qui prend en charge des propositions apparemment contradictoires et se fonde sur ces contradictions afin de faire émerger de nouvelles propositions. Ces nouvelles propositions permettent de réduire, de résoudre ou d’expliciter les contradictions initiales. Logique : cohérence d’un raisonnement, absence de contradiction. Déterminer les conditions de validité des raisonnements est l’une des fonctions de la logique, science qui a pour objet les jugements par lesquels on distingue le vrai du faux. Expliquer : faire ressortir d’une idée ou d’un fait ce qui est implicite. Clarifier, en indiquant les causes, en donnant des détails, en analysant, en développant le contenu. Justifier : prouver la vérité d’une proposition douteuse, la rendre légitime par des explications ou une démonstration. 8 Illusion de synthèse Problématique 23 : La raison peut-elle être inconsciente ? (texte p. 112) Perte de l’unité Problématique 6 : Suffit-il de percevoir pour savoir ? Problématique 13 Irrationnel : Qualité de ce qui ignore la raison, contraire à la raison ; ce qui ne peut être expliqué ou justifié. Idée réductrice Raison et jugement VICTOR – J’ai l’impression de ne pas avoir abouti lors de notre dernier dialogue. HÉLOÏSE – De quelle manière ? VICTOR – D’un côté la raison, de l’autre l’expérience sensible. Il me semble pourtant que l’un ne va pas sans l’autre. Placer côte à côte deux éléments différents en les déclarant indissociables ne suffit pas. Il faudrait articuler la nécessité du lien entre eux. HÉLOÏSE – L’intention est très sympathique, mais comment les réunir ? VICTOR – Je ne sais pas, mais on a besoin des deux. HÉLOÏSE – Analysons le problème. VICTOR – Je crois que la raison, ce n’est pas seulement pour la géométrie. C’est aussi pour le quotidien. On raisonne pour comprendre la réalité. HÉLOÏSE – Dans quel but ? VICTOR – Dans aucun but, je crois que l’être humain est fait ainsi. Même s’il ne s’en rend pas compte, même s’il ne le veut pas. ➝ CITATION 1 La proposition précédente « On raisonne pour comprendre la réalité » a été oubliée et abandonnée alors qu’il s’agissait de la développer. D’où la contradiction avec la réponse « aucun but ». HÉLOÏSE – Alors pourquoi affirmes-tu : « On raisonne pour comprendre la réalité » ? VICTOR – J’ai été trop rapide, tu as raison. En fait je veux dire que la raison, c’est comme les sens. On raisonne et on perçoit les choses, naturellement, et ça nous sert à connaître la réalité. On a besoin des deux pour connaître. ➝ CITATIONS 2 ET 3 HÉLOÏSE – Donc c’est uniquement pour connaître ? VICTOR – Je ne vois rien d’autre. La connaissance comme but exclusif de la raison et des sens est une perspective qui limite ces facultés, comme nous le verrons plus loin. HÉLOÏSE – Tu dois être une encyclopédie vivante ! VICTOR – Pourquoi te moques-tu de moi ? 80 81 Partie 1 / Dialogues Dialogue 8 / Raison et jugement HÉLOÏSE – Tout ton être est donc tourné exclusivement vers la connaissance ? VICTOR – La raison nous dicte ce qui est bien et mal par exemple. C’est la morale. HÉLOÏSE – Et le sensible ? VICTOR – Mais non bien sûr ! HÉLOÏSE – Vers quoi d’autre alors ? Problématique 24 : Faut-il opposer raisonner et agir ? (texte p. 113) Illusion de synthèse VICTOR – Vers l’action aussi. Mais ça va ensemble, agir et connaître, action et raison ! ➝ CITATIONS 4 ET 5 Affirmer qu’agir et connaître vont ensemble sans proposer aucun argument, et sans nullement envisager leur potentiel contradictoire, est assez présomptueux. Problématique 16 : Percevoir, est-ce seulement recevoir ? (texte p. 104) Problématiques 11, 24 HÉLOÏSE – En es-tu certain ? VICTOR – En fait non, j’ai encore une fois été un peu vite en affaire. HÉLOÏSE – Alors cette action ? Problématique 7 : La raison opposet-elle les hommes plus que les sens ? (texte p. 97) Problématiques 11, 16, 24 VICTOR – C’est vrai que la raison nous fait agir, contrairement au sensible qui perçoit. Les sens nous donnent des informations, et la raison, plus subjective, en tire des conclusions qui servent à agir. ➝ CITATIONS 6 ET 7 HÉLOÏSE – Comment opère la raison ? Problématique 1 : La raison se résumet-elle à des arguments ? (texte p. 92) Problématiques 2, 19 Certitude dogmatique VICTOR – Non, il est passif. Problématique 17 : Sommes-nous prisonniers de nos sens ? (texte p. 105) Problématiques 16, 23 VICTOR – Finalement ils se ressemblent beaucoup. Ils nous donnent tous deux des informations, ils nous guident, ils agissent sur nous et nous font agir. Mais je crois quand même que c’est surtout la raison qui nous dit ce que nous devons faire et surtout le sensible qui agit. HÉLOÏSE – Comment cela ? 82 VICTOR – Il ne faut pas juger ! Si on juge, la discussion n’est plus possible : on va finir par se disputer. Juger, ce n’est pas raisonner, c’est croire, car on ne donne pas de raisons. ➝ CITATIONS 10 ET 11 L’interdiction de juger ne peut être acceptée comme telle, sans un minimum de justification. HÉLOÏSE – D’où tiens-tu cette idée ? VICTOR – Tu devrais être d’accord avec moi là-dessus. Juger, c’est avoir des préjugés, c’est-à-dire avoir des idées préconçues ; ce n’est pas raisonner. HÉLOÏSE – Et pas le sensible ? VICTOR – Oui, nous l’avons déjà vu, le sensible nous fait agir aussi. D’ailleurs c’est avec nos mains que nous agissons très souvent, même pour écrire nos idées. Ce sont les organes des sens qui nous permettent le plus d’agir. Nos organes savent mieux que nous ce que nous devons faire : prends les réflexes par exemple. Comme la paupière qui se referme toute seule pour protéger l’œil. ➝ CITATION 8 HÉLOÏSE – Tu vois ici une différence entre la raison et le sensible ? VICTOR – Je dirais qu’ils émettent des jugements tous les deux, mais comme je l’ai déjà dit, je n’aime pas trop ce terme de jugement. HÉLOÏSE – Et pourquoi donc ? VICTOR – Elle nous indique ce qu’il vaut mieux faire. HÉLOÏSE – Et si une épine te pique ? VICTOR – Le sensible nous dit ce qui est bon et mauvais pour nous. En fin de compte c’est un peu pareil. Les deux nous font agir, ils nous guident, mais pas de la même manière. ➝ CITATION 9 HÉLOÏSE – Qu’ont-ils en commun ? Fausse évidence L’équivalence entre « juger » et « préjugés » ainsi que l’opposition entre « juger » et « raisonner » ne peuvent être présentées comme des évidences. HÉLOÏSE – Comment arrives-tu à une telle certitude ? VICTOR – Cela paraît pourtant évident, et tellement vrai ! HÉLOÏSE – N’est-ce pas un jugement, que d’affirmer cela ? VICTOR – Peut-être, mais je ne dis pas que c’est bien ou mal. Il n’y a pas de jugement moral dans mes paroles. Glissement de sens Une équivalence est établie entre « jugement » et « jugement moral », ce qui ne peut être accepté d’emblée, sans aucune justification. HÉLOÏSE – Mais qui a dit « moral » ? VICTOR – C’est vrai, tu as raison, mais en général, on met les deux ensemble. HÉLOÏSE – Et supposons que ce soit un jugement moral. Problématique 5 : La morale est-elle un produit de la raison ? VICTOR – On n’a pas le droit ! La morale, c’est contre la raison. ➝ CITATIONS 12 ET 13 83 Partie 1 / Dialogues Fausse évidence Dialogue 8 / Raison et jugement L’interdiction du jugement moral ne peut être décrétée ainsi, sans le moindre argument justificatif. HÉLOÏSE – Là encore, que viens-tu de faire, en interdisant le jugement moral ? VICTOR – Oui, mais je ne jugeais pas ta personne, uniquement ce que tu disais ! HÉLOÏSE – D’où tiens-tu à nouveau cette idée que tout jugement est automatiquement moral, et de plus qu’il porte sur la personne ? VICTOR – Là, j’avoue que je me sens un peu idiot. Mais c’est ce que tout le monde dit. H É L O Ï S E – Quant à la personne même, pourquoi n’aurions-nous pas le droit de la juger ? VICTOR – Parce que l’on tombe trop facilement dans les préjugés, dans le racisme, le sexisme… Glissement de sens Problématique 8 : Peut-on se fier à la raison ? (texte p. 98) Problématiques 3, 5 Précipitation Une série d’amalgames non justifiés est établie entre « juger une parole », « juger une personne », « préjugés », etc. HÉLOÏSE – Dis-moi… VICTOR – C’est bon ! Ne dis rien ! J’ai compris le problème, je sais déjà ce que tu vas me demander : « Et de quel droit etc., etc. ? » Pas vrai ? HÉLOÏSE – Alors, qu’en est-il du jugement ? VICTOR – En fait il nous permet de dire si les choses dont on parle sont bonnes ou mauvaises. HÉLOÏSE – Uniquement si elles sont bonnes ou mauvaises ? VICTOR – Non, aussi si elles sont vraies, si elles existent, si elles sont utiles, et des tas d’autres affirmations. Si elles sont belles aussi. HÉLOÏSE – Et comment juge-t-on ? VICTOR – On juge avec la raison, bien sûr ! Mais plus ou moins bien, et à tort souvent… ➝ CITATIONS 14 ET 15 La raison n’est pas l’unique moyen par lequel nous pouvons juger, ce que laissaient déjà entrevoir les propos tenus plus haut. Exemple : les sens, les préjugés. HÉLOÏSE – Pour dire si une chose est belle aussi ? VICTOR – Peut-être un peu, mais pour le beau, c’est surtout avec les yeux ou les oreilles que l’on juge. HÉLOÏSE – Donc ce sont les sens qui nous disent ce qui est beau ? 84 Problématique 25 : La saisie du beau peut-elle se passer de la raison ? (texte p. 114) VICTOR – En fait, je dirais que pour le beau, ce sont principalement les sens, l’immédiat, plutôt que la raison. ➝ CITATION 16 HÉLOÏSE – Donc les vaches apprécient la peinture, puisqu’elles ont des yeux ? VICTOR – Quel humour ! Mais il y a aussi le sentiment que l’on ressent devant un tableau, que les vaches n’ont pas, je crois. Sauf si ça représente un pré, peut-être ! HÉLOÏSE – Tu penses ? Problématique 14 : La raison est-elle une construction de l’esprit ? (texte p. 103) Problématiques 1, 9 Introduction d’un concept opératoire VICTOR – En fait je ne pense pas, car le tableau est une représentation. Il faut posséder l’intelligence pour aimer une représentation qui n’est pas la chose originale. Il faut faire des rapprochements, établir des liens. C’est ça la raison : découvrir les liens qui existent entre les choses. On pourrait dire leur raison d’être, leur cause, ce qui les a produites. ➝ CITATIONS 17 ET 18 L’hypothèse de « lien », de « rapprochement », permet d’expliquer le fonctionnement de la raison dans son rapport à la perception. HÉLOÏSE – Ces liens sont-ils toujours justes et appropriés ? VICTOR – D’accord, je te vois venir. Tu veux me faire dire que c’est la raison qui établit des liens entre les choses, et au moyen du jugement elle détermine si ces liens sont justes. Ainsi la raison et le jugement peuvent aller de pair ou s’opposer. Problématique accomplie Une problématique a été articulée pour distinguer « raison » et « jugement » et pour exprimer l’ambivalence de leur rapport. HÉLOÏSE – Et le sensible ? Problématique 19 : Est-il raisonnable de faire confiance à ses intuitions ? (texte p. 108) Problématiques 3, 14, 23 VICTOR – Je te dirais que le sensible nous permet la même chose. Par exemple il m’enseigne que les cactus piquent, et il me le rappelle si je l’oublie, chaque fois que je touche un cactus, par la douleur. Ou bien si je crois que je peux soulever un poids trop lourd pour moi. C’est comme si le monde raisonnait pour moi, et me le faisait savoir. Une sorte de raison extérieure, inconsciente pour moi. Ou comme l’intuition : je sais les choses sans savoir pourquoi je les sais. ➝ CITATION 19 HÉLOÏSE – S’agit-il toujours de la raison ? VICTOR – Oui, mais cette raison-là n’est peut-être pas moins vraie que la raison qui démontre, elle est peut-être même plus efficace, parce qu’elle s’impose à nous. 85 Partie 1 / Dialogues Problématique 14 : La raison est-elle une construction de l’esprit ? (texte p. 103) Problématique 3 Problématique 12 : La raison est-elle insensible ? (texte p. 102) Problématiques 8, 23 Problématique 22 : La raison est-elle facteur de liberté ? (texte p. 111) Problématiques 8, 24 Dialogue 8 / Raison et jugement HÉLOÏSE – Alors où se trouve la raison ? V ICTOR – Elle est dans la tête, mais elle est aussi à l’extérieur. Je crois même que c’est ça la vraie raison. Ce sont les raisons pour lesquelles les choses arrivent. Ce sont les causes des choses. Et ces raisons-là souvent, on ne les connaît pas. On n’en connaît que des petits bouts. ➝ CITATION 20 HÉLOÏSE – Je vois que tu es lancé ! Mais je crois que tu as une autre idée derrière la tête. VICTOR – Oui, mais je n’ose pas la dire car tu ne seras pas d’accord. HÉLOÏSE – Prends le risque. VICTOR – La raison que vous aimez tant, vous les philosophes, me paraît un peu aveugle. Elle ignore le monde, elle ignore trop les sens et les sentiments, elle est insensible et en plus elle se croit infaillible. ➝ CITATION 21 HÉLOÏSE – Faut-il l’ignorer pour autant ? VICTOR – Je n’ai pas dit cela ! HÉLOÏSE – Que dis-tu alors ? VICTOR – Qu’il faut s’en méfier, c’est tout. HÉLOÏSE – Est-ce bien tout ? VICTOR – Je n’ai rien dit d’autre. HÉLOÏSE – Peut-être, mais que faire si ce que tu dis est vrai ? VICTOR – Tu vois, c’est ça qui me gêne avec la raison. HÉLOÏSE – Quoi donc ? VICTOR – On a l’impression que l’on peut nous faire dire n’importe quoi. On se sent comme un enfant, toujours pris au dépourvu. C’est agaçant ! HÉLOÏSE – Je ne comprends pas. VICTOR – Mais si, tu comprends, très bien même. Tu veux me faire dire que si on se méfie de la raison et qu’elle est dangereuse, il faut la connaître, la mettre en pratique afin de l’améliorer et être libre. On n’en sort pas, et c’est exactement là où tu veux me faire arriver. J’ai l’impression d’être dans un jeu d’échecs, tellement chaque idée est surveillée. Les mots et les idées coûtent cher avec toi ! ➝ CITATION 22 HÉLOÏSE – Les mots et les idées coûtent cher, voilà une idée qui n’est pas déplaisante ! Et les sens ? 86 VICTOR – C’est vrai qu’eux aussi coûtent cher. Mais là, on fait déjà naturellement plus attention. HÉLOÏSE – Crois-tu ? Les échos des philosophes ➝ LES NUMÉROS DES CITATIONS RENVOIENT AU DIALOGUE. 1- « Toujours et partout, en quelque temps ou lieu qu’il s’exerce, l’entendement cherche aussitôt lui-même, de tous côtés, la raison pour laquelle ce qu’il rencontre est tel qu’il est. » HEIDEGGER, Le Principe de raison, 1957. 2- « Une intelligence d’homme doit s’exercer selon ce que l’on appelle Idée, en allant d’une multiplicité de sensations vers une unité, dont l’assemblage est acte de réflexion. » P LATON , Phèdre, IVe s. av. J.-C. 3- « C’est donc en vain que nous prétendrons déterminer un seul événement ou conclure une cause ou un effet sans l’aide de l’observation et de l’expérience. » HUME, Enquête sur l’entendement humain, 1748. 4- « Agir, en cette acception forte et complète, c’est chercher l’accord du connaître, du vouloir et de l’être. » BLONDEL, Bulletin de société française de philosophie, 1902. 5- « Originellement, nous ne pensons que pour agir. C’est dans le moule de l’action que notre intelligence a été coulée. La spéculation est un luxe, tandis que l’action est une nécessité. » BERGSON, L’Évolution créatrice, 1907. 6- « Il nous faut maintenant un critère qui permette de distinguer sûrement une connaissance pure de la connaissance empirique. L’expérience nous apprend bien que quelque chose est de telle ou telle manière, mais non point que cela ne peut être autrement. » KANT, Critique de la raison pure, 1781. 7- « Toutes nos connaissances viennent des sens, et particulièrement du toucher, parce que c’est lui qui instruit les autres. » CONDILLAC, Traité des animaux, 1754. 8- « Mais ce qui est plus grand, c’est – ce à quoi tu ne veux pas croire – ton corps et son grand système de raison : il ne dit pas moi, mais il est moi en agissant. » N IETZSCHE , Ainsi parlait Zarathoustra, 1891. 87 Partie 1 / Dialogues Dialogue 8 / Raison et jugement 9- « […] Tous les jugements que nous nous sommes accoutumés à confondre avec les impressions des sens […]. » CONDILLAC, Traité des sensations, 1754. 10- « L’homme est avant tout un animal qui porte des jugements. » NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, 1872. 11- « La puissance de bien juger et de distinguer le vrai d’avec le faux, qui est proprement ce qu’on nomme le bon sens ou la raison, est naturellement égale en tous les hommes. » DESCARTES, Discours de la méthode, 1637. 12- « La morale consiste à se savoir esprit et, à ce titre, obligé absolument ; car noblesse oblige. Il n’y a rien d’autre dans la morale que le sentiment de la dignité. » ALAIN, Lettres à Kant, (7e lettre). 13- « […] La morale des esclaves a toujours et avant tout besoin, pour prendre naissance, d’un monde opposé et extérieur… son action est foncièrement une réaction. » NIETZSCHE, La généalogie de la morale, 1887. 20- « L’homme, interprète et ministre de la nature, n’étend ses connaissances et son action qu’à mesure qu’il découvre l’ordre naturel des choses, soit par l’observation soit par la réflexion ; il ne sait et ne peut rien de plus. » BACON, Novum Organum, 1620. 21 - « L’homme, en vertu de la raison dont il est doué, a la faculté de sentir sa dignité dans la personne de son semblable comme dans sa propre personne […]. » PROUDHON, De la justice dans la révolution et dans l’Église, 1858. 22- « Car les erreurs de définition se multiplient d’elles-mêmes à mesure que le calcul avance, et elles conduisent les hommes à des absurdités qu’ils finissent par apercevoir, mais dont ils ne peuvent se libérer qu’en recommençant tout le calcul à partir du début, où se trouve le fondement de leurs erreurs. » HOBBES, Léviathan, 1651. En résumé… 14- « Le jugement n’est pas originellement la croyance qu’une chose est telle ou telle, mais la volonté qu’une chose soit telle et telle. » NIETZSCHE, La Naissance de la tragédie, 1872. 15- « L’union des représentations en une conscience, c’est le jugement. Penser, c’est donc juger […]. » KANT (1724-1804) 16- « L’agréable a une valeur même pour les animaux dénués de raison : la beauté n’a de valeur que pour les hommes, c’està-dire des êtres d’une nature animale, mais cependant raisonnables. » KANT, Critique de la faculté de juger, 1790. 17- « Toutes choses sont liées entre elles, et d’un nœud sacré ; et il n’y a presque rien qui n’ait des relations. » MARC AURÈLE, Pensées, IIe apr. J.-C. La fonction de la raison ne se limite pas à son pouvoir de connaissance, elle a aussi un usage pratique, c’est-à-dire qu’elle énonce également des règles de conduite, valables pour l’action. On l’oppose à la sensibilité, mais cette dernière nous fournit aussi des éléments utilisables pour régir nos comportements. Des jugements sont portés, fondés sur des rapports établis par la raison ou l’expérience, qui déterminent entre autres le bien et le mal, le vrai et le faux. La raison intervient également dans le domaine esthétique : elle se combine avec la sensation pour constituer notre expérience de la beauté. Mais si la raison est présente dans le monde, si elle en est la cohérence, mieux vaut se méfier de son apparente toute-puissance. Pour cela il s’agit de mieux la connaître et de la mettre en œuvre. 18- « Les phénomènes mêmes qui, en apparence, sont désordonnés et incertains, je veux dire les pluies, les nuages, les traits de la foudre […] n’arrivent pas sans raison, tout imprévus qu’ils soient. » SÉNÈQUE, De la providence, Ier s. apr. J.-C. 19- « Tous les êtres sont coordonnés ensemble, tous concourent à l’harmonie du même monde ; il n’y a qu’un seul monde, qui comprend tout, un seul Dieu, qui est dans tout, une seule matière, une seule loi, une raison commune à tous les êtres doués d’intelligence […]. » MARC AURÈLE, Pensées, IIe apr. J.-C. 88 Les notions-outils Jugement : Opération volontaire de la pensée posant, de façon affirmative ou négative, des relations entre des termes donnés. Le jugement peut être d’ordre moral, esthétique, intellectuel 89 Partie 1 / Dialogues ou autre. Il peut désigner également la faculté qui rend l’esprit capable de cette opération. Abstrait : se dit d’une idée, d’une qualité, extraite par la pensée d’une totalité dont elle fait partie, et hors de laquelle elle n’a pas d’existence réelle. Concret : se dit d’un objet, d’un être, qui peut être perçu par les sens. Renvoie au singulier plutôt qu’à la généralité. Représentation : Ce qui est présent à l’esprit, idée que l’on se fait d’une chose, distincte de celle-ci. Fait de produire une idée ou un objet tenant lieu d’un autre objet, auquel il renvoie. La représentation n’exige aucune ressemblance entre le représentant et le représenté, contrairement à la reproduction. Exemple : la balance représente, mais ne reproduit pas la Justice. 90 Partie 2 Textes En relation avec les problématiques mises au jour dans les dialogues. P a r t i e 2 / Te x t e s Problématique Schopenhauer L’Art d’avoir toujours raison (1864, posthume), trad. D. Miermont © Mille et une nuits, département Librairie Arthème Fayard, 2000, pp. 7-9. Problématiques 1 et 2 1 La raison se résume-t-elle à des arguments ? L a dialectique éristique est l’art de disputer, et ce de telle sorte que l’on ait toujours raison, donc per fas et nefas (c’est-à-dire par tous les moyens possibles). On peut en effet avoir objectivement raison quant au débat lui-même tout en ayant tort aux yeux des personnes présentes, et parfois même à ses propres yeux. En effet, quand mon adversaire réfute ma preuve et que cela équivaut à réfuter mon affirmation elle-même, qui peut cependant être étayée par d’autres preuves – auquel cas, bien entendu, le rapport est inversé en ce qui concerne mon adversaire : il a raison bien qu’il ait objectivement tort. Donc, la vérité objective d’une proposition et la validité de celle-ci au plan de l’approbation des opposants et des auditeurs sont deux choses bien distinctes. (C’est à cette dernière que se rapporte la dialectique.) D’où cela vient-il ? De la médiocrité naturelle de l’espèce humaine. Si ce n’était pas le cas, si nous étions foncièrement honnêtes, nous ne chercherions, dans tout débat, qu’à faire surgir la vérité, sans nous soucier de savoir si elle est conforme à l’opinion que nous avions d’abord défendue ou à celle de l’adversaire : ce qui n’aurait pas d’importance ou serait du moins tout à fait secondaire. Mais c’est désormais l’essentiel. La vanité innée, particulièrement irritable en ce qui concerne les facultés intellectuelles, ne veut pas accepter que notre affirmation se révèle fausse, ni que celle de l’adversaire soit juste. Par conséquent, chacun devrait simplement s’efforcer de n’exprimer que des jugements justes, ce qui devrait inciter à penser d’abord et à parler ensuite. Mais chez la plupart des hommes, la vanité innée s’accompagne d’un besoin de bavardage et d’une malhonnêteté innée. Ils parlent avant d’avoir réfléchi, et même s’ils se rendent compte après coup que leur affirmation est fausse et qu’ils ont tort, il faut que les apparences prouvent le contraire. Leur intérêt pour la vérité, qui doit sans doute être généralement l’unique motif les guidant lors de l’affirmation d’une thèse supposée vraie, s’efface complètement devant les intérêts de leur vanité : le vrai doit paraître faux et le faux vrai. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Un argument établit-il toujours la vérité ? 2 Quel but se propose-t-on lorsque l’on argumente ? 3 L’argumentation est-elle au service de la raison ? 92 Problématique Pascal Pensées (1657), texte établi par L. Brunschvicg, article IV n° 282, © GF-Flammarion, 1976. 2 La raison peut-elle faire l’économie de la croyance ? Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur ; c’est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c’est en vain que le raisonnement qui n’y a point part essaye de les combattre. [...] Nous savons que nous ne rêvons point ; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l’incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme qu’il y a espace, temps, mouvements, nombres, [est] aussi ferme qu’aucune de celles que nos raisonnements nous donnent. Et c’est sur ces connaissances du cœur et de l’instinct qu’il faut que la raison s’appuie, et qu’elle y fonde tout son discours. (Le cœur sent qu’il y a trois dimensions dans l’espace et que les nombres sont infinis ; et la raison démontre ensuite qu’il n’y a point deux nombres carrés dont l’un soit le double de l’autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent ; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies.) Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ses premiers principes, pour vouloir y consentir, qu’il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment de toutes les propositions qu’elle démontre, pour vouloir les recevoir. Cette impuissance ne doit donc servir qu’à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude, comme s’il n’y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n’en eussions, au contraire, jamais besoin, et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment ! Mais la nature nous a refusé ce bien ; elle ne nous a, au contraire, donné que très peu de connaissances de cette sorte ; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement. Et c’est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux, et bien légitimement persuadés. Mais ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la [leur] donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine, et inutile pour le salut. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 La raison peut-elle tout démontrer ? 2 Ce qui n’est pas démontré est-il moins certain ? 3 Pour quels objets en particulier devons-nous nous contenter d’une croyance ? 93 P a r t i e 2 / Te x t e s Problématiques 3 et 4 Problématique Malebranche De la recherche de la vérité (1674), 10e Éclaircissement, in Œuvres, tome I, « La Pléiade », © Gallimard, 1979, pp. 902-903. 3 La raison est-elle universelle ? I l n’y a personne qui ne convienne que tous les hommes sont capables de connaître la vérité ; et les philosophes même les moins éclairés, demeurent d’accord que l’homme participe à une certaine Raison qu’ils ne déterminent pas. C’est pourquoi ils le définissent animal RATIONIS particeps1 : car il n’y a personne qui ne sache du moins confusément, que la différence essentielle de l’homme consiste dans l’union nécessaire qu’il a avec la Raison universelle, quoiqu’on ne sache pas ordinairement quel est celui qui renferme cette Raison, et qu’on se mette fort peu en peine de le découvrir. Je vois par exemple que 2 fois 2 font 4, et qu’il faut préférer son ami à son chien ; et je suis certain qu’il n’y a point d’homme qui ne le puisse voir aussi bien que moi. Or je ne vois point ces vérités dans l’esprit des autres, comme les autres ne les voient point dans le mien. Il est donc nécessaire qu’il y ait une Raison universelle qui m’éclaire et tout ce qu’il y a d’intelligences. Car si la raison que je consulte n’était pas la même que celle qui répond aux Chinois, il est évident que je ne pourrais pas être aussi assuré que je le suis, que les Chinois voient les mêmes vérités que je vois. Ainsi la Raison que nous consultons quand nous rentrons dans nousmêmes, est une Raison universelle. Je dis quand nous rentrons dans nous-mêmes, car je ne parle pas ici de la raison que suit un homme passionné. Lorsqu’un homme préfère la vie de son cheval à celle de son cocher, il a ses raisons, mais ce sont des raisons particulières dont tout homme raisonnable a horreur. Ce sont des raisons qui dans le fond ne sont pas raisonnables, parce qu’elles ne sont pas conformes à la souveraine raison, ou à la Raison universelle que tous les hommes consultent. 1. L’animal qui a la raison en partage, qui participe de la raison. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Que veut montrer Malebranche à travers l’exemple des Chinois ? 2 Le mot « raison » a-t-il le même sens lorsque l’on parle d’être raisonnable ou d’avoir ses raisons ? 3 Qu’est-ce qui permet de différencier formellement la raison et les passions ? 94 Problématique Descartes Règles pour la direction de l’esprit (1628), trad. J. Sirven, © Vrin, 1970, pp. 11-13. 4 O L’argument d’autorité est-il conforme à la raison ? n doit lire les livres des Anciens, du moment qu’il est fort avantageux pour nous de pouvoir profiter des travaux d’un si grand nombre d’hommes, soit pour connaître les inventions déjà faites autrefois avec succès, soit aussi pour être informés de ce qu’il reste encore à trouver dans toutes les disciplines. Cependant, il y a péril extrême de contracter peut-être quelques souillures d’erreur en lisant ces livres trop attentivement, souillures qui s’attacheraient à nous, quelles que soient nos résistances et nos précautions. En effet, les écrivains ont d’ordinaire un esprit tel que, toutes les fois qu’ils se laissent entraîner par une crédulité irréfléchie à prendre dans une controverse une position critique, ils s’efforcent toujours de nous y attirer par les plus subtils arguments. Au contraire, chaque fois qu’ils ont eu le bonheur de trouver quelque chose de certain et évident, ils ne le montreraient jamais sans l’envelopper de divers ambages, dans la crainte apparemment de diminuer par la simplicité de leurs raisons le mérite de l’invention, ou bien parce qu’ils nous jalousent la franche vérité. Quand même ils seraient tous d’une noblesse et d’une franchise extrêmes, ne nous faisant jamais avaler de choses douteuses pour vraies, mais nous exposant tout de bonne foi, comme cependant à peine l’un avance-t-il une idée qu’un autre ne présente la contraire, nous ne saurions jamais lequel des deux croire. Et il ne servirait de rien de compter les suffrages pour suivre l’opinion garantie par le plus d’auteurs, car, s’il s’agit d’une question difficile, il est plus croyable que la vérité a été découverte par un petit nombre plutôt que par beaucoup. Même si tous étaient d’accord, leur enseignement ne nous suffirait pas : nous ne deviendrons jamais Mathématiciens, par exemple, bien que notre mémoire possède toutes les démonstrations faites par d’autres, si notre esprit n’est pas capable de résoudre toute sorte de problèmes ; nous ne deviendrons pas Philosophes, pour avoir lu tous les raisonnements de Platon et d’Aristote, sans pouvoir porter un jugement solide sur ce qui nous est proposé. Ainsi, en effet, nous semblerons avoir appris, non des sciences, mais des histoires. 95 P a r t i e 2 / Te x t e s Problématiques 5 et 7 Avez-vous compris l’essentiel ? Avez-vous compris l’essentiel ? 1 La lecture des Anciens permet-elle de former notre raison ? 2 Quelles sont les deux raisons principales pour lesquelles on ne peut pas se fier à l’autorité des Anciens ? 3 Si l’autorité des Anciens n’est pas suffisante, comment peut-on avancer dans la recherche de la vérité ? 1 En quel sens peut-on dire que la morale est rationnelle ? 2 En quel sens ne l’est-elle pas ? 3 Quel est le domaine où la rationalité et la logique sont réellement efficaces et suffisantes ? Problématique Problématique Bergson Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932), « Quadrige », © PUF, 8e éd., 2000, pp. 86-88. 5 L La morale est-elle un produit de la raison ? a vie morale sera une vie rationnelle. Tout le monde se mettra d’accord sur ce point. Mais de ce qu’on aura constaté le caractère rationnel de la conduite morale, il ne suivra pas que la morale ait son origine ou même son fondement dans la pure raison. La grosse question est de savoir pourquoi nous sommes obligés dans des cas où il ne suffit nullement de se laisser aller pour faire son devoir. Que ce soit alors la raison qui parle, je le veux bien ; mais si elle s’exprimait uniquement en son nom, si elle faisait autre chose que formuler rationnellement l’action de certaines forces qui se tiennent derrière elle, comment lutterait-elle contre la passion ou l’intérêt ? Le philosophe qui pense qu’elle se suffit à elle-même et qui prétend le démontrer, ne réussit dans sa démonstration que s’il réintroduit ces forces sans le dire […]. La prétention de fonder la morale sur le respect de la logique a pu naître chez des philosophes et des savants habitués à s’incliner devant la logique en matière spéculative et portés ainsi à croire qu’en toute matière, et pour l’humanité tout entière, la logique s’impose avec une autorité souveraine. Mais du fait que la science doit respecter la logique des choses et la logique en général si elle veut aboutir dans ses recherches, de ce que tel est l’intérêt du savant en tant que savant, on ne peut conclure à l’obligation pour nous de mettre toujours de la logique dans notre conduite, comme si tel était l’intérêt de l’homme en général ou même du savant en tant qu’homme. Notre admiration pour la fonction spéculative de l’esprit peut être grande ; mais quand des philosophes avancent qu’elle suffirait à faire taire l’égoïsme et la passion, ils nous montrent – et nous devons les en féliciter – qu’ils n’ont jamais entendu résonner bien fort chez eux la voix de l’un ni de l’autre. 96 Spinoza Traité de l’autorité politique (1677), in Œuvres complètes, trad. M. Francès, « La Pléiade », © Gallimard, 1954, pp. 920-921. 7 O La raison oppose-t-elle les hommes plus que les sens ? n ne saurait douter […] que les hommes sont nécessairement en proie aux sentiments. Du seul fait de leur constitution, ils plaignent leurs semblables malheureux, pour les envier au contraire lorsqu’ils les voient heureux, et ils sont plus enclins à la vengeance qu’au pardon ; d’autre part, chacun voudrait faire adopter aux autres sa règle personnelle de vie, leur faire approuver ce que lui-même approuve, rejeter ce que lui-même rejette ; or, puisque les hommes veulent ainsi se pousser à la première place, ils entrent en rivalité, ils tentent, dans la mesure de leur pouvoir, de s’écraser les uns les autres ; et le vainqueur, à l’issue de cette lutte, se glorifie plus d’avoir causé un préjudice à autrui, que d’avoir gagné quoi que ce soit pour soi-même. Sans doute, chacun, tout en agissant ainsi, reste bien convaincu que la religion lui enseigne des leçons toutes différentes : elle lui enjoint d’aimer son prochain comme soi-même, c’est-à-dire de se faire aussi ardent champion du droit d’autrui que du sien. Mais cette conviction est […] sans effet sur les sentiments. Tout au plus son influence se développe-t-elle au moment de la mort, lorsque la maladie a déjà triomphé même des sentiments et que l’être humain gît sans forces, ou bien dans les églises, lorsque les rapports d’homme à homme s’interrompent. Mais elle ne prévaut point dans les tribunaux ni les demeures des puissants, alors que le besoin s’en ferait tellement sentir. Nous avons montré, il est vrai, par ailleurs, que la raison est capable de mener un combat contre les sentiments et de les modérer considérablement. Toutefois, la voie indiquée par la raison nous est apparue très difficile. On n’ira donc pas caresser l’illusion qu’il serait possible d’amener la masse, ni les hommes engagés dans les affaires publiques, à vivre d’après la discipline exclusive de la raison. Sinon, l’on rêverait un poétique Âge d’or, une fabuleuse histoire. 97 P a r t i e 2 / Te x t e s Problématiques 8 et 9 Avez-vous compris l’essentiel ? Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Les sentiments opposent-ils nécessairement les hommes entre eux ? 2 La religion est-elle sans pouvoir sur les sentiments ? 3 La raison peut-elle opposer les hommes ? Problématique 8 1 Peut-on se fier à la raison lorsqu’il s’agit des vérités de la foi ? 2 La raison est-elle autonome ? 3 À quoi nous mènent, paradoxalement, le travail et la culture de la raison ? Peut-on se fier à la raison ? Problématique Montaigne Apologie de Raymond Sebond, édité par P. Mathias, in Essais (1580-1588), Livre II, chap. XII, © GF-Flammarion, 1999, pp. 128-130. 9 La raison est-elle réductible à la logique ? L a participation que nous avons à la connaissance de la vérité, quelle qu’elle soit, ce n’est pas par nos propres forces que nous l’avons acquise. Dieu nous a assez appris cela par les témoins qu’il a choisis du vulgaire, simples et ignorants, pour nous instruire de ses admirables secrets : notre foi, ce n’est pas notre acquêt1, c’est un pur présent de la libéralité d’autrui. Ce n’est pas par discours ou par notre entendement que nous avons reçu notre religion, c’est par autorité et par commandement étranger. La faiblesse de notre jugement nous y aide plus que la force, et notre aveuglement plus que notre clairvoyance. C’est par l’entremise de notre ignorance plus que notre science que nous sommes savants de ce divin savoir. Ce n’est pas merveille si nos moyens naturels et terrestres ne peuvent concevoir cette connaissance supernaturelle et céleste ; apportons-y seulement du nôtre l’obéissance et la sujétion. […] Si me faut-il voir enfin s’il est en la puissance de l’homme de trouver ce qu’il cherche, et si cette quête qu’il a employée depuis tant de siècles, l’a enrichi de quelque nouvelle force et de quelque vérité solide. Je crois qu’il me confessera, s’il parle en conscience, que tout l’acquêt qu’il a retiré d’une si longue poursuite, c’est d’avoir appris à reconnaître sa faiblesse. L’ignorance qui était naturellement en nous, nous l’avons, par longue étude, confirmée et avérée. Il est advenu aux gens véritablement savants ce qui advient aux épis de blé : ils vont s’élevant et se haussant, la tête droite et fière, tant qu’ils sont vides ; mais, quand ils sont pleins et grossis de grain en leur maturité, ils commencent à s’humilier et à baisser les cornes. Pareillement, les hommes ayant tout essayé et tout sondé, n’ayant trouvé en cet amas de science et provision de tant de choses diverses rien de massif et ferme, et rien que vanité, ils ont renoncé à leur présomption et reconnu leur condition naturelle. 1. Chose acquise. 98 Kant Critique de la raison pure (1781), trad. A. Tremesaygues et B. Pacaud, « Quadrige », © PUF, 6e éd., 2001, pp. 76-77. S i nous appelons sensibilité la réceptivité de notre esprit, le pouvoir qu’il a de recevoir des représentations en tant qu’il est affecté d’une manière quelconque, nous devrons en revanche nommer entendement le pouvoir de produire nous-mêmes des représentations ou la spontanéité de la connaissance. Notre nature est ainsi faite que l’intuition ne peut jamais être que sensible, c’est-à-dire ne contient que la manière dont nous sommes affectés par des objets, tandis que le pouvoir de penser l’objet de l’intuition sensible est l’entendement. Aucune de ces deux propriétés n’est préférable à l’autre. Sans la sensibilité, nul objet ne nous serait donné et sans l’entendement nul objet ne serait pensé. Des pensées sans contenu sont vides, des intuitions sans concepts, aveugles. Il est donc aussi nécessaire de rendre ses concepts sensibles (c’est-à-dire d’y ajouter l’objet dans l’intuition) que de se faire intelligibles ses intuitions (c’està-dire de les soumettre à des concepts). Ces deux pouvoirs ou capacités ne peuvent pas échanger leurs fonctions. L’entendement ne peut rien intuitionner, ni les sens rien penser. De leur union seule peut sortir la connaissance. Cela n’autorise cependant pas à confondre leurs attributions ; c’est, au contraire, une grande raison pour les séparer et les distinguer soigneusement l’un de l’autre. Ainsi distinguons-nous la science des règles de la sensibilité en général, c’est-à-dire l’Esthétique, de la science des règles de l’entendement en général, c’est-à-dire de la Logique. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 L’esprit est-il seulement un récepteur passif ? 2 Y a-t-il une logique des sensations ? 3 Les lois de la logique sont-elles suffisantes pour produire une connaissance ? 99 P a r t i e 2 / Te x t e s Problématiques 10 et 11 Problématique 10 Marx et Engels L a « conception » du monde sensible chez Feuerbach1 se borne, L’Idéologie allemande (1845-1846), trad. H. Auger, G. Badia, J. Baudrillard, R. Cartelle, © Éditions sociales, 1982, pp. 82-83. Le réel se réduit-il à ce que l’on perçoit ? d’une part, à la simple contemplation de ce dernier et, d’autre part, au simple sentiment. […] Dans le premier cas, dans la contemplation du monde sensible, il se heurte nécessairement à des objets qui sont en contradiction avec sa conscience et son sentiment, qui troublent l’harmonie de toutes les parties du monde sensible qu’il avait présupposée, surtout celle de l’homme et de la nature. Pour éliminer ces objets, force lui est de se réfugier dans une double manière de voir, il oscille entre une manière de voir profane qui n’aperçoit que « ce qui est visible à l’œil nu », et une manière de voir plus élevée, philosophique, qui aperçoit l’« essence » véritable des choses. Il ne voit pas que le monde sensible qui l’entoure n’est pas un objet donné directement de toute éternité et sans cesse semblable à lui-même, mais le produit de l’industrie et de l’état de la société, et cela en ce sens qu’il est un produit historique, le résultat de l’activité de toute une série de générations, dont chacune se hissait sur les épaules de la précédente, perfectionnait son industrie et son commerce et modifiait son régime social en fonction de la transformation des besoins. Les objets de la « certitude sensible » la plus simple ne sont eux-mêmes donnés à Feuerbach que par le développement social, l’industrie et les échanges commerciaux. On sait que le cerisier, comme presque tous les arbres fruitiers, a été transporté sous nos latitudes par le commerce, il y a peu de siècles seulement, et ce n’est donc que grâce à cette action d’une société déterminée à une époque déterminée qu’il fut donné à la « certitude sensible » de Feuerbach. 1. Philosophe allemand du XIXe siècle. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 L’esprit est-il satisfait par la simple contemplation du monde sensible ? 2 En quoi la vision philosophique du monde diffère-t-elle du sensualisme naïf ? 3 Qu’est-ce qui, dans le réel, échappe à la simple perception sensible ? 100 Problématique 11 Hume l semble évident que les hommes sont portés par un instinct ou par un préjugé naturel à accorder foi à leurs sens ; et que, sans aucun raisonnement, ou même presque avant d’employer notre raison, nous admettons toujours un univers extérieur qui ne dépend pas de notre perception, mais qui existerait même si nous et toute créature sensible étions absents ou annihilés. Les créatures animales ellesmêmes sont gouvernées par une opinion semblable et conservent cette croyance aux objets extérieurs dans toutes leurs pensées, dans tous leurs desseins et dans toutes leurs actions. Il semble aussi évident que, lorsque les hommes suivent ce puissant et aveugle instinct naturel, ils admettent toujours que les images mêmes, que présentent les sens, sont les objets extérieurs, et ils n’entretiennent aucun soupçon que celles-là soient seulement des représentations de ceux-ci. Cette table même, que nous voyons blanche et que nous sentons dure, nous croyons qu’elle existe indépendamment de notre perception, nous croyons qu’elle est quelque chose d’extérieur à notre esprit qui la perçoit. Notre présence ne lui confère pas l’existence ; notre absence ne l’anéantit pas. Elle conserve une existence invariable et entière, indépendante de la situation des êtres intelligents qui la perçoivent ou la contemplent. Mais cette opinion universelle et primitive de tous les hommes est bientôt détruite par la plus légère philosophie, qui nous apprend que rien ne peut jamais être présent à l’esprit qu’une image ou une perception et que les sens sont seulement des guichets à travers lesquels ces images sont introduites, sans qu’ils soient capables de produire un rapport immédiat entre l’esprit et l’objet. La table que nous voyons semble diminuer quand nous nous en éloignons ; mais la table réelle, qui existe indépendamment de nous, ne souffre pas de modification ; ce n’était donc que son image qui était présente à l’esprit. Tels sont les décrets évidents de la raison ; aucun homme qui réfléchit n’a jamais douté de ce que les existences, que nous considérons quand nous disons cette maison et cet arbre, ne sont rien que des perceptions dans l’esprit, des copies flottantes et des représentations d’autres existences qui restent invariables et indépendantes C’est à ce point, alors, que nous sommes forcés par le raisonnement de contredire les premiers instincts naturels, à nous en séparer et à embrasser un nouveau système sur l’évidence de nos sens. Enquête sur l’entendement humain (1748), Section XII, 1re partie, trad. P. Baranger, P. Saltel, © GF-Flammarion, 1983, pp. 233-234. I 101 Doit-on opposer raison et sensible ? P a r t i e 2 / Te x t e s Problématiques 12, 14 et 15 Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Quel double préjugé la philosophie s’efforce-t-elle de combattre ? 2 Notre esprit perçoit-il, à proprement parler, des choses extérieures ? 3 Quel argument rationnel prouve que la sensation ne révèle pas la vraie nature des objets ? Problématique 12 Rousseau E n effet, la commisération sera d’autant plus énergique que l’ani- Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755), 1re partie, « Les Intégrales de Philo », © Nathan, 1998, p. 74. La raison est-elle insensible ? mal spectateur s’identifiera plus intimement avec l’animal souffrant : or il est évident que cette identification a dû être infiniment plus étroite dans l’état de nature que dans l’état de raisonnement. C’est la raison qui engendre l’amour propre, et c’est la réflexion qui le fortifie ; c’est elle qui replie l’homme sur lui-même ; c’est elle qui le sépare de ce qui le gêne et l’afflige : c’est la philosophie qui l’isole : c’est par elle qu’il dit en secret, à l’aspect d’un homme souffrant, péris si tu veux, je suis en sûreté. Il n’y a plus que les dangers de la société entière qui troublent le sommeil tranquille du philosophe, et qui l’arrachent de son lit. On peut impunément égorger son semblable sous sa fenêtre ; il n’a qu’à mettre ses mains sur ses oreilles et s’argumenter un peu pour empêcher la nature qui se révolte en lui de l’identifier avec celui qu’on assassine. L’homme sauvage n’a point cet admirable talent ; et faute de sagesse et de raison, on le voit toujours se livrer étourdiment au premier sentiment de l’humanité. Dans les émeutes, dans les querelles des rues, la populace s’assemble, l’homme prudent s’éloigne : c’est la canaille, ce sont les femmes des halles, qui séparent les combattants, et qui empêchent les honnêtes gens de s’entr’égorger. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 La pitié est-elle un sentiment rationnel ? 2 À quelle condition peut-on éprouver de la pitié pour autrui ? 3 La raison peut-elle nous prémunir contre l’égoïsme ? Problématique 14 Hegel [...] a philosophie, précisément parce qu’elle est la découverte du rationnel, est aussi du même coup la compréhension du présent et du réel, et non la construction d’un au-delà qui serait Dieu sait où – ou plutôt dont on peut dire où il se trouve, c’est-à-dire dans l’erreur d’une façon de raisonner partielle et vide […]. Ce qui est rationnel est réel, Ce qui est réel est rationnel. C’est là la conviction de toute conscience non prévenue, comme la philosophie, et c’est à partir de là que celle-ci aborde l’étude du monde de l’esprit comme celui de la nature. Si la réflexion, ou le sentiment ou quelque autre forme que ce soit de la subjectivité consciente considèrent le présent comme vain, se situent au-delà de lui et croient en savoir plus long que lui, ils ne porteront que sur ce qui est vain et, parce que la conscience n’a de réalité que dans le présent, elle ne sera alors elle-même que vanité. Si, inversement, l’Idée passe [vulgairement] pour ce qui n’est qu’une idée ou une représentation dans une pensée quelconque, la philosophie soutient, au contraire, qu’il n’y a rien de réel que l’Idée. Il s’agit, dès lors, de reconnaître, sous l’apparence du temporel et du passager, la substance qui est immanente et l’éternel qui est présent. Le rationnel est le synonyme de l’Idée. Principes de la philosophie du droit (1821), Préface, trad. R. Derathé, © Vrin, 1975, pp. 54-56. L Avez-vous compris l’essentiel ? 1 La raison doit-elle s’occuper du réel ou de l’idéal ? 2 Quelle fausse conception de l’idéal, de l’idée, est ici critiquée par Hegel ? 3 Quel risque encourt une pensée qui voudrait dépasser le réel ? Problématique 15 Pascal magination. – C’est cette partie dominante dans l’homme, cette maîtresse d’erreur et de fausseté, et d’autant plus fourbe qu’elle ne l’est pas toujours ; car elle serait règle infaillible de vérité, si elle l’était infaillible du mensonge. Mais, étant le plus souvent fausse, elle ne donne aucune marque de sa qualité, marquant du même caractère le vrai et le faux. Pensées (1657), texte établi par L. Brunschvicg, article II n° 82, © GF-Flammarion, 1976. 102 La raison est-elle une construction de l’esprit ? I 103 L’imagination est-elle incompatible avec la raison ? P a r t i e 2 / Te x t e s Problématiques 16 et 17 Je ne parle pas des fous, je parle des plus sages ; et c’est parmi eux que l’imagination a le grand don de persuader les hommes. La raison a beau crier, elle ne peut mettre le prix aux choses. Cette superbe puissance, ennemie de la raison, qui se plaît à la contrôler et à la dominer, pour montrer combien elle peut en toutes choses, a établi dans l’homme une seconde nature. Elle a ses heureux, ses malheureux, ses sains, ses malades, ses riches, ses pauvres ; elle fait croire, douter, nier la raison ; elle suspend les sens, elle les fait sentir ; elle a ses fous et ses sages : et rien ne nous dépite davantage que de voir qu’elle remplit ses hôtes d’une satisfaction bien autrement pleine et entière que la raison. Les habiles par imagination se plaisent tout autrement à eux-mêmes que les prudents ne se peuvent raisonnablement plaire. Ils regardent les gens avec empire ; ils disputent avec hardiesse et confiance ; les autres, avec crainte et défiance, et cette gaieté de visage leur donne souvent l’avantage dans l’opinion des écoutants, tant les sages imaginaires ont de faveur auprès des juges de même nature. Elle ne peut rendre sages les fous ; mais elle les rend heureux, à l’envi de la raison qui ne peut rendre ses amis que misérables, l’une les couvrant de gloire, l’autre de honte. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Peut-on dire que l’imagination pervertit l’homme ? 2 Raisonner peut-il nous permettre d’échapper au pouvoir de l’imagination ? 3 L’imagination se contente-t-elle de reproduire les données des sens ? Problématique 16 Descartes […] orsque je vois un bâton, il ne faut pas s’imaginer qu’il sorte de lui de petites images voltigeantes par l’air, appelées vulgairement des espèces intentionnelles, qui passent jusques à mon œil, mais seulement que les rayons de la lumière réfléchis de ce bâton excitent quelques mouvements dans le nerf optique, et par son moyen dans le cerveau même, ainsi que j’ai amplement expliqué dans la Dioptrique1. Et c’est en ce mouvement du cerveau, qui nous est commun avec les bêtes, que consiste le premier degré du sentiment. De ce premier suit le second, qui s’étend seulement à la perception de la couleur et de la lumière qui est réfléchie de ce bâton, et qui provient de ce Réponse aux sixièmes objections aux Méditations métaphysiques, (1641), in Œuvres et lettres, « La Pléiade », © Gallimard, 1953, pp. 539-540. 1. Étude de la réfraction de la lumière. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Quel est l’enjeu de la thèse que défend Descartes pour expliquer la sensation visuelle ? 2 Les qualités sensibles perçues avec les objets appartiennent-elles réellement à ces objets ? 3 À quel signe remarque-t-on qu’on n’a plus affaire à une perception passive, mais qu’il y a une intervention de l’entendement ? Problématique 17 Sommes-nous prisonniers de nos sens ? Locke upposons donc qu’au commencement l’âme est ce qu’on appelle une table rase, vide de tous caractères, sans aucune idée, quelle qu’elle soit. Comment vient-elle à recevoir des idées ? […] D’où puise-t-elle tous ces matériaux qui sont comme le fond de tous ses raisonnements et de toutes ses connaissances ? À cela je réponds en un mot, de l’Expérience : c’est là le fondement de toutes nos connaissances, et c’est de là qu’elles tiennent leur première origine. Les observations que nous faisons sur les objets extérieurs et sensibles, ou sur les opérations intérieures de notre âme, que nous apercevons et sur lesquelles nous réfléchissons nous-mêmes, fournissent à notre esprit les matériaux de toutes ses pensées. Ce sont là les deux Percevoir, est-ce seulement recevoir ? L 104 que l’esprit est si intimement conjoint avec le cerveau, qu’il se ressent même et est comme touché par les mouvements qui se font en lui : et c’est tout ce qu’il faudrait rapporter au sens, si nous voulions le distinguer exactement de l’entendement. Car, que de ce sentiment de la couleur, dont je sens l’impression, je vienne à juger que ce bâton qui est hors de moi est coloré, et que de l’étendue de cette couleur, de sa terminaison et de la relation de sa situation avec les parties de mon cerveau, je détermine quelque chose touchant la grandeur, la figure et la distance de ce même bâton, quoiqu’on ait accoutumé de l’attribuer au sens, et que pour ce sujet je l’aie rapporté à un troisième degré de sentiment, c’est néanmoins une chose manifeste que cela ne dépend que de l’entendement seul. Et même j’ai fait voir dans la Dioptrique, que la grandeur, la distance et la figure ne s’aperçoivent que par le raisonnement, en les déduisant les unes des autres. Essai philosophique concernant l’entendement humain (1689), chapitre I, livre 2e, trad. P. Coste, © Vrin, 1983, p. 61. S 105 P a r t i e 2 / Te x t e s Problématiques 17 et 18 sources d’où découlent toutes les idées que nous avons, ou que nous pouvons avoir naturellement. Et premièrement nos Sens étant frappés par certains objets extérieurs, font entrer dans notre âme plusieurs perceptions distinctes des choses, selon les diverses manières dont ces objets agissent sur nos Sens. C’est ainsi que nous acquérons les idées que nous avons du blanc, du jaune, du chaud, du froid, du dur, du mou, du doux, de l’amer, et de tout ce que nous appelons qualités sensibles. Nos Sens, dis-je, font entrer toutes ces idées dans notre âme, par où j’entends qu’ils font passer des objets extérieurs dans l’âme, ce qui y produit ces sortes de perceptions. Et comme cette grande source de la plupart des idées que nous avons, dépend entièrement de nos Sens, et se communique par leur moyen à l’Entendement, je l’appelle SENSATION. L’autre source d’où l’Entendement vient à recevoir les idées, c’est la perception des opérations de notre âme sur les idées qu’elle a reçues par les Sens : opérations qui, devenant l’objet des réflexions de l’âme, produisent dans l’Entendement une autre espèce d’idées, que les Objets extérieurs n’auraient pu lui fournir : telles que sont les idées de ce qu’on appelle apercevoir, penser, douter, croire, raisonner, connaître, vouloir, et toutes les différentes actions de notre âme, de l’existence desquelles étant pleinement convaincus, parce que nous les trouvons en nous-mêmes, nous recevons par leur moyen des idées aussi distinctes que celles que les Corps produisent en nous, lorsqu’ils viennent à frapper nos Sens. C’est là une source d’idées que chaque Homme a toujours en lui-même ; et quoique cette Faculté ne soit pas un Sens, parce qu’elle n’a rien à faire avec les objets extérieurs, elle en approche beaucoup, et le nom de Sens intérieur ne lui conviendrait pas mal. Mais comme j’appelle l’autre source de nos Idées sensation, je nommerai celle-ci RÉFLEXION, parce que l’âme ne reçoit par son moyen que les idées qu’elle acquiert en réfléchissant sur ses propres opérations. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Que suggère Locke à travers l’image de la « table rase » ? 2 Nos perceptions se limitent-elles aux données des sens ? 3 Qu’y a-t-il de commun entre la sensation et la pensée ? 106 Problématique 18 Alain On soutient communément que c’est le toucher qui nous ins- Éléments de philosophie (1941), « Folio/Essais », © Gallimard, 1996, pp. 28-29. La raison modifie-t-elle la perception sensorielle ? truit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n’en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique. Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d’autres exemples, car cette analyse conduit fort loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus il est assez clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et marqué de points noirs. Je ne le vois jamais en même temps de partout, et jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps, pas plus du reste que je ne les vois égales en même temps. Mais pourtant c’est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches. Et je vois cette chose même que je touche. Platon, dans son Théèthète, demandait par quel sens je connais l’union des perceptions des différents sens en un seul objet. Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces. On ne fera pas difficulté d’admettre que c’est là une opération d’entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l’ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement, l’idée qu’elles sont six, c’est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l’œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction d’entendement […] et que l’esprit le plus raisonnable y met de lui-même bien plus qu’il ne croit. […] Et nous voilà déjà mis en garde contre l’idée naïve dont je parlais. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Quelle idée commune Alain se propose-t-il de combattre ici ? 2 Quel rôle joue l’entendement dans la perception ? 3 Pourquoi l’exemple du dé est-il particulièrement bien choisi ? 107 P a r t i e 2 / Te x t e s Problématiques 19 et 20 Problématique 19 Bergson […] enser intuitivement, c’est penser en durée. L’intelligence part ordinairement de l’immobile, et reconstruit tant bien que mal le mouvement avec des immobilités juxtaposées. L’intuition part du mouvement, le pose ou plutôt l’aperçoit comme la réalité même, et ne voit dans l’immobilité qu’un moment abstrait, instantané pris par notre esprit sur la mobilité. L’intelligence se donne ordinairement des choses, entendant par là du stable, et fait du changement un accident qui s’y surajouterait. Pour l’intuition, l’essentiel est le changement : quant à la chose, telle que l’intelligence l’entend, c’est une coupe pratiquée au milieu du devenir et érigée par notre esprit en substitut de l’ensemble. La pensée se représente ordinairement le nouveau comme un nouvel arrangement d’éléments préexistants ; pour elle rien ne se perd, rien ne se crée. L’intuition, attachée à une durée qui est croissance, y perçoit une continuité ininterrompue d’imprévisible nouveauté. [...] Le concept qui est d’origine intellectuelle est tout de suite clair, au moins pour un esprit qui pourrait donner l’effort suffisant, tandis que l’idée issue d’une intuition commence d’ordinaire par être obscure, quelle que soit la force de notre pensée. C’est qu’il y a deux espèces de clarté. Une idée neuve peut être claire parce qu’elle nous présente, simplement arrangés dans un nouvel ordre, des idées élémentaires que nous possédions déjà. Notre intelligence, ne trouvant alors dans le nouveau que de l’ancien, se sent en pays de connaissance ; elle est à son aise ; elle « comprend ». Telle est la clarté que nous désirons, que nous recherchons, et dont nous savons gré à celui qui nous l’apporte. Il en est une autre, que nous subissons, et qui ne s’impose d’ailleurs qu’à la longue. C’est celle de l’idée radicalement neuve et absolument simple qui capte plus ou moins une intuition. Comme nous ne pouvons la reconstituer avec des éléments préexistants, puisqu’elle n’a pas d’éléments, et comme, d’autre part, comprendre sans effort consiste à recomposer le nouveau avec de l’ancien, notre premier mouvement est de la dire incompréhensible. Mais acceptons-la provisoirement, promenons-nous avec elle dans les divers départements de notre connaissance : nous la verrons, elle obscure, dissiper des obscurités. Par elle, des problèmes que nous jugions insolubles vont se résoudre, ou plutôt se dissoudre, soit pour disparaître définitivement soit pour se poser autrement. La Pensée et le Mouvant (1938), « Quadrige », © PUF, 14e éd., 2000, pp. 30-32. Est-il raisonnable de faire confiance à ses intuitions ? P 108 Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Qu’est-ce qui distingue l’intuition et la connaissance rationnelle lorsqu’il s’agit de penser le temps ? 2 La connaissance rationnelle ou intellectuelle est-elle plus claire que l’intuition ? 3 La connaissance rationnelle est-elle plus simple que l’intuition ? Problématique 20 Leibniz Il naît une question, si toutes les vérités dépendent de l’expé- Nouveaux Essais sur l’entendement humain (1703), Préface, © GF-Flammarion, 1990, pp. 34-35. La raison provient-elle de l’expérience sensible ? rience, c’est-à-dire de l’induction et des exemples, ou s’il y en a qui ont encore un autre fondement. Car si quelques événements se peuvent prévoir avant toute épreuve qu’on en ait faite, il est manifeste que nous y contribuons quelque chose du nôtre. Les sens, quoique nécessaires pour toutes nos connaissances actuelles, ne sont point suffisants pour nous les donner toutes, puisque les sens ne donnent jamais que des exemples, c’est-à-dire des vérités particulières ou individuelles. Or tous les exemples qui confirment une vérité générale, de quelque nombre qu’ils soient, ne suffisent pas pour établir la nécessité universelle de cette même vérité, car il ne suit point que ce qui est arrivé arrivera de même. Par exemple les Grecs et les Romains et tous les autres peuples ont toujours remarqué qu’avant le décours de 24 heures, le jour se change en nuit, et la nuit en jour. Mais on se serait trompé si l’on avait cru que la même règle s’observe partout ailleurs, puisque depuis on a expérimenté le contraire dans le séjour de Nova Zembla1. Et celuilà se tromperait encore qui croirait que, dans nos climats du moins, c’est une vérité nécessaire et éternelle qui durera toujours, puisqu’on doit juger que la terre et le soleil même n’existent pas nécessairement, et qu’il y aura peut-être un temps où ce bel astre ne sera plus, au moins dans la présente forme, ni tout son système. D’où il paraît que les vérités nécessaires, telles qu’on les trouve dans les mathématiques pures et particulièrement dans l’arithmétique et dans la géométrie, doivent avoir des principes dont la preuve ne dépende point des exemples, ni par conséquent du témoignage des sens, quoique sans les sens on ne se serait jamais avisé d’y penser. C’est ce qu’il faut bien distinguer, et c’est ce qu’Euclide a si bien compris, qu’il démontre souvent par la raison ce qui se voit assez par l’expérience et les images sensibles. 1. Nouvelle Zélande. 109 P a r t i e 2 / Te x t e s Problématiques 21 et 22 Car s’ils comprenaient les choses, elles auraient, comme le prouve la mathématique, je ne dis pas le pouvoir d’attirer, mais du moins celui de convaincre tout le monde. Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Y a-t-il une contradiction entre les données des sens et la certitude rationnelle ? 2 Les données sensibles sont-elles suffisantes ? 3 Dire que les sens donnent des vérités « particulières » revient-il à dire que ces données sont purement subjectives ? Problématique 21 Spinoza [ ertaines] notions ne sont que des façons d’imaginer qui affectent diversement l’imagination ; et pourtant les ignorants les considèrent comme les attributs principaux des choses, parce qu’ils croient que toutes choses ont été faites pour eux ; et ils disent que la nature d’une chose est bonne ou mauvaise, saine ou corrompue, selon la manière dont ils en sont affectés. Par exemple, si le mouvement que les nerfs reçoivent des objets représentés grâce aux yeux, contribue à la santé, on dit beaux les objets qui en sont cause, tandis qu’on dit laids ceux qui provoquent un mouvement contraire. Ceux qui émeuvent la sensibilité par le nez, on les appelle odorants ou fétides ; ceux qui l’émeuvent par la langue, doux ou amers, ou insipides, etc. Ceux qui l’émeuvent par le toucher sont dits durs ou mous, rugueux ou lisses, etc. Et ceux enfin qui impressionnent les oreilles, on dit qu’ils produisent un bruit, un son ou une harmonie ; l’harmonie a fait perdre la raison aux hommes, n’ont-ils pas cru que Dieu aussi en était ravi ! Il y a même eu des philosophes pour croire que les mouvements célestes composent une harmonie. Tout cela montre assez que chacun a jugé des choses selon la disposition de son cerveau, ou plutôt a considéré comme les choses elles-mêmes les affections de son imagination. Aussi n’est-il pas étonnant (soit dit en passant) qu’il se soit élevé entre les hommes autant de controverses que nous en constatons, d’où est sorti enfin le scepticisme. Car bien que les corps humains se ressemblent et s’accordent en beaucoup de points, ils diffèrent cependant sur beaucoup d’autres, et, par la suite, ce qui paraît bon à l’un paraît mauvais à l’autre, ce qui est dans l’ordre pour l’un semble confus à l’autre, ce qui est agréable à l’un est désagréable à l’autre et ainsi du reste. […] Les hommes jugent des choses selon la disposition de leur cerveau et les imaginent plutôt qu’ils ne les comprennent par l’entendement. Éthique (1677), in Œuvres complètes, Livre I, Appendice, trad. R. Caillois, « La Pléiade », © Gallimard, 1955, pp. 352-353. C 110 Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Est-ce la raison qui est responsable des désaccords entre les hommes ? 2 Imaginer, est-ce une opération de notre raison ? 3 Les qualités sensibles appartiennent-elles réellement aux objets extérieurs ? Le sensible est-il une qualité des choses ou du corps ? Problématique 22 Kant es Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité à se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuffisance de l’entendement mais à une insuffisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières. Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les eut affranchis depuis longtemps d’une conduite étrangère, restent cependant volontiers toute leur vie dans un état de tutelle ; et qui font qu’il est si facile à d’autres de se poser comme leurs tuteurs. Il est si commode d’être sous tutelle. Si j’ai un livre qui a de l’entendement à ma place, un directeur de conscience qui a de la conscience à ma place, un médecin qui juge à ma place de mon régime alimentaire, etc., je n’ai alors pas moi-même à fournir d’efforts. Il ne m’est pas nécessaire de penser dès lors que je peux payer ; d’autres assumeront bien à ma place cette fastidieuse besogne. Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes (et parmi eux le beau sexe tout entier) tient ce pas qui affranchit de la tutelle pour très dangereux et de surcroît très pénible, c’est que s’y emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême bienveillance, se chargent de les surveiller. Après avoir abêti leur bétail et avoir empêché avec sollicitude ces créatures paisibles d’oser faire un pas sans la roulette d’enfant où ils les avaient emprisonnés, ils leur montrent ensuite le danger qui les menace s’ils essaient de marcher seuls. Or ce danger n’est sans Qu’est-ce que les Lumières ? (1784), trad. J.-F. Poirier et Fr. Proust, © GF-Flammarion, 1991, pp. 43-44. L 111 La raison est-elle facteur de liberté ? P a r t i e 2 / Te x t e s Problématiques 23 et 24 doute pas si grand, car après quelques chutes, ils finissent bien par apprendre à marcher ; un tel exemple rend pourtant timide et dissuade d’ordinaire de toute autre tentative ultérieure. Avez-vous compris l’essentiel ? Avez-vous compris l’essentiel ? 1 La raison dépend-elle du moi, de la conscience ? 2 Quel est la principale erreur de l’intelligence ? 3 Le langage, les mots sont-ils de bons guides pour raisonner ? 1 Les hommes veulent-ils toujours la liberté ? 2 Quelle est la cause première de la perte de liberté ? 3 Comment les autorités intellectuelles peuvent-elles imposer leur pouvoir ? Problématique Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra (1883-1885), « Des contempteurs du corps », trad. H. Albert, révisée par J. Lacoste, « Bouquins », © Robert Laffont, 1993, pp. 308-309. 23 La raison peut-elle être inconsciente ? C’est aux contempteurs du corps que je veux dire leur fait. Ils ne doivent pas changer de doctrine et d’enseignement, mais seulement dire adieu à leur propre corps – et ainsi devenir muets. « Je suis corps et âme » – ainsi parle l’enfant. Et pourquoi ne parlerait-on pas comme les enfants ? Mais celui qui est éveillé et conscient dit : Je suis corps tout entier et rien autre chose ; l’âme n’est qu’un mot pour une parcelle du corps. Le corps est une grande raison, une multiplicité avec un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger. Instrument de ton corps, telle est aussi ta petite raison que tu appelles « esprit », mon frère, petit instrument et petit jouet de ta grande raison. Tu dis « moi » et tu es fier de ce mot. Mais ce qui est plus grand, c’est – ce à quoi tu ne veux pas croire – ton corps et sa grande raison : il ne dit pas moi, mais il est moi. Ce que les sens éprouvent, ce que reconnaît l’esprit, n’a jamais de fin en soi. Mais les sens et l’esprit voudraient te convaincre qu’ils sont la fin de toute chose : tellement ils sont vains. Les sens et l’esprit ne sont qu’instruments et jouets : derrière eux se trouve encore le soi. Le soi, lui aussi, cherche avec les yeux des sens et il écoute avec les oreilles de l’esprit. Toujours le soi écoute et cherche : il compare, soumet, conquiert et détruit. Il règne, et domine aussi le moi. Derrière tes sentiments et tes pensées, mon frère, se tient un maître plus puissant, un sage inconnu – il s’appelle soi. Il habite ton corps, il est ton corps. Il y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse. Et qui donc sait pour quoi ton corps a précisément besoin de ta meilleure sagesse ? 112 Problématique 24 Épictète Quand un homme se vante d’être à même de comprendre et Manuel (130 apr. J.-C.), in Les Stoïciens, trad. J. Pépin, « La Pléiade », © Gallimard, 1962, pp. 1130-1131. Faut-il opposer raisonner et agir ? d’expliquer les livres de Chrysippe1, dis à part toi : « Si Chrysippe n’avait pas écrit obscurément, en voici un qui n’aurait pas de quoi se vanter. » Quant à moi, qu’est-ce que je veux ? Comprendre la nature, et la suivre. Je cherche donc qui est celui qui l’explique ; ayant entendu dire que c’est Chrysippe, je vais à lui. Mais je ne comprends pas ses écrits ; je cherche donc qui les explique. Jusqu’ici, rien encore de glorieux. Mais, quand j’ai trouvé l’auteur de l’explication, il reste à mettre en pratique les préceptes : voilà bien la seule chose glorieuse. Si c’est l’explication même que j’admire, qu’est-ce que cela signifie, sinon que j’ai fait de moi un grammairien au lieu d’un philosophe, à cette différence près qu’au lieu d’Homère, j’explique Chrysippe. Plutôt donc que de me vanter, quand on me dit : « Commente-moi Chrysippe », je rougis, si je ne peux pas montrer une conduite qui ressemble et s’accorde à ses enseignements. […] La première et la plus nécessaire partie de la philosophie, c’est celle qui traite de la mise en pratique des principes, par exemple : ne pas mentir ; la deuxième, celle qui traite des démonstrations, par exemple : d’où il vient qu’il ne faut pas mentir ; la troisième, celle qui les fonde et en ordonne les articulations, par exemple : d’où vient-il qu’il y a là une démonstration ? Qu’est-ce qu’une démonstration ? une conséquence ? une opposition ? Qu’est-ce que le vrai ? Le faux ? Ainsi, la troisième partie tire sa nécessité de la deuxième, et la deuxième de la première ; la plus nécessaire, celle où il faut s’arrêter, c’est la première. Nous, nous faisons l’inverse : c’est à la troisième partie que nous nous attardons, à elle que va tout notre effort ; de la première, nous nous désintéressons totalement. Résultat : nous mentons, mais la démonstration qu’il ne faut pas mentir, nous l’avons toute prête. 1. Chrysippe, philosophe grec (277-205 avant J.-C.), est l’un des fondateurs de l’école stoïcienne, à laquelle Epictète appartient. 113 P a r t i e 2 / Te x t e s Liste des problématiques Avez-vous compris l’essentiel ? 1 Quelle tentation convient-il d’éviter lorsque nous raisonnons ou lisons un philosophe ? 2 L’enchaînement logique du savoir correspond-il aux exigences de l’action ? 3 La raison contredit-elle ou empêche-t-elle l’action ? Les problématiques apparaissent dans plusieurs dialogues et sont généralement illustrées par un texte portant le même numéro que la problématique. Ne l’oublions pas, ces problématiques se recoupent parfois. Elles peuvent donc se remplacer les unes les autres, ou se cumuler en une même proposition. 1 La raison se résume-t-elle à des arguments ? • Dialogues 1, 2, 5, 6, 7, 8 • Texte : Schopenhauer Problématique 25 Platon l faut pardonner ces longueurs au souvenir et au regret de ces visions célestes. Je reviens à la beauté. Nous l’avons vue alors, je l’ai dit, resplendir parmi ces visions ; retombés sur la terre nous la voyons par le plus pénétrant de tous les sens effacer tout de son éclat. La vue est, en effet, le plus subtil des organes du corps ; cependant elle ne perçoit pas la sagesse ; car la sagesse susciterait d’incroyables amours si elle présentait à nos yeux une image aussi claire que celle de la beauté, et il en serait de même de toutes les essences dignes de notre amour. La beauté seule jouit du privilège d’être la plus visible et la plus charmante. Mais l’homme dont l’initiation est ancienne ou qui s’est laissé corrompre a peine à remonter d’ici-bas, dans l’autre monde, vers la beauté absolue, quand il contemple sur terre une image qui en porte le nom. Aussi, loin de sentir du respect à sa vue, il cède à l’aiguillon du plaisir et, comme une bête, il cherche à la saillir et à lui jeter sa semence, et dans la frénésie de ses approches il ne craint ni ne rougit de poursuivre une volupté contre nature. Mais celui qui a été récemment initié, qui a beaucoup vu dans le ciel, aperçoit-il en un visage une heureuse imitation de la beauté divine ou dans un corps quelques traits de la beauté idéale, aussitôt il frissonne et sent remuer en lui quelque chose de ses émotions d’autrefois ; puis, les regards attachés sur le bel objet, il le vénère comme un dieu, et, s’il ne craignait de passer pour frénétique, il lui offrirait des victimes comme à une idole ou à un dieu. e Phèdre (IV s. av. J.-C.), trad. É. Chambry, © GF-Flammarion, 1992, pp. 147-148. La saisie du beau peut-elle se passer de la raison ? I Avez-vous compris l’essentiel ? 1 La saisie du beau est-elle plus immédiate que celle de la sagesse ? 2 À quelle tentation nous expose l’impression immédiate que suscite la beauté ? 3 Comment peut-on mieux apprécier les belles choses ? 2 La raison peut-elle faire l'économie de la croyance ? • Dialogues 1, 2, 5, 7, 8 • Texte : Pascal 3 La raison est-elle universelle ? • Dialogues 1, 5, 6, 7, 8 • Texte : Malebranche 4 L'argument d'autorité est-il conforme à la raison ? • Dialogues 1, 2, 5, 6 • Texte : Descartes 5 La morale est-elle un produit de la raison ? • Dialogues 1, 5, 6, 8 • Texte : Bergson 6 Suffit-il de percevoir pour savoir ? • Dialogues 1, 2, 3, 4, 6, 8 7 La raison oppose-t-elle les hommes plus que les sens ? • Dialogues 1, 2, 6, 8 • Texte : Spinoza 8 Peut-on se fier à la raison ? • Dialogues 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 • Texte : Montaigne 9 La raison est-elle réductible à la logique ? • Dialogues 1, 2, 4, 7, 8 • Texte : Kant 10 Le réel se réduit-il à ce que l'on perçoit ? • Dialogues 1, 2, 3, 4, 6, 7 • Texte : Marx et Engels 11 Doit-on opposer raison et sensible ? • Dialogues 2, 3, 4, 6, 7, 8 • Texte : Hume 12 La raison est-elle insensible ? • Dialogues 2, 6, 8 • Texte : Rousseau 13 La raison se suffit-elle à elle-même ? • Dialogues 2, 3, 4, 5, 6, 7, 8 14 La raison est-elle une construction de l'esprit ? • Dialogues 2, 4, 5, 6, 7, 8 • Texte : Hegel 114 115 Liste des remarques méthodologiques 15 L'imagination est-elle incompatible avec la raison ? • Dialogues 2, 6 • Texte : Pascal Nous rencontrons deux catégories de remarques méthodologiques : obstacle et résolution. Les différents obstacles ou résolutions établis sont parfois assez proches les uns des autres. Ils se recoupent, et peuvent donc se remplacer, ou se cumuler en un même endroit. 16 Percevoir, est-ce seulement recevoir ? • Dialogues 2, 3, 4, 8 • Texte : Descartes 17 Sommes-nous prisonniers de nos sens ? • Dialogues 2, 3, 4, 8 • Texte : Locke 18 La raison modifie-t-elle la perception sensorielle ? • Dialogues 2, 3, 4 • Texte : Alain Obstacles 1 19 Est-il raisonnable de faire confiance à ses intuitions ? • Dialogues 3, 5, 6, 7, 8 • Texte : Bergson 20 La raison provient-elle de l'expérience sensible ? • Dialogues 3, 4 • Texte : Leibniz 21 Le sensible est-il une qualité des choses ou du corps ? • Dialogues 3, 6 • Texte : Spinoza Glissement de sens : dialogues 1, 6, 8 Transformation d’une proposition ou d’une idée, s’effectuant subrepticement et insensiblement par la conversion de cette idée ou de cette proposition en une formulation voisine proche, mais de sens substantiellement différent. Exemple : Transformer la proposition « L’être humain est doué de raison » en la proposition « L’être humain est raisonnable ». (Voir Précipitation, Emportement émotionnel) 22 La raison est-elle un facteur de liberté ? • Dialogues 3, 5, 6, 8 • Texte : Kant Indétermination du relatif : dialogues 1, 3, 7 Refus de répondre, d’expliquer une idée ou de la mettre à l’épreuve, en invoquant la multiplicité indéterminée des points de vue subjectifs possibles. 23 La raison peut-elle être inconsciente ? • Dialogues 3, 7, 8 • Texte : Nietzsche Exemple : À la question « La raison libère-t-elle l’homme ? », répondre simplement que cela dépend de chacun et du point de vue où l’on se place. (Voir Concept indifférencié) 24 Faut-il opposer raisonner et agir ? • Dialogues 3, 5, 7, 8 • Texte : Épictète 2 3 25 La saisie du beau peut-elle se passer de la raison ? • Dialogues 5, 8 • Texte : Platon Fausse évidence : dialogues 1, 2, 3, 6, 8 Fait de considérer comme indiscutable un lieu commun, un propos banal, justifié d’emblée par son apparente évidence, évidence qui relève de la prévention, du préjugé ou de l’absence de pensée. Exemple : Considérer d’emblée pour acquise la proposition suivante : « On ne peut pas avoir raison contre tout le monde ». On pourrait citer comme contre-exemple l’apparition de toute nouvelle découverte scientifique importante. (Voir Certitude dogmatique, Alibi du nombre, Emportement émotionnel, Opinion reçue) 26 Peut-on parler de conflit entre la raison et les passions ? • Dialogues 5, 7 4 Certitude dogmatique : dialogues 1, 2, 4, 6, 8 Attitude de l’esprit qui juge incontestable une idée particulière et se contente de l’énoncer hâtivement, voire de la réitérer, sans chercher à la justifier, sans en creuser les présupposés et les conséquences, sans tenter de la mettre à l’épreuve ni d'envisager une hypothèse contraire. Défaut de la pensée qui interdit toute possibilité de problématique. Exemple : Lorsque quelqu’un affirme que « La raison nous empêche d’être libre » sans envisager en quoi « La raison est libératrice » ; par exemple, elle nous libère de nos préjugés. (Voir Emportement émotionnel, Fausse évidence, Opinion reçue, Idée réductrice) 116 117 5 Alibi du nombre : dialogues 1, 4, 7 Référence à une prétendue multiplicité dont l’évocation est censée confirmer indubitablement une proposition exprimée au préalable. Exemples : « Tout le monde sait que la raison nous empêche d’être libre », « De nombreux exemples prouvent que la raison nous libère. » Le nombre dans sa généralité ne prouve rien en soi, à moins d’être précisé ou explicité. (Voir Certitude dogmatique, Fausse évidence, Opinion reçue) 6 Opinion reçue : dialogues 1, 4, 5, 6 Fait d’admettre une idée ou une proposition pour la seule raison qu’elle serait validée par l’autorité de la tradition, d’une habitude, du milieu social, d’un spécialiste, reconnu ou non, ou par l'évidence d'une quelconque « nature éternelle ». Exemple : Affirmer la proposition « La raison libère l’homme » en la justifiant seulement par des expressions du type : « L’histoire nous prouve que… », « Depuis l’Antiquité nous savons que… », « Le philosophe untel dit que… », « La société est fondée sur l’idée que… », etc. (Voir Alibi du nombre, Certitude dogmatique, Emportement émotionnel, Fausse évidence, Idée réductrice, Précipitation) 7 Emportement émotionnel : dialogues 1, 7 Moment de la réflexion où nos convictions nous conduisent à refuser l’analyse et la mise à l’épreuve de nos propos, afin de poursuivre notre discours sans envisager d’autres possibilités de sens. Exemple : Lorsque je soutiens l’idée « La raison empêche l’homme d’être libre » et que lancé dans mon discours, je ne réponds pas à l’objection suivante : « Cette proposition ne consistet-elle pas à défendre la loi du plus fort ? », soit parce que je refuse de répondre aux objections qui me sont faites, soit parce que je ne prends pas le temps de les formuler moi-même. (Voir Certitude dogmatique, Concept indifférencié, Idée réductrice, Fausse évidence, Idée réductrice) 8 Précipitation : dialogues 1, 2, 3, 4, 6, 7, 8 Attitude consistant à formuler une réponse hâtive, voire peu claire, sans avoir au préalable pris la peine d’identifier les divers facteurs pouvant intervenir dans la résolution de la question à traiter. Entraîne un risque de confusion et de contresens. Exemple : À la question « La raison libère-t-elle l’homme ? », répondre « L’homme est par nature doué de raison », sans prendre le temps d’expliquer en quoi cette réponse explique que la raison libère ou comment la raison pourrait représenter une contrainte. (Voir Glissement de sens, Certitude dogmatique, Emportement émotionnel) 9 Exemple inexpliqué : dialogues 2, 4, 5, 7 Utilisation abusive d’un exemple consistant à considérer que sa seule formulation sous forme narrative, ou même sa simple évocation, suffit à justifier une idée ou une thèse, sans que soit fournie l’analyse qui permettrait de démontrer l’intérêt et la portée de l’exemple en question. 118 Exemple : Lorsque pour défendre l’idée « La foi est contraire à la raison », je mentionne l’Inquisition sans donner aucune explication. (Voir Concept indifférencié, Fausse évidence, Idée réductrice) 10 Concept indifférencié : dialogues 1, 3, 6, 7 Utilisation imprécise et tronquée d’un concept, ayant pour conséquence d’engendrer une proposition qui n’est pas poussée jusqu’au bout, à la fois dans l’exploration de ses présupposés implicites et dans l’analyse de ses diverses conséquences possibles. La position adoptée n’est donc pas assumée dans sa logique argumentative complète. Exemple : « La raison n’est pas la connaissance ». Mais le terme connaissance renvoie-t-il ici à la connaissance sensible, à une érudition, à l’expérience ? La proposition varie énormément selon les diverses interprétations ; elles produisent différents sens qui peuvent radicalement s’opposer. (Voir Certitude dogmatique, Précipitation) 11 Idée réductrice : dialogues 2, 4, 5, 6, 8 Fait de choisir arbitrairement et de défendre un point de vue unique, qui s’avère incapable de prendre en compte l’ensemble des données d’une question ou d'un concept, en l’amputant ainsi de ses véritables enjeux. Justification d’une idée particulière, mais absence de position critique. Exemple : À la question « La raison libère-t-elle l’homme ? », répondre non et travailler uniquement à l’élaboration de ce point de vue. (Voir Certitude dogmatique, Emportement émotionnel, Fausse évidence, Opinion reçue) 12 Incertitude paralysante : dialogues 3, 7 Attitude de l’esprit inhibé dans la progression de sa réflexion, parce que deux ou plusieurs options contradictoires se présentent à lui, sans qu'aucune ne réussisse d’emblée à emporter son adhésion et sans qu'il ose se risquer à analyser les thèses en présence ou à articuler une problématique. Exemple : Énoncer d’abord l’idée que « La raison libère l’homme », ensuite que « La raison est une contrainte pour l’homme », puis simplement dire que l’on hésite et en conclure que le problème est difficile et que l’on ne peut pas trancher. (Voir Concept indifférencié, Difficulté à problématiser) 13 Illusion de synthèse : dialogues 1, 2, 6, 8 Refus de considérer séparément deux ou plusieurs composantes d’une idée en les maintenant dans une unité factice, ce qui empêche d’évaluer adéquatement leur dimension conflictuelle et de formuler une problématique prenant en charge ces divers aspects. Résolution superficielle d’une contradiction. Exemple : La proposition « À quelques exceptions près, on peut dire que la raison libère l’homme ». Il s’agit ici d’expliquer en quoi la raison libère l’homme et en quoi elle ne le libère pas, sans gommer la portée de ces exceptions, aussi rares soient-elles. (Voir Difficulté à problématiser, Perte de l’unité) 119 14 Perte de l’unité : dialogues 1, 3, 4, 5, 6, 7, 8 Oubli du lien entre les différents éléments constitutifs d’une réflexion, au profit d’une approche parcellaire et pointilliste et au détriment d’une prise en considération de l’unité d’ensemble du propos. Rupture de cohérence ou de logique dans un développement d’idées. Exemple : Si l’on énonce l’idée « La raison libère l’homme », objecter que la raison est une négation du sensible, de l’imagination ou de la foi, et répondre à ces objections. (Voir Suspension de jugement, Penser l’impensable) 4 Exemple : À la question « La raison libère-t-elle l’homme ? », traiter l’aspect psychologique et intellectuel, voire élaborer une problématique à ce propos, puis aborder l’angle moral de la question sans se soucier de relier ce nouvel aspect au travail déjà effectué. (Voir Difficulté à problématiser, Illusion de synthèse, Idée réductrice) Exemple : Si l’hypothèse de départ est l’idée que « La raison libère l’homme », tenter de justifier la position inverse : « La raison est une contrainte », même si cette proposition nous paraît aberrante. Ceci implique, par exemple, d'expliquer que la raison inhibe désirs et passions. (Voir Suspension de jugement, Position critique) 15 Difficulté à problématiser : dialogues 1, 2, 3, 5, 6, 7 Insuffisance d’une réflexion, qui, lorsqu’elle rencontre deux ou plusieurs propositions contradictoires sur un sujet donné, hésite ou se refuse à les articuler ensemble. Elle oscille dès lors entre l’une et l’autre, voire simplement les accole, sans chercher à les traiter et à les relier véritablement en produisant une problématique. Exemple : Les propositions « L’homme est libre grâce aux passions » et « Les passions empêchent l’homme d’être libre » sont énoncées tour à tour, ou accolées. On conclut simplement à une impossibilité de trancher, sans chercher à les articuler ensemble sous la forme d’une problématique, ce qui permettrait de vérifier sur quelle notion pivote l’opposition. Ainsi l’on pourrait proposer la formulation suivante : « Les passions libèrent l’homme dans la mesure où il peut encore les soumettre à l’épreuve critique de la raison. » (Voir Illusion de synthèse, Idée réductrice) Résolutions 1 2 5 Exemple analysé : dialogues 2, 3, 4, 5 Citer ou inventer, puis expliquer un exemple mettant en situation une problématique ou un concept, afin de les étudier, de les expliquer ou d’en vérifier la validité. Exemple : Si l’on veut défendre l’idée que « La logique est une contrainte pour l’homme, dans la mesure où elle est négation du désir », on peut citer l’exemple de l’artiste dont le fonctionnement ne saurait être réduit à la logique, et l’analyser. (Voir Achèvement d’une idée, Introduction d’un concept opératoire) Suspension du jugement : dialogues 2, 5, 7 Mise de côté temporaire de tout parti pris, afin d’énoncer et d’étudier les diverses possibilités de lecture d’une thèse ou d’une problématique. Introduction d’un concept opératoire : dialogues 1, 2, 3, 4, 6, 8 Introduction dans la réflexion d’une nouvelle notion ou idée permettant d’articuler une problématique ou d’éclairer le traitement d’une question. Le rôle d'un tel concept est d'éviter tout relativisme vide de sens comme « ça dépend », d’éclaircir les hypothèses, et d’établir des liens entre les idées. Exemple : Même si l’on pense que la logique est une contrainte, suspendre sa conviction afin d’étudier et de problématiser la question. (Voir Position critique, Penser l’impensable) Exemple : Pour justifier l’idée « La raison libère l’homme », introduire le concept de « maîtrise de soi » et l’expliciter. (Voir Achèvement d’une idée, Problématique accomplie) Achèvement d’une idée : dialogues 1, 2, 4, 5, 7 Étude et prise en charge des éléments importants d’une thèse, reconnaissance de ses présupposés ou de ses conséquences, explication de ses différents sens ou nuances. Exemple : Si l’on énonce l’idée « La raison libère l’homme », montrer les différents sens du terme raison, comme norme de l’esprit, comme ordre des choses, comme mode de connaissance, ou opter pour un de ces sens, en explicitant les conséquences. (Voir Problématique accomplie) 3 Penser l’impensable : dialogues 3, 4, 7 Imaginer et formuler une hypothèse, en analyser les implications et les conséquences, même si nos convictions a priori et notre raisonnement initial semblent se refuser à cette possibilité. Accepter une hypothèse qui s’impose à nous par la démonstration, même si intuitivement elle nous semble inacceptable. Position critique : dialogues 2, 4, 5 Soumettre à des questions ou à des objections une thèse, afin de l’analyser et de vérifier ses limites, ce qui permet de préciser son contenu, d’approfondir la compréhension de ses présupposés et de ses conséquences, et d’articuler une problématique. 120 6 7 Problématique accomplie : dialogues 1, 3, 4, 5, 8 Mise en rapport concise de deux ou plusieurs propositions distinctes ou contradictoires sur un même sujet, afin d’articuler une problématique ou de faire émerger un concept. La problématique peut prendre soit la forme d’une question, soit celle d’une proposition exprimant un problème, un paradoxe ou une contradiction. Exemple : Pour traiter la question du sensible, formuler deux propositions « Le sensible est le moyen premier d’accéder à la connaissance du monde » et « Nous sommes prisonniers de nos sens », puis articuler une problématique sous forme de question : « La connaissance sensible se suffit-elle à elle-même ? », ou sous forme d'affirmation : « Le sensible est une forme indispensable de connaissance qui ne se suffit pas à lui-même ». (Voir Achèvement d’une idée, Introduction d’un concept opératoire) 121 Index des notions-outils Les numéros renvoient aux dialogues. Les notions-outils sont généralement présentées en relation avec d’autres notionsoutils de nature contraire ou voisine, afin de les mettre en valeur et d’en préciser le sens et l’utilisation. Abstrait (8) Analyse (7) Argument (1) Argument d'autorité (6) Argumentation (1) Attention (3) Autorité (6) Empirique (2) Empirisme (4) Erreur (4) Évidence (2) Exemple (7) Expliquer (7) Faute (4) Catégorie (7) Cause (4) Certitude (2) Concept (5) Concret (8) Conscience (3) Conviction (1) Croyance (5) Général (6) Idée (5) Identité (4) Imagination (2) Immédiat (3) Induction (2) Intuition (3) Irrationnel (7) Déduction (2) Démonstration (1) Dialectique (7) Différence (4) Discuter (6) Discursif (3) Disputer (6) Distinction de raison (3) Distinction réelle (3) Dogmatisme (1) Jugement (8) Justifier (7) Logique (7) Mensonge (4) Morale (6) Normal (5) Objectif (5) Opinion (5) Opposition (4) Particulier (6) Passion (5) Persuasion (1) Préjugé (5) Preuve (1) Problématique (7) Raison (1) Rationalisme (4) Rationnel (2) Réceptivité (2) Réflexion (3) Relativisme (1) Représentation (8) Savoir (5) Scepticisme (1) Sensation (1) Sensibilité (1) Sentiment (5) Singulier (6) Spontanéité (2) Synthèse (7) Subjectif (5) Réponses aux questions sur les textes Texte 1 Schopenhauer 1 - Non, qu’il démontre ou réfute, il est souvent seulement apparent. Il persuade l’auditeur, persuasion qui n’est pas nécessairement fondée sur la vérité. 2 - Convaincre. Il s’agit plus souvent d’avoir raison, au moins en apparence, plutôt que de rechercher de façon désintéressée la vérité. 3 - Non, le plus souvent elle est malheureusement au service de la vanité. Texte 2 Pascal 1 - Non, certaines vérités sont l’objet d’une intuition du cœur et sont connues sans démonstration. 2 - Non, le cœur produit aussi des idées certaines. Il s’agit seulement de certitudes d’un autre ordre. 3 - Pour les vérités premières, principes qui sont des axiomes indémontrables, des évidences connues par simple intuition. Texte 3 Malebranche 1 - Que malgré les grandes différences culturelles entre les hommes, la raison reste la même pour tous. 2 - Non, dans le premier cas, la raison désigne une faculté, un pouvoir de penser que l’homme posséderait, alors que dans le second, la raison est l’argument, ou le motif, voire la cause de l’action. 3 - La raison est toujours universelle, les passions sont particulières : elles renvoient à un individu donné. Universel (6) Texte 4 Descartes 1 - Non, elle est insuffisante. Elle ne fait travailler que la mémoire, sans faire progresser notre pouvoir de bien juger. 2 - D’une part ils n’ont pas toujours été très clairs, ni parfois très sincères dans leurs écrits, d’autre part ils ne sont pas tous d’accord entre eux. 3 - En s’efforçant de cultiver son propre jugement. 122 123 Texte 5 Bergson 1 - Au sens où l’on peut toujours justifier rationnellement une conduite morale. 2 - La morale n’est pas rationnelle si l’on entend par là que les conduites morales ont la raison seule pour origine et pour motivation. 3 - Le domaine de la science, de la connaissance de la nature. Texte 7 Montaigne 1 - Non, car celles-ci ne peuvent nous être connues que grâce à une révélation divine. De plus, Dieu la réserve plutôt aux ignorants, aux simples. 2 - Non, la raison est plutôt passive, réceptive. La vérité s’impose à elle du dehors. 3 - Ils nous conduisent à reconnaître notre propre ignorance, à réaliser l’incapacité de la raison à découvrir, par elle-même, une quelconque vérité. Texte 9 Marx et Engels 1 - Non, parce que l’esprit découvre que le monde sensible n’est pas en accord avec ses principes. 2 - Le philosophe ne se contente pas de l’apparence des choses visibles, mais veut découvrir en elles leur essence. 3 - Ce qui échappe à la perception, c’est le réel en tant que résultat de l’activité humaine, la dimension historique de ce qui est donné aux sens. 124 1 - Celui qui prétend qu’il y a une réalité extérieure à nos perceptions et que ces perceptions sont l’image exacte de cette réalité. 2 - Non, car pour parler avec précision, l’esprit ne sent guère que ses propres sensations. 3 - Le fait que notre sensation peut changer alors que l’objet reste identique, comme dans l’exemple de la variation causée par la distance de l’objet. Texte 12 Rousseau 1 - Non, c’est un sentiment naturel, qu’on éprouve sans raisonner. 2 - À condition que nous soyons capables de nous identifier à celui qui souffre. 3 - Peut-être, mais c’est cette même raison qui en est l’origine. Elle ne corrigerait donc que son propre défaut. Texte 14 Hegel 1 - Du réel, c’est-à-dire de ce qui est effectivement. 2 - Ce que critique Hegel, c’est un idéal ou une idée qui serait au-delà de la réalité, qui serait autre chose que ce qui existe effectivement. L’idéal, c’est le réel, selon lui. 3 - Une pensée qui déserterait le réel risquerait d’être aussi désertée par lui. Elle ne viserait plus aucune réalité, et serait ainsi une pensée vide, une non-pensée. Kant 1 - Non, puisqu’il organise les données de la sensation. 2 - Non, elles sont en elles-mêmes sans logique, sans lien rationnel. C’est l’entendement qui doit introduire une logique en elles. 3 - Non, car l’entendement seul ne fournit que des formes vides, sans contenu, qui ne peuvent donc être un savoir réel. Texte 10 Hume Spinoza 1 - Oui, car par définition, un sentiment est ce que chacun éprouve pour lui-même et en lui-même, d’une façon propre, différente de celle des autres. 2 - Non, mais son pouvoir n’est guère durable et se limite à certaines circonstances de la vie. 3 - Non, puisque ce qui est rationnel, c’est ce qui est identique pour tous les hommes en tant qu’êtres doués de raison. Cependant, la raison a rarement une grande influence sur leur comportement. Texte 8 Texte 11 Texte 15 Pascal 1 - Oui, dans la mesure où sa nature d’être doué de raison en est affectée. 2 - Non, la raison elle-même est le jouet de l’imagination. 3 - Non, elle a la capacité d’inventer, de produire d’elle-même des sensations. Texte 16 Descartes 1 - Il n’y aurait pas de ressemblance entre notre sensation et l’objet perçu puisque ce qui agit sur notre système nerveux, les rayons de lumière, n’est pas une partie de l’objet perçu et n’a rien à voir avec lui. 2 - Non, puisque la sensation que nous éprouvons dépend aussi de la nature de notre sensibilité et de la constitution du cerveau. 3 - On le remarque lorsque intervient un jugement. 125 Texte 17 Locke 1 - L’idée d’un esprit qui serait, à l’origine, vierge, vide de toute sensation et dépourvu d’idées innées. 2 - Non, nous pouvons aussi percevoir nos idées, nos états intérieurs. 3 - Elles proviennent toutes deux de l’expérience, elles sont toutes deux des perceptions, c’est-à-dire que par elles notre esprit est affecté : il reçoit des impressions des objets extérieurs par la sensation et des impressions de ses opérations intérieures par la réflexion. Texte 21 1 - Non, ce sont les sens et l’imagination. 2 - Non, l’imagination n’est pas rationnelle, celui qui imagine ne s’appuie que sur des sensations. 3 - Non, elles ne sont que la résultante de l’action de ces corps extérieurs sur notre propre corps. Texte 22 Texte 18 Alain 1 - L’idée que percevoir serait une pure constatation, que la sensation serait neutre. 2 - Il permet de donner une unité, celle d’un objet, à des perceptions disparates. C’est un rôle de synthèse. 3 - Parce qu’il s’agit d’un objet que l’on ne peut jamais voir entièrement, puisque la face que nous regardons nous cache la face opposée. Saisir la totalité de l’objet suppose toujours que l’on ajoute quelque chose que l’on ne perçoit pas actuellement à ce que l’on perçoit effectivement, ce qui nécessite la raison. Texte 19 Bergson 1 - L’intuition pense la durée et le mouvement, le devenir, alors que la connaissance rationnelle préfère s’en tenir à l’instant, à la fixité, à l’immobile. 2 - Oui, car elle est plus facile à comprendre, puisqu’elle consiste à ramener l’inconnu au déjà connu, sous la forme d’un nouvel agencement d’idées déjà connues. 3 - Non, elle est plus complexe, puisqu’elle consiste à relier des éléments divers après les avoir décomposés ou analysés. L’intuition est plus synthétique : elle saisit un tout en une seule fois ; elle propose une idée simple, non décomposable. Texte 23 Nietzsche 1 - Non, la raison réside surtout dans le corps, défini comme une « grande raison ». L’esprit, la conscience, n’en sont que le jouet : la « petite raison ». 2 - Elle croit être sa propre finalité et celle de toute chose. 3 - Non, ils sont trompeurs. Il faudrait être muet pour entendre « la grande raison ». Texte 24 Epictète 1 - Celle qui consisterait à faire de cette réflexion un sujet d’érudition purement livresque, au lieu d’y voir un moyen d’améliorer effectivement notre conduite. 2 - Non, car la mise en pratique est logiquement la conséquence d’une connaissance rationnelle de la nature et de la pensée, mais dans la vie, l’action doit venir en premier, elle est ce qu’il y a de plus urgent. 3 - Non, elle la prépare et la légitime. Cependant, il arrive trop souvent que nous prenions la raison comme prétexte pour ne rien faire. Platon Leibniz 1 - Non, les données sensibles confirment en général la certitude rationnelle. 2 - Non, parce que ces données, bien que vraies, n’ont jamais un caractère de nécessité. Démontrer une propriété géométrique que l’on a observée avec ses yeux permet de s’assurer qu’il est bien nécessaire qu’il en soit ainsi, que ce n’est pas un hasard. 3 - Absolument pas. Cela signifie que seuls des faits particuliers, déterminés, qui ont lieu à un moment donné, dans un lieu donné, peuvent être l’objet d’une sensation. 126 Kant 1 - Non, le plus souvent ils préfèrent la servitude. 2 - Le manque de volonté pour raisonner par soi-même. 3 - Ce pouvoir leur est volontairement délégué par ceux qui leur obéissent. Texte 25 Texte 20 Spinoza 1 - Oui, parce que contrairement à la sagesse, la beauté est perceptible par la vue. 2 - À la tentation de succomber au désir charnel, à la possession physique. 3 - En se rappelant la beauté divine, la vérité originelle, dont elles sont l’imitation ou le reflet. 127 ">

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